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Chronique de la vie au travail à l'étranger
Au bas de l'Escalator social
par Lorraine MILLOT
Libération, lundi 19 décembre 2005
«Ça fait trente ans que je travaille dans le métro de Moscou. Avant, j'étais sous-chef de station, puis je me suis cassée le bras, alors depuis trois ans je suis assignée aux Escalator. Là, j'ai deux escaliers que je ne dois pas quitter des yeux. A 17 heures, on en mettra en marche un troisième. Même quand je vous parle, je continue à les surveiller. Pour qu'on s'entende, j'ai juste éteint les annonces publicitaires : avec ces pubs, on ramasse des devises maintenant, mais ce n'est pas pour nous évidemment.
Mon salaire, c'est 4 600 roubles (135 euros) par mois, plus une prime de 15 % qui peut ne pas être versée si je commets une faute. Pour ça, je dois être attentive. Il y a des caméras qui nous surveillent. Nous ne devons pas dormir au travail, ni lire, ni manger, même pas un chewing-gum ou un bonbon. Je touche aussi ma retraite, 3 400 roubles (100 euros) par mois, mais c'est tellement peu que je dois continuer à travailler. J'espère qu'on me laissera travailler jusqu'à 70 ans, que je puisse rembourser mes dettes et préparer le «jour noir». Mes funérailles.
Le travail n'est pas ennuyeux. Il faut veiller à ce que personne ne tombe, à arrêter l'escalier à temps, à repérer les passagers avec des paquets trop grands ou des vêtements qui se prennent dans les marches, à veiller aux passagers ivres qui s'étalent ou encore aux pickpockets. Quoique pour les pickpockets, je ne peux pas faire grand-chose, si je voulais les arrêter, ils me mettraient leur poing dans la figure. On fait aussi attention aux bagages suspects : dans notre station, il y a déjà eu une bombe. Heureusement, elle était placée sous un banc en marbre de l'époque stalinienne et il n'y a pas eu de mort. La beauté stalinienne nous a sauvés.
Aujourd'hui, plus personne ne veut faire ce travail, sous terre, pour si peu d'argent. Presque tous mes collègues sont des retraités comme moi. Surtout que les horaires ne sont pas commodes : on travaille huit heures par jour pendant trois jours, puis on a un jour de repos. Je préférais avant, quand on faisait deux journées de 12 heures, puis on avait deux jours de repos, ce qui laissait le temps d'aller à la campagne pour ceux qui ont une datcha.
Ce qui est agréable aujourd'hui, c'est de voir que les gens sont mieux habillés. Mais qu'est ce qu'ils sont devenus nerveux et méchants ! Dans le tunnel des correspondances, à l'heure de pointe, c'est l'horreur. Ils se bousculent pour monter dans l'escalier, tapent sur la cabine à coup de pied ou de poing et nous crient : «Mais qu'est-ce que tu fais là assise dans ta cabine à rien faire !» Comme si j'y pouvais quelque chose ! Sinon, au travail, je ne me dispute jamais, on me respecte. A l'époque soviétique, j'ai donné 29 fois mon sang. Avec la station voisine, on faisait un concours du collectif de travailleurs qui donnerait le plus son sang.
Le jour de mes 65 ans, une collègue m'a offert un bouquet de roses que j'avais placé dans ma cabine. Les passagers le voyaient en passant et voyaient mon sourire. Ils comprenaient que c'était un jour particulier pour moi. Ce jour-là, ils me saluaient ou me faisaient des sourires.»