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Enquête
Les bonnes affaires de la famille Chavez
LE MONDE | 27.06.07 | 15h02 • Mis à jour le 27.06.07 | 15h02
CARACAS ENVOYÉ SPÉCIAL
e Père José Palmar a l'impression de prêcher dans le désert. Admirateur inconditionnel du président vénézuélien, le lieutenant-colonel Hugo Chavez, il ne comprend pas pourquoi ses prières ne sont pas exaucées. Du haut de sa chaire, au micro ou dans les colonnes d'un petit quotidien, Reporte, il dénonce sans relâche un péché capital : la corruption.
A force de demander audience sans succès, le Père Palmar perd patience : "Président Chavez, je vous défie de dire devant l'ensemble des chaînes de télévision que les dénonciations présentées depuis plus d'un an dans la presse et remises au ministère public sont un mensonge", écrit-il. Et de gronder M. Chavez : "Vous êtes entouré de voleurs, lance-t-il. Vous entendez ? Des voleurs !"
Ce curé catholique et "chaviste" a mal encaissé les nominations à la tête de l'entreprise publique Petroleos de Venezuela (PDVSA), alors qu'il ne cesse de pointer du doigt la corruption qui sévit dans l'industrie pétrolière. Fin mai, un cousin du chef de l'Etat, Asdrubal Chavez, a été promu vice-président de PDVSA. Depuis que son cousin Hugo préside aux destinées du Venezuela, Asdrubal Chavez s'occupe, à PDVSA, de la commercialisation et de l'approvisionnement, ainsi que de la filiale PDV Marina, la flotte pétrolière.
La commercialisation, l'exportation et le transport du pétrole donnent lieu à des affaires juteuses, grâce aux intermédiaires et aux manipulations financières favorisées par un dollar échangé au marché noir au double de sa cotation officielle. C'est là qu'a fait fortune Wilmer Ruperti, capitaine de la marine marchande il y a vingt ans à peine, devenu le principal transporteur naval du Venezuela.
"BOLI-BOURGEOISIE"
Fin 2002, il est parvenu à briser la grève de PDV Marina et de PDVSA avec ses cargos, ce qui lui a valu une médaille et la reconnaissance du président Chavez, qui n'a cessé depuis lors d'encourager ses projets. Pour démontrer son attachement à la "révolution bolivarienne" lancée par M. Chavez, Wilmer Ruperti a payé 1,6 million de dollars une paire de pistolets ayant appartenu à Simon Bolivar, lors d'enchères chez Christie's, pour que ces armes reviennent au Venezuela.
Figure emblématique de la nouvelle bourgeoisie émergente, la "boli-bourgeoisie", M. Ruperti n'est pas le seul à s'être enrichi grâce à la rente pétrolière. Depuis que M. Chavez est au pouvoir (1999), le prix du baril a été multiplié par six. Outre l'industrie pétrolière, aucun secteur n'engrange autant de bénéfices que les banques. La Bourse de Caracas bat des records et les banques connaissent une croissance de 43 %, tandis que les manufactures plafonnent en dessous de 10 %, selon le ministère des finances.
"Le contrôle des changes et la vente discrétionnaire de devises, alors que le dollar vaut le double au marché noir, ajoutés à 20 % d'inflation et à une administration publique chaotique, suscitent un schéma de corruption permettant de réaliser des bénéfices à court terme à la portée des banquiers, des commerçants, des hauts fonctionnaires et des militaires situés aux postes-clés", souligne Orlando Ochoa, économiste à l'Université catholique.
Parmi les hommes d'affaires de la City vénézuélienne, les scandales des années 1990 qui ont touché la banque Progreso et la banque Latino semblent oubliés. En 2002, l'effondrement de la Banque industrielle du Venezuela et les irrégularités de la Banque du peuple souverain n'ont pas entamé l'euphorie provoquée par l'envol du baril et par les largesses de l'Etat.
Ainsi, les bons de la dette argentine, achetés par le gouvernement Chavez au nom de la solidarité "bolivarienne", ont été immédiatement remis entre les mains de banques privées, qui en ont tiré sur le marché international un profit maximal dans un temps record.
Des banquiers traditionnels, comme Victor Vargas Irausquin (Banque occidentale de décompte) et Victor Augusto Gill Ramirez (Banque fonds commun), ont vite trouvé leur compte et leurs entrées en haut lieu, à côté de nouveaux venus comme Danilo Diaz Granados et le lieutenant Arne Chacon, frère de Jesse Chacon, proche de M. Chavez depuis qu'ils complotaient ensemble dans l'armée, ancien ministre de l'intérieur passé aux télécoms. Le lieutenant Chacon a acheté la moitié de la banque Baninvest à crédit, avec sa solde d'officier pour tout pécule. Décidément novice, il a avoué aux médias qu'il avait l'intention de rembourser sa "dette"... grâce au trafic d'influence !
Les hommes d'affaires "émergents" ne font pas toujours bon ménage, au Country Club et dans les soirées huppées de Caracas, avec la bourgeoisie traditionnelle que M. Chavez traite invariablement d'"oligarchie". Dans le secteur de l'alimentation, le programme social Mercal - un circuit de marchés qui vendent des produits à bas prix - a déstabilisé les supermarchés Polar, premier groupe privé du pays, au profit de deux jeunes loups acquis au "chavisme", Ricardo Fernandez Barruecos et Sarkis Arslanian Beyloune. Les fournisseurs de Mercal ne payent ni droits de douane ni taxes et n'hésitent pas à importer au détriment de la production vénézuélienne. Le frère aîné du chef de l'Etat, Adrian Chavez, s'est occupé d'importations d'aliments, du temps où il était ambassadeur à La Havane, avant d'être promu secrétaire de la présidence de la République, puis ministre de l'éducation.
"ACCUMULATION PRIMITIVE"
L'accusation de népotisme ne semble pas déranger le chef de l'Etat, dont la famille occupe de solides positions dans son Etat natal de Barinas. Le gouverneur est son père, Hugo de los Reyes Chavez, un ancien instituteur devenu propriétaire de terres. Le secrétaire d'Etat de Barinas est un frère d'Hugo, Argenis Chavez, l'homme fort de la région.
La fratrie semble avoir senti l'appel du service de l'Etat, puisque Anibal Chavez est maire de Sabaneta de Barinas et que Narciso Chavez brigue la mairie de Bolivar. Selon l'ancien président de la commission des comptes de l'Assemblée nationale, le social-démocrate Conrado Perez Briceno, Barinas arrive en tête des plaintes pour malversations.
"L'accumulation primitive de la nouvelle bourgeoisie trouve son origine dans la corruption administrative", accuse Teodoro Petkoff, directeur du quotidien d'opposition Tal Cual. D'où l'importance pour le gouvernement Chavez de l'avocate Esther Bigott de Loaiza, une pénaliste qui a opéré une reconversion fulgurante dans le droit des affaires. Elle veille sur les intérêts des ministres et des hauts fonctionnaires, qui n'hésitent pas à poursuivre la presse en diffamation alors que l'enrichissement des uns et des autres est aisément perceptible. L'immobilier et les voitures de luxe connaissent un boom.
Personne ne semble pressé de suivre l'appel du chef de l'Etat, du 10 juin, lorsqu'il a pris des accents de télévangéliste et incité ses partisans à se débarrasser du "superflu", au nom du socialisme. De quoi désespérer le Père Palmar, qui en arrive à écrire que, "malheureusement, ce processus est tellement infesté de corruption qu'il perd son caractère de révolution et ternit les idéaux bolivariens".
Paulo A. Paranagua
Article paru dans l'édition du 28.06.07