« On a été trahis ! » : en Ukraine, l’essoufflement de la présidence Zelensky
A l’heure dite, une foule de toques en fourrure et de doudounes s’est massée devant la mairie. Le thermomètre affiche – 17 °C en ce dimanche de janvier à Kryvyi Rih, dans le centre de l’Ukraine. Les manifestants prennent la parole à tour de rôle devant l’austère bâtiment. « On est très pauvres, les charges augmentent et la nation est menacée ; il faut s’y opposer », lance une femme au micro. « Zelensky a vendu notre ville aux oligarques ! », enchaîne un autre. Le président ukrainien, Volodymyr Zelensky, a grandi là, dans cette cité industrielle de 630 000 habitants hérissée de terrils et de cheminées d’usines, au ciel voilé par la pollution.
Parmi les quelque 300 personnes venues protester contre l’augmentation des charges, beaucoup avaient voté pour lui lors de l’élection présidentielle d’avril 2019, conquis par le discours anti-élites de cet ancien comédien, novice en politique, qui n’était connu jusqu’ici que pour son rôle de président dans une série télévisée.
Un an et demi plus tard, ses électeurs déchantent. « On a été trahis ! On pensait qu’il serait proche du peuple et nous débarrasserait de la corruption, mais il n’a rien fait, s’agace Irina Oumanska, une ouvrière de 33 ans. Je veux qu’il parte ! »
Des premiers mois prometteurs
La présidence Zelensky montre des signes certains d’essoufflement. Sa promesse phare, l’éradication de la corruption, menace aujourd’hui de rester lettre morte, mettant en péril le soutien des bailleurs internationaux, vital, mais aussi les efforts engagés au lendemain de la révolution pro-européenne de Maïdan, en 2014.
Les premiers mois furent pourtant prometteurs. Allégement de l’immunité parlementaire, création du bureau d’enquête publique, mise en route de la Cour spéciale anticorruption… Des dizaines de réformes ont été menées tambour battant. Le gouvernement y a même gagné le surnom de « turbo régime ».
Lire aussi Article réservé à nos abonnés En Ukraine, inquiétudes sur les risques d’une dérive de la justice
Porté par son score historique à la présidentielle (73 %) et la majorité absolue remportée au Parlement par son parti Serviteur du peuple – du jamais-vu jusqu’ici –, Volodymyr Zelensky était convaincu de pouvoir tout changer rapidement. Las, il se heurte aujourd’hui à un système plus grand que lui.
La Cour constitutionnelle, toute-puissante, lui oppose une résistance farouche. L’épisode le plus spectaculaire remonte à octobre 2020. Saisie par une cinquantaine de députés prorusses, elle a invalidé une série de mesures anticorruption en vigueur depuis plusieurs années, les jugeant trop sévères. Elle a notamment supprimé la responsabilité pénale pour les fonctionnaires reconnus coupables de déclarations de revenus mensongères.
« L’ampleur de la corruption est immense en Ukraine »
La décision a fait scandale dans le pays et soulevé l’inquiétude des bailleurs internationaux. Une nouvelle loi, moins sévère, a été adoptée par la suite, mais un pan entier de l’édifice anticorruption s’est effondré.
« Cette crise a montré que les juges, dont certains sont eux-mêmes accusés de corruption, ne sont pas prêts à changer le système, analyse le politiste Volodymyr Fessenko. L’ampleur de la corruption est immense en Ukraine, il ne s’agit pas juste de quelques pots-de-vin. Zelensky est arrivé avec la volonté d’agir, mais sans programme concret. Or, remplacer les vieilles élites ne suffit pas. »
Assainir le système judiciaire, notoirement corrompu, relève du casse-tête. En décembre 2020, le président a proposé de remplacer les juges de la Cour constitutionnelle, mais la Commission de Venise, l’organe d’experts en droit constitutionnel du Conseil de l’Europe, s’y est opposée au nom de l’indépendance de la justice, pourtant largement inexistante en Ukraine.
La menace qui pèse sur la lutte contre la corruption vient aussi, désormais, de l’entourage du président lui-même. Moins d’un an après le début de son mandat, Volodymyr Zelensky a remanié son gouvernement en mars 2020, jugeant ses résultats décevants. Tous les réformateurs ont été licenciés. Un tournant.
« Plus d’illusions à se faire »
Deux figures controversées, issues du clan de l’ancien président prorusse, Viktor Ianoukovitch, ont, quasi au même moment, fait leur entrée à des postes clés : Andrii Iermak, nommé chef du bureau présidentiel, et Oleg Tatarov, son adjoint. Le nom de ce dernier est bien connu des anciens manifestants de Maïdan : il était à l’époque porte-parole de la police et les qualifiait de « criminels ». « Quand on a vu partir le premier gouvernement et arriver Iermak et Tatarov, lui-même corrompu, on a compris qu’il n’y avait plus d’illusions à se faire », se souvient Roman Maselko, juriste et codirecteur de la fondation De Jure, spécialisée dans l’étude des réformes de la justice.
L’attitude du président lui-même interroge. Ainsi, en décembre 2020, il a fait bloquer l’instruction d’une enquête visant M. Tatarov dans une affaire de corruption. « Zelensky n’est pas clair sur tout ça, observe Daria Kaleniouk, codirectrice du Centre d’action contre la corruption (Antac). Il travaille avec des gens corrompus dont les intérêts vont à l’encontre de ceux de l’Ukraine. Pourquoi tolère-t-il ça ? »
Ce n’est pas tant la volonté du président qui est mise en cause que son inexpérience. « C’est un type bien, mais il n’y comprend rien », lâche Oleksandr Danyliouk, son ancien directeur du Conseil de sécurité nationale, qui a démissionné au bout de quatre mois. Ceux qui l’ont côtoyé pointent une autre faiblesse : « Il aime être aimé. » Acteur populaire habitué aux éloges, il aurait très mal vécu les premières critiques essuyées en tant que président. Au point, selon ses anciens collaborateurs, de vivre désormais dans une « bulle » et de ne prendre ses décisions qu’en fonction des sondages.
Dans son entourage, les plus aguerris savent exploiter ces travers : « Il y a des courtisans, et d’autres, plus influents, qui représentent des clans oligarchiques. Ceux-là sont organisés et savent lui fournir des arguments pour abandonner les réformes qui leur sont défavorables », analyse Ioulii Morozov, cofondateur du plus grand centre culturel et social de Kryvyi Rih et représentant du parti indépendant Syla Ludei (« La force des gens »).
Face à l’influence des oligarques, qui contrôlent des pans entiers de l’économie ukrainienne, Volodymyr Zelensky s’efforce de manœuvrer entre les intérêts des uns et des autres, et de trouver l’équilibre. Une fois élu, il a pris ses distances avec le milliardaire Ihor Kolomoïsky, propriétaire de la chaîne 1 + 1, qui diffusait sa série. Soucieux de prouver qu’il n’était pas sa marionnette, il ne lui a pas cédé PrivatBank, la plus grande banque d’Ukraine, que l’oligarque espérait récupérer après sa nationalisation en 2016. Une loi, surnommée « anti-Kolomoïsky », a même été adoptée pour empêcher la restitution des banques insolvables et nationalisées à leurs anciens détenteurs.
« Une rhétorique prorusse »
Le chef de l’Etat a également maintenu sa réforme foncière, malgré l’opposition d’autres oligarques. Il reste prudent malgré tout. « Il ne peut pas leur faire la guerre à tous, explique M. Fessenko. Ce serait trop risqué, parce qu’ils contrôlent toutes les chaînes télévisées. Il perdrait beaucoup. »
De leur côté, les oligarques ont déjà étendu leur empire à l’intérieur du Parlement. Ces jeux d’influence, doublés de divergences politiques croissantes au sein de la majorité, ont entraîné la fragmentation du parti présidentiel. « Zelensky ne contrôle plus son propre parti, constate Daria Kaleniouk. Au moins quatre-vingts députés sont désormais affiliés à Kolomoïsky et d’autres oligarques. Depuis, ils développent une rhétorique prorusse. » Comment expliquer ce retournement ? « Ils ont été achetés, affirme la militante anticorruption. C’est très facile d’acheter un député. » Le tarif tourne autour de « 2 000 dollars » (1 650 euros) mensuels, précise-t-elle, soit deux fois le montant de leur salaire.
De nombreux observateurs sont convaincus que la Russie, avec laquelle l’Ukraine est en guerre dans le Donbass, est à l’œuvre derrière ces tentatives de sabotage. « Moscou cherche à défaire le système anticorruption de l’Ukraine pour l’empêcher de s’ancrer en Europe, affirme le juriste Roman Maselko. Il sait que les crédits du Fonds monétaire international et de l’Union européenne [UE] en dépendent. S’ils s’arrêtent, l’Ukraine devra alors se retourner vers la Russie. »
Pour l’heure, le miracle qu’espéraient les électeurs de Volodymyr Zelensky n’a pas eu lieu. La catastrophe que prédisaient ses opposants non plus. Mais la crainte d’un retour en arrière est de plus en plus forte. L’ancien procureur général, Rouslan Ryabochapka, estimé par les militants anticorruption mais licencié lors du remaniement, se montre pessimiste. « La situation est proche de celle qui prévalait en 2013, quand Viktor Ianoukovitch a détourné l’Ukraine de l’Europe vers la Russie [il avait trahi sa promesse de signer l’accord d’association avec l’UE, déclenchant la révolution de Maïdan]. J’espère que Zelensky ne fera pas la même chose. Ce serait très dangereux pour la société. Elle ne sera pas prête à l’accepter. »
Faustine Vincent