
Chirac-Gbagbo : La franche détestation
Cela fait deux ans que le président français et celui de la Côte-d'Ivoire ne se sont pas parlé. Aux divergences de vues sur les relations franco-africaines s'ajoutent des malentendus personnels. Qui pèsent sur la résolution de la crise dans l'ex-«vitrine de la France en Afrique».
Par Thomas HOFNUNG
LIBERATION QUOTIDIEN : lundi 30 octobre 2006
Il fut un temps où Jacques Foccart, secrétaire général et conseiller pour les affaires africaines de l'Elysée, appelait, chaque mercredi, le président ivoirien Félix Houphouët-Boigny pour faire le point sur les affaires en cours. C'était l'époque où, à Abidjan, le palais du chef de l'Etat était relié par un tunnel à l'ambassade de France mitoyenne. C'était au siècle dernier, il y a une éternité. Houphouët est mort en 1993, Foccart en 1997. Depuis cette époque «bénie» pour les tenants de la Françafrique, les relations entre les deux capitales se sont singulièrement refroidies. Et le tunnel a été bouché.
Cela fait deux ans que Jacques Chirac et Laurent Gbagbo ne se sont pas parlé. Le président français refuse catégoriquement de discuter avec son homologue ivoirien. «Pour lui dire quoi ? justifie l'un de ses conseillers. Gbagbo dit une chose et fait aussitôt son contraire.» Le président français n'a pas digéré sa dernière conversation avec son homologue ivoirien. Le 3 novembre 2004, à la veille d'une offensive contre les rebelles qui tiennent la moitié nord du pays depuis l'automne 2002, le chef de l'Etat français avait tenté, selon son entourage, de dissuader son homologue de violer le cessez-le-feu. « Gbagbo a juré qu'aucune opération militaire n'était prévue», se souvient le conseiller de Chirac. Le lendemain, dès l'aube, deux Sukhoï SU-25 pilotés par des mercenaires biélorusses entamaient leurs raids. Deux jours plus tard, une position française à Bouaké était bombardée. Bilan : neuf morts et une trentaine de blessés parmi les soldats de l'opération Licorne. Après la destruction en représailles de la quasi-totalité de la flotte militaire ivoirienne par l'armée française, une chasse aux «Blancs» était lancée à Abidjan, aboutissant à l'exil de plus de 8 000 Français.
«Je ne suis ni sous-préfet, ni préfet»
Aujourd'hui, des missi dominici bien en cour à Abidjan, tel Roland Dumas, l'ancien ministre des Affaires étrangères de Mitterrand, tentent sans succès de renouer le fil du dialogue entre les deux chefs d'Etat. Loin d'être anecdotique, ce conflit entre les deux hommes pèse sur le règlement de la crise dans cette ancienne colonie française, coupée en deux depuis une tentative de coup d'Etat contre Gbagbo en septembre 2002. Paris, qui a déployé 3 000 hommes dans son ancienne colonie, joue en effet un rôle clé dans le dossier ivoirien.
Fin septembre, lors d'un Sommet de la francophonie, à Bucarest, Jacques Chirac s'est dit «désespéré» par «la situation désastreuse à tous égards» qui, selon lui, règne au «pays des éléphants». «Chacun voit quelle est la situation en Côte-d'Ivoire, ce pays qui est à la fois riche potentiellement et que le président Houphouët-Boigny avait su gérer de façon admirable, comme un grand sage qu'il était [...].» Gbagbo a immédiatement répliqué : «Je ne suis pas président de la République pour travailler sous la dictée de quelqu'un. Je ne suis ni gouverneur, ni sous-préfet, ni préfet. Je suis chef de l'Etat élu par son peuple.» Un diplomate français lâche : «Cela n'a jamais fonctionné entre Chirac et Gbagbo , car ce dernier lui tient tête et n'écoute pas ses conseils.» Antoine Glaser, le directeur de la Lettre du continent, analyse : «Entre eux, c'est un problème de génération.» Chirac est né en 1932, Gbagbo en 1945. Chacun incarne une conception bien distincte des rapports franco-africains. Encore que...
Pour comprendre le «désespoir» du président français, il faut prendre la mesure de son attachement personnel au «Vieux», le surnom de Félix Houphouët-Boigny en Côte-d'Ivoire. En 1986, à peine installé à Matignon, souligne Guy Labertit, l'ex-«Monsieur Afrique» du PS, le premier voyage de Chirac fut pour son vieil ami, dans son fief de Yamoussoukro. «Ils avaient une relation quasi filiale», note un connaisseur. La Côte-d'Ivoire que Chirac a connue et aimée était dominée par les Baoulés, le groupe ethnique d'Houphouët, et administrée en grande partie par des Français. Elle a disparu corps et âme. Les deux tiers de la population ivoirienne a moins de 25 ans. «Si Chirac se rendait sur place, il ne reconnaîtrait plus grand-chose» , confie un diplomate.
La nostalgie de Chirac pour la période Houphouët «l'âge d'or de la Côte-d'Ivoire» , comme on dit à Paris en soupirant alimente son contentieux personnel avec Gbagbo. Opposant historique au «Vieux», ce dernier a ferraillé durant des années contre le «père de l'indépendance» soutenu activement par la France. Historien de formation, nourri à l'idéologie maoïste et reconverti en militant socialiste, Gbagbo n'a pas oublié les paroles prononcées par Chirac, en 1990, à Abidjan : «Le multipartisme est un luxe que les pays en voie de développement n'ont pas les moyens de s'offrir.»
Dans son long combat pour la démocratisation de son pays, le camarade Laurent a connu l'exil en France, de 1982 à 1988. Mais aussi la prison durant quelques mois, en 1992. Aussi, lorsque, en novembre 2004 en Côte-d'Ivoire, Chirac évoque la «dérive fasciste» du régime d'Abidjan, il rétorque dans Libération : «Le président Chirac a soutenu le parti unique en Côte-d'Ivoire pendant quarante ans. Qu'est-ce qui est plus proche du parti unique que le fascisme ? C'est nous qui étions en prison sous le régime de parti unique soutenu par la France !»
«Il a essayé de le mettre dans sa poche»
Lors son exil parisien, Gbagbo n'a jamais rencontré Chirac, alors maire de Paris. «Houphouët lui répétait que Gbagbo était une quantité négligeable», explique Guy Labertit, chez qui le futur président ivoirien a habité durant six ans, en banlieue parisienne. Après la mort du «Vieux», fin 1993, Paris soutient tout naturellement son successeur désigné, Henri Konan Bédié. Rapidement honni par la population pour sa gestion désastreuse du pays, il est déposé, fin 1999, par le général Gueï sous les vivats de la foule.
Pourtant, à Paris, le conseiller Afrique de l'Elysée et ex-ambassadeur en Côte-d'Ivoire, Michel Dupuch, très lié à Bédié, presse Chirac d'envoyer la troupe rétablir «l'ordre» à Abidjan. En vain : le Premier ministre Lionel Jospin s'y oppose. En octobre 2000, coup de théâtre : la «quantité négligeable» accède à la présidence dans des conditions qu'il a jugées lui-même «calamiteuses», deux des principaux prétendants (l'ancien Premier ministre du «Vieux», Alassane Ouattara, et Henri Konan Bédié) ayant été exclus du scrutin. «Chirac a toujours considéré Gbagbo comme l'enfant illégitime de la cohabitation, une parenthèse qui ne durerait pas», résume Antoine Glaser.
En juin 2001, il l'invite néanmoins à Paris et multiplie à cette occasion les marques d'attention pour le séduire : l'ancien «petit prof» est logé à la résidence Marly, réservé par la République aux hôtes de marque. Quand il gravit les marches du perron de l'Elysée, à une date symbolique, le 18 juin, il peut savourer ce moment. «Chirac a essayé de le mettre dans sa poche, avec tutoiement de rigueur, se souvient Labertit. Laurent Gbagbo a joué le jeu, mais pas question de se soumettre.»
Têtu et endurant, le président ivoirien n'a jamais dévié de sa ligne de conduite : s'il n'a pas d'animosité contre la France, au contraire, il entend avoir des relations d'égal à égal avec ses représentants. La France, Gbagbo y a de nombreux amis (Guy Labertit, mais aussi Henri Emmanuelli et Pierre Mauroy) ; il y a rencontré sa première femme, avec qui il a eu un fils. Et il ne manque jamais de rappeler qu'il a été prénommé Laurent en mémoire de cet officier qui, durant la Seconde Guerre mondiale, est mort dans les bras de son père, Koudou, qui a combattu et a été blessé dans les rangs de l'armée française.
Réexpédié chez lui à bord d'un Falcon
La crise inaugurée en septembre 2002 par une tentative de coup d'Etat contre Gbagbo va cristalliser les tensions jusque-là latentes entre les deux hommes. La Chiraquie était-elle au courant des préparatifs de l'opération au Burkina Faso, chez Blaise Compaoré, grand ami de la France ? Paris dément, mais assure le service minimum vis-à-vis de Gbagbo : après l'échec de leur coup, les rebelles qui se sont repliés sont contenus par l'armée française au centre du pays. Et non pas écrasés, comme le demandait la présidence ivoirienne. «L'époque de la diplomatie de la canonnière est révolue», explique-t-on alors au Quai d'Orsay. Mais Gbagbo croit déceler derrière l'attitude de la France un complot ourdi contre sa personne.
D'autant que, avec les accords de Marcoussis, négociés près de Paris, début 2003, Paris essaie de le transformer en «reine d'Angleterre» en transférant à un «Premier ministre de consensus» l'essentiel de ses prérogatives. Tenu à l'écart, Gbagbo a été convié à la dernière minute à Paris pour les entériner... Il fulmine, menace de démissionner, fait semblant de se soumettre, pendant qu'éclatent les premières émeutes antifrançaises à Abidjan. Furieux, Chirac le réexpédie chez lui à bord d'un Falcon de la République. Dominique de Villepin, alors ministre des Affaires étrangères, le menace même de poursuites devant la justice internationale.
Pourtant, les deux parties tentent maladroitement de se rabibocher. Après Marcoussis, la diplomatie française procède, sous la direction de «DDV», à un virage à 180 degrés et mise tout sur Gbagbo, considéré comme le «fil conducteur» pour sortir de la crise. De son côté, le président ivoirien croit appâter la Chiraquie en signant des contrats avec Bouygues ou Bolloré. En février 2004, le président ivoirien est reçu, pour la deuxième fois, à l'Elysée. A sa sortie, il se dit «comblé» : Chirac lui a donné des assurances pour le désarmement des rebelles du Nord, avant la tenue d'élections «libres et transparentes» . Mais, «lors du déjeuner, il n'a pas cessé de lui parler d'Houphouët-Boigny», raconte un témoin. Quelques mois plus tard, le chef de l'Etat ivoirien croit bien faire en mettant à la disposition du député Didier Julia l'un de ses avions personnels pour favoriser le dénouement heureux de la prise d'otages de Christian Chesnot et Georges Malbrunot en Irak. Quelques semaines plus tard, c'est le bombardement de Bouaké et la rupture entre les deux hommes.
Mandat prolongé par l'ONU
Si Jacques Chirac se dit aujourd'hui désespéré, c'est peut-être aussi parce qu'il n'aura pas réussi, avant son départ de l'Elysée, à régler la crise dans un pays qualifié jadis de «vitrine de la France en Afrique» . Gbagbo, lui, est toujours là. L'ONU vient de prolonger son mandat qui, théoriquement, aurait dû prendre fin avec les élections prévues initialement en octobre 2005, mais reportées à deux reprises. De droite ou de gauche, notent plusieurs observateurs, le prochain locataire de l'Elysée n'aura pas le même rapport passionnel et anachronique avec les anciennes colonies françaises en Afrique.
Sur les bords de la lagune Ebrié, Gbagbo est lui-même convaincu que le départ de son alter ego français arrangera grandement ses affaires. Les vieux réflexes ont la vie dure. A Paris comme à Abidjan.
Cela fait deux ans que le président français et celui de la Côte-d'Ivoire ne se sont pas parlé. Aux divergences de vues sur les relations franco-africaines s'ajoutent des malentendus personnels. Qui pèsent sur la résolution de la crise dans l'ex-«vitrine de la France en Afrique».
Par Thomas HOFNUNG
LIBERATION QUOTIDIEN : lundi 30 octobre 2006
Il fut un temps où Jacques Foccart, secrétaire général et conseiller pour les affaires africaines de l'Elysée, appelait, chaque mercredi, le président ivoirien Félix Houphouët-Boigny pour faire le point sur les affaires en cours. C'était l'époque où, à Abidjan, le palais du chef de l'Etat était relié par un tunnel à l'ambassade de France mitoyenne. C'était au siècle dernier, il y a une éternité. Houphouët est mort en 1993, Foccart en 1997. Depuis cette époque «bénie» pour les tenants de la Françafrique, les relations entre les deux capitales se sont singulièrement refroidies. Et le tunnel a été bouché.
Cela fait deux ans que Jacques Chirac et Laurent Gbagbo ne se sont pas parlé. Le président français refuse catégoriquement de discuter avec son homologue ivoirien. «Pour lui dire quoi ? justifie l'un de ses conseillers. Gbagbo dit une chose et fait aussitôt son contraire.» Le président français n'a pas digéré sa dernière conversation avec son homologue ivoirien. Le 3 novembre 2004, à la veille d'une offensive contre les rebelles qui tiennent la moitié nord du pays depuis l'automne 2002, le chef de l'Etat français avait tenté, selon son entourage, de dissuader son homologue de violer le cessez-le-feu. « Gbagbo a juré qu'aucune opération militaire n'était prévue», se souvient le conseiller de Chirac. Le lendemain, dès l'aube, deux Sukhoï SU-25 pilotés par des mercenaires biélorusses entamaient leurs raids. Deux jours plus tard, une position française à Bouaké était bombardée. Bilan : neuf morts et une trentaine de blessés parmi les soldats de l'opération Licorne. Après la destruction en représailles de la quasi-totalité de la flotte militaire ivoirienne par l'armée française, une chasse aux «Blancs» était lancée à Abidjan, aboutissant à l'exil de plus de 8 000 Français.
«Je ne suis ni sous-préfet, ni préfet»
Aujourd'hui, des missi dominici bien en cour à Abidjan, tel Roland Dumas, l'ancien ministre des Affaires étrangères de Mitterrand, tentent sans succès de renouer le fil du dialogue entre les deux chefs d'Etat. Loin d'être anecdotique, ce conflit entre les deux hommes pèse sur le règlement de la crise dans cette ancienne colonie française, coupée en deux depuis une tentative de coup d'Etat contre Gbagbo en septembre 2002. Paris, qui a déployé 3 000 hommes dans son ancienne colonie, joue en effet un rôle clé dans le dossier ivoirien.
Fin septembre, lors d'un Sommet de la francophonie, à Bucarest, Jacques Chirac s'est dit «désespéré» par «la situation désastreuse à tous égards» qui, selon lui, règne au «pays des éléphants». «Chacun voit quelle est la situation en Côte-d'Ivoire, ce pays qui est à la fois riche potentiellement et que le président Houphouët-Boigny avait su gérer de façon admirable, comme un grand sage qu'il était [...].» Gbagbo a immédiatement répliqué : «Je ne suis pas président de la République pour travailler sous la dictée de quelqu'un. Je ne suis ni gouverneur, ni sous-préfet, ni préfet. Je suis chef de l'Etat élu par son peuple.» Un diplomate français lâche : «Cela n'a jamais fonctionné entre Chirac et Gbagbo , car ce dernier lui tient tête et n'écoute pas ses conseils.» Antoine Glaser, le directeur de la Lettre du continent, analyse : «Entre eux, c'est un problème de génération.» Chirac est né en 1932, Gbagbo en 1945. Chacun incarne une conception bien distincte des rapports franco-africains. Encore que...
Pour comprendre le «désespoir» du président français, il faut prendre la mesure de son attachement personnel au «Vieux», le surnom de Félix Houphouët-Boigny en Côte-d'Ivoire. En 1986, à peine installé à Matignon, souligne Guy Labertit, l'ex-«Monsieur Afrique» du PS, le premier voyage de Chirac fut pour son vieil ami, dans son fief de Yamoussoukro. «Ils avaient une relation quasi filiale», note un connaisseur. La Côte-d'Ivoire que Chirac a connue et aimée était dominée par les Baoulés, le groupe ethnique d'Houphouët, et administrée en grande partie par des Français. Elle a disparu corps et âme. Les deux tiers de la population ivoirienne a moins de 25 ans. «Si Chirac se rendait sur place, il ne reconnaîtrait plus grand-chose» , confie un diplomate.
La nostalgie de Chirac pour la période Houphouët «l'âge d'or de la Côte-d'Ivoire» , comme on dit à Paris en soupirant alimente son contentieux personnel avec Gbagbo. Opposant historique au «Vieux», ce dernier a ferraillé durant des années contre le «père de l'indépendance» soutenu activement par la France. Historien de formation, nourri à l'idéologie maoïste et reconverti en militant socialiste, Gbagbo n'a pas oublié les paroles prononcées par Chirac, en 1990, à Abidjan : «Le multipartisme est un luxe que les pays en voie de développement n'ont pas les moyens de s'offrir.»
Dans son long combat pour la démocratisation de son pays, le camarade Laurent a connu l'exil en France, de 1982 à 1988. Mais aussi la prison durant quelques mois, en 1992. Aussi, lorsque, en novembre 2004 en Côte-d'Ivoire, Chirac évoque la «dérive fasciste» du régime d'Abidjan, il rétorque dans Libération : «Le président Chirac a soutenu le parti unique en Côte-d'Ivoire pendant quarante ans. Qu'est-ce qui est plus proche du parti unique que le fascisme ? C'est nous qui étions en prison sous le régime de parti unique soutenu par la France !»
«Il a essayé de le mettre dans sa poche»
Lors son exil parisien, Gbagbo n'a jamais rencontré Chirac, alors maire de Paris. «Houphouët lui répétait que Gbagbo était une quantité négligeable», explique Guy Labertit, chez qui le futur président ivoirien a habité durant six ans, en banlieue parisienne. Après la mort du «Vieux», fin 1993, Paris soutient tout naturellement son successeur désigné, Henri Konan Bédié. Rapidement honni par la population pour sa gestion désastreuse du pays, il est déposé, fin 1999, par le général Gueï sous les vivats de la foule.
Pourtant, à Paris, le conseiller Afrique de l'Elysée et ex-ambassadeur en Côte-d'Ivoire, Michel Dupuch, très lié à Bédié, presse Chirac d'envoyer la troupe rétablir «l'ordre» à Abidjan. En vain : le Premier ministre Lionel Jospin s'y oppose. En octobre 2000, coup de théâtre : la «quantité négligeable» accède à la présidence dans des conditions qu'il a jugées lui-même «calamiteuses», deux des principaux prétendants (l'ancien Premier ministre du «Vieux», Alassane Ouattara, et Henri Konan Bédié) ayant été exclus du scrutin. «Chirac a toujours considéré Gbagbo comme l'enfant illégitime de la cohabitation, une parenthèse qui ne durerait pas», résume Antoine Glaser.
En juin 2001, il l'invite néanmoins à Paris et multiplie à cette occasion les marques d'attention pour le séduire : l'ancien «petit prof» est logé à la résidence Marly, réservé par la République aux hôtes de marque. Quand il gravit les marches du perron de l'Elysée, à une date symbolique, le 18 juin, il peut savourer ce moment. «Chirac a essayé de le mettre dans sa poche, avec tutoiement de rigueur, se souvient Labertit. Laurent Gbagbo a joué le jeu, mais pas question de se soumettre.»
Têtu et endurant, le président ivoirien n'a jamais dévié de sa ligne de conduite : s'il n'a pas d'animosité contre la France, au contraire, il entend avoir des relations d'égal à égal avec ses représentants. La France, Gbagbo y a de nombreux amis (Guy Labertit, mais aussi Henri Emmanuelli et Pierre Mauroy) ; il y a rencontré sa première femme, avec qui il a eu un fils. Et il ne manque jamais de rappeler qu'il a été prénommé Laurent en mémoire de cet officier qui, durant la Seconde Guerre mondiale, est mort dans les bras de son père, Koudou, qui a combattu et a été blessé dans les rangs de l'armée française.
Réexpédié chez lui à bord d'un Falcon
La crise inaugurée en septembre 2002 par une tentative de coup d'Etat contre Gbagbo va cristalliser les tensions jusque-là latentes entre les deux hommes. La Chiraquie était-elle au courant des préparatifs de l'opération au Burkina Faso, chez Blaise Compaoré, grand ami de la France ? Paris dément, mais assure le service minimum vis-à-vis de Gbagbo : après l'échec de leur coup, les rebelles qui se sont repliés sont contenus par l'armée française au centre du pays. Et non pas écrasés, comme le demandait la présidence ivoirienne. «L'époque de la diplomatie de la canonnière est révolue», explique-t-on alors au Quai d'Orsay. Mais Gbagbo croit déceler derrière l'attitude de la France un complot ourdi contre sa personne.
D'autant que, avec les accords de Marcoussis, négociés près de Paris, début 2003, Paris essaie de le transformer en «reine d'Angleterre» en transférant à un «Premier ministre de consensus» l'essentiel de ses prérogatives. Tenu à l'écart, Gbagbo a été convié à la dernière minute à Paris pour les entériner... Il fulmine, menace de démissionner, fait semblant de se soumettre, pendant qu'éclatent les premières émeutes antifrançaises à Abidjan. Furieux, Chirac le réexpédie chez lui à bord d'un Falcon de la République. Dominique de Villepin, alors ministre des Affaires étrangères, le menace même de poursuites devant la justice internationale.
Pourtant, les deux parties tentent maladroitement de se rabibocher. Après Marcoussis, la diplomatie française procède, sous la direction de «DDV», à un virage à 180 degrés et mise tout sur Gbagbo, considéré comme le «fil conducteur» pour sortir de la crise. De son côté, le président ivoirien croit appâter la Chiraquie en signant des contrats avec Bouygues ou Bolloré. En février 2004, le président ivoirien est reçu, pour la deuxième fois, à l'Elysée. A sa sortie, il se dit «comblé» : Chirac lui a donné des assurances pour le désarmement des rebelles du Nord, avant la tenue d'élections «libres et transparentes» . Mais, «lors du déjeuner, il n'a pas cessé de lui parler d'Houphouët-Boigny», raconte un témoin. Quelques mois plus tard, le chef de l'Etat ivoirien croit bien faire en mettant à la disposition du député Didier Julia l'un de ses avions personnels pour favoriser le dénouement heureux de la prise d'otages de Christian Chesnot et Georges Malbrunot en Irak. Quelques semaines plus tard, c'est le bombardement de Bouaké et la rupture entre les deux hommes.
Mandat prolongé par l'ONU
Si Jacques Chirac se dit aujourd'hui désespéré, c'est peut-être aussi parce qu'il n'aura pas réussi, avant son départ de l'Elysée, à régler la crise dans un pays qualifié jadis de «vitrine de la France en Afrique» . Gbagbo, lui, est toujours là. L'ONU vient de prolonger son mandat qui, théoriquement, aurait dû prendre fin avec les élections prévues initialement en octobre 2005, mais reportées à deux reprises. De droite ou de gauche, notent plusieurs observateurs, le prochain locataire de l'Elysée n'aura pas le même rapport passionnel et anachronique avec les anciennes colonies françaises en Afrique.
Sur les bords de la lagune Ebrié, Gbagbo est lui-même convaincu que le départ de son alter ego français arrangera grandement ses affaires. Les vieux réflexes ont la vie dure. A Paris comme à Abidjan.