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Haïti : guerre de l'eau à Cité Soleil
LE MONDE | 15.06.07 | 14h43
ENVOYÉ SPÉCIAL
Le château d'eau suinte, dessinant des traînées sur le béton poreux. Quatre fois par semaine, à Cité Soleil, ces traces d'humidité sont le signe béni que la citerne est pleine. Au pied du réservoir, un badge officiel épinglé sur un faux maillot de Manchester, Jean-Béliard Dutes, 60 ans, ouvre une à une les vannes avant que le contenu sous pression ne lui dégringole sur la tête.
La distribution commence. Plus vive que l'eau, la nouvelle se propage dans le plus grand bidonville de Port-au-Prince. Dans ce lieu d'inhumanité, s'entassent les pauvres parmi les pauvres d'Haïti, un pays où 80 % de la population vit avec moins de 2 dollars par jour. Ici, entre la mer des Caraïbes et la Nationale 1, ont échoué ceux qui touchent le fond de la misère.
Boire, cuisiner, se laver peut-être... De l'amoncellement des tôles surchauffées, de l'entrelacs des venelles insalubres, les femmes sortent avec des récipients. Quelques minutes plus tard, l'eau potable jaillit des 53 fontaines dispersées dans le ghetto. Derrière un abri grillagé, ouvrant et fermant les robinets, des préposés tentent de gérer la bousculade, de maîtriser les joutes verbales et parfois physiques. Il faudra deux heures à peine pour vider les 1 000 m 3 du château.
Mille mètres cubes et 53 points d'eau pour une population estimée entre 200 000 et 350 000 habitants. Dérisoire. Le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) estime à 6 litres la ration quotidienne par personne, soit trois fois moins que les minima de l'Organisation mondiale de la santé (OMS). Mais, à Cité Soleil, cette pénurie est un progrès. "Avant, nous pouvions rester deux ou trois mois sans eau", explique en créole Prosper Borgelin, dit "Gauché", 50 ans, un responsable de secteur.
L'eau a longtemps été contrôlée par les gangs, qui avaient mis le bidonville en coupe réglée. "Ils se partageaient les fontaines et percevaient une dîme", raconte Ugo Mora, délégué eau et assainissement du CICR. La société locale chargée de l'adduction n'osait plus s'aventurer dans ce coupe-gorge et, entre 2001 et 2006, n'a pas perçu le moindre centime de redevance. Régulièrement, des fusillades éclataient pour le contrôle du précieux liquide. Jean-Béliard Dutes a manqué perdre un oeil dans un de ces règlements de comptes. "Des gens sont morts en allant simplement chercher de l'eau", explique Ugo Mora.
Arrivé en 2004, le CICR a dû négocier avec les caïds le droit de restaurer le réseau. Aujourd'hui encore, le comité doit composer avec les captages sauvages gérés par des hommes de main. Entre 150 et 200 bassins privés détournent une partie de cette manne et enrichissent des malfrats. Le prix officiel est de 2 centimes d'euro le "bokit" (environ 20 litres), cinq à dix fois moins qu'au marché noir.
Cette bataille de l'eau est exemplaire de la guerre sans nom qui se déroule à Cité Soleil. Au plus fort des rivalités entre gangs, le dispensaire de la Croix-Rouge accueillait chaque jour 7 à 8 blessés par balles. "Nous avons l'habitude de travailler dans des pays en conflit. Ici, nous nous trouvons confrontés en temps de paix à une violence et une détresse comparables", explique Ugo Mora. La police nationale haïtienne a déserté l'endroit. A l'été 2006, deux agents qui s'étaient égarés dans les ruelles ont été assassinés d'une balle dans la tête.
Chargée de la sécurité, la Mission des Nations unies pour la stabilisation en Haïti (Minustah) tente progressivement de reprendre le contrôle de ce qui fut une zone de non-droit. Elle a conduit plusieurs raids ces derniers mois qui ont fait des dizaines de morts parmi les délinquants, les casques bleus, mais aussi la population civile.
Le 9 février, 700 soldats de l'ONU appuyés par des hélicoptères ont ainsi mené une vaste opération. Des combats de rue à l'arme lourde, face à des groupes armés d'AK 47 ou de M 14. Un peu partout, les impacts de balles sont encore visibles : une porte garde une vingtaine de trous, une carcasse de voiture a été découpée à la mitraillette. Le château d'eau, moucheté d'éclats rebouchés à la hâte, n'a pas été épargné.
Le contingent brésilien a installé des camps retranchés au coeur du bidonville et conduit d'incessantes patrouilles dans des blindés légers qui frôlent les étals. Les casques bleus alternent les arrestations spectaculaires et les gestes promotionnels comme, ce jour-là, la distribution d'équipements de football aux deux équipes du faubourg. Les principaux chefs, comme Evans, Amaral ou Belony, ont été arrêtés ou sont en fuite. Ils prospéraient sur l'industrie du kidnapping, en nette régression ces derniers mois. Mais ici on n'aime guère médire de ces hors-la-loi, mi-héros, mi-démons. On se tait ou on préfère parler de "présumés gangs", signe que la peur n'a pas disparu.
Ils ont si longtemps régenté la vie du bidonville qu'on n'ose ici croire à leur fin. Les différents gouvernements se sont longtemps accommodés des pouvoirs parallèles à Cité Soleil. Le dictateur François Duvalier, dit Papa Doc, qui avait créé en 1960 cette zone, alors baptisée Cité Simone, du prénom de sa femme, puis son fils Jean-Claude, dit Bébé Doc, en avaient confié l'"administration" à leurs sbires, les "tontons macoutes".
Wilner Louis, 27 ans, était le fils de l'un d'eux. Son père fut lynché en 1986, à la chute du régime Duvalier. Arrivé au pouvoir, le Père Aristide a, à son tour, armé une milice particulière, les Chimères. Son parti, la Famille Lavalas, régnait sans partage sur Cité Soleil. Wilner Louis en faisait partie. "Au moins, Aristide s'occupait de nous", justifie-t-il. Lorsque "Titid" a été contraint de quitter le pouvoir, en 2004, ses hommes de main ont entretenu l'insécurité. "Ils voulaient déstabiliser le pays pour le ramener au pouvoir", explique l'avocat Thierry Fagart, directeur de la section des droits de l'homme de la Minustah.
Cité Soleil a massivement voté en 2006 pour René Préval, un ancien proche d'Aristide. Le nouveau président a tenté de négocier avec les chefs de gang. Les casques bleus restaient alors confinés dans leurs cantonnements. "C'était une période ambiguë, se souvient Thierry Fagart. En décembre, le président Préval a finalement donné l'autorisation de mettre en place des mesures fortes." Avec l'intervention musclée de l'ONU, le calme est revenu. "Les gens respirent un autre air", résume Wilner Louis. L'homme se dit toujours partisan d'Aristide, mais porte une casquette bleue de la Minustah. Les temps sont incertains.
"Le gouvernement ne fait rien", regrette Wilner. L'Etat est de fait absent. Les ONG gèrent l'urgence, hissent de grands drapeaux sur leurs véhicules quand ils pénètrent dans la zone. Médecins du monde ou Médecins sans frontières ont ouvert des dispensaires et forment des personnels médicaux. A l'école Terre promise, les tables portent le sigle de l'Unicef. "Yéle Haiti", l'association de Wyclef Jean, une star locale du hip-hop, a entrepris plusieurs chantiers.
Régulièrement, des plans d'aide sont annoncés. Début mai, l'ambassadrice des Etats-Unis est venue sous bonne escorte annoncer le déblocage de 20 millions de dollars pour la réhabilitation du bidonville. Mais, dans un pays encore classé parmi les trois plus corrompus de la planète, l'argent a tôt fait de s'égarer.
Seules les promesses arrivent jusqu'à Cité Soleil. Et aussi les eaux usées rejetées par les quartiers riches de Pétionville, en amont. Paul Philama, 50 ans, aimerait partir mais se retrouve englué dans cette misère poisseuse. L'homme a eu 9 enfants de deux unions, et vit dans un trois-pièces étouffant, loué 110 euros par an. "Avec la Minustah, c'est plus calme maintenant, reconnaît Paul. Mais nous n'avons toujours rien à manger." Renvoyé de son travail en février, il "se débrouille", vit de petits boulots qui lui permettent tout juste de ne pas mourir de faim. Une date est inscrite à la peinture sur le mur : le 14 août. Ce jour-là, le "propriétaire" viendra relever le loyer. Paul Philama sait déjà qu'il ne pourra pas payer. "Nous allons être expulsés."
Un peu plus loin, Alta Gracia, 25 ans, vit dans une situation tout aussi précaire. Ils sont 9 à vivre dans un taudis de 8 m2, avec pour tout ornement une vieille Bible en créole et une horloge publicitaire Maggi. Quand le soleil tape, l'endroit devient une fournaise. Quand il pleut, l'eau s'infiltre. Mère de 3 enfants - elle a eu le premier à 17 ans -, Alta Gracia vend à la sauvette des gobelets sur le marché. La jeune femme n'a même plus de rêve, juste l'espoir de "pouvoir manger demain".
"La situation s'est améliorée en matière de sécurité, constate Reynal Jolifils, un responsable social. Mais cela ne veut pas dire qu'on en a fini avec les gangs. Les sources de la violence sont encore là. La misère est toujours présente." "Si l'on n'aide pas les plus pauvres, cela repartira", confirme Thierry Fagart. "Les gens qui travaillaient pour les gangs sont toujours présents, même s'ils restent calmes", assure Holson Francique, 36 ans, qui travaille avec la Croix-Rouge.
Les anciens lieutenants attendent de prendre la succession, les jeunes désoeuvrés sont un vivier infini. Les armes à feu se taisent mais les attaques à l'arme blanche restent nombreuses. "Il y a régulièrement des lynchages", explique Prosper Borgelin. Alors paix ou trêve ? Le bidonville a déjà tant de fois cru se sortir du malheur. Ugo Mora n'est sûr que d'une chose : "Par son histoire, Cité Soleil est le baromètre de la situation politique en Haïti."
"Le gouvernement ne fait rien", regrette Wilner. L'Etat est de fait absent. Les ONG gèrent l'urgence, hissent de grands drapeaux sur leurs véhicules quand ils pénètrent dans la zone. Médecins du monde ou Médecins sans frontières ont ouvert des dispensaires et forment des personnels médicaux. A l'école Terre promise, les tables portent le sigle de l'Unicef. "Yéle Haiti", l'association de Wyclef Jean, une star locale du hip-hop, a entrepris plusieurs chantiers.
Régulièrement, des plans d'aide sont annoncés. Début mai, l'ambassadrice des Etats-Unis est venue sous bonne escorte annoncer le déblocage de 20 millions de dollars pour la réhabilitation du bidonville. Mais, dans un pays encore classé parmi les trois plus corrompus de la planète, l'argent a tôt fait de s'égarer.
Seules les promesses arrivent jusqu'à Cité Soleil. Et aussi les eaux usées rejetées par les quartiers riches de Pétionville, en amont. Paul Philama, 50 ans, aimerait partir mais se retrouve englué dans cette misère poisseuse. L'homme a eu 9 enfants de deux unions, et vit dans un trois-pièces étouffant, loué 110 euros par an. "Avec la Minustah, c'est plus calme maintenant, reconnaît Paul. Mais nous n'avons toujours rien à manger." Renvoyé de son travail en février, il "se débrouille", vit de petits boulots qui lui permettent tout juste de ne pas mourir de faim. Une date est inscrite à la peinture sur le mur : le 14 août. Ce jour-là, le "propriétaire" viendra relever le loyer. Paul Philama sait déjà qu'il ne pourra pas payer. "Nous allons être expulsés."
Un peu plus loin, Alta Gracia, 25 ans, vit dans une situation tout aussi précaire. Ils sont 9 à vivre dans un taudis de 8 m2, avec pour tout ornement une vieille Bible en créole et une horloge publicitaire Maggi. Quand le soleil tape, l'endroit devient une fournaise. Quand il pleut, l'eau s'infiltre. Mère de 3 enfants - elle a eu le premier à 17 ans -, Alta Gracia vend à la sauvette des gobelets sur le marché. La jeune femme n'a même plus de rêve, juste l'espoir de "pouvoir manger demain".
"La situation s'est améliorée en matière de sécurité, constate Reynal Jolifils, un responsable social. Mais cela ne veut pas dire qu'on en a fini avec les gangs. Les sources de la violence sont encore là. La misère est toujours présente." "Si l'on n'aide pas les plus pauvres, cela repartira", confirme Thierry Fagart. "Les gens qui travaillaient pour les gangs sont toujours présents, même s'ils restent calmes", assure Holson Francique, 36 ans, qui travaille avec la Croix-Rouge.
Les anciens lieutenants attendent de prendre la succession, les jeunes désoeuvrés sont un vivier infini. Les armes à feu se taisent mais les attaques à l'arme blanche restent nombreuses. "Il y a régulièrement des lynchages", explique Prosper Borgelin. Alors paix ou trêve ? Le bidonville a déjà tant de fois cru se sortir du malheur. Ugo Mora n'est sûr que d'une chose : "Par son histoire, Cité Soleil est le baromètre de la situation politique en Haïti."
Benoît Hopquin
Article paru dans l'édition du 16.06.07.