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QUOTIDIEN : lundi 1 octobre 2007
Mahala al-Kubra envoyée spéciale
Des balles de coton éventrées attendent près des machines à l’arrêt. Les portes de fer des ateliers ont été fermées. A l’extérieur, des bâtons tapés contre des bidons rythment, lancinants, l’attente des 27 000 ouvriers de l’usine textile Ghazl el-Mahala. Assis sous les arbres de l’esplanade centrale de l’usine, ils font circuler les journaux, presque incrédules de voir leur combat à la une de toute la presse nationale. L’hiver dernier, furieux de ne pas avoir touché les primes promises par l’Etat en raison des bénéfices dégagés par l’entreprise, les employés de cette gigantesque usine du delta du Nil avaient une première fois déposé les outils.
Une grève massive qui a ouvert la voie à une vague sans précédent de contestation à travers le pays. A leur tour, d’autres usines ont emboîté le pas, suivies par les cheminots, les postiers… Ici des plaintes contre les salaires misérables ou les conditions de travail précaires, là des inquiétudes devant d’éventuelles privatisations prévues dans le cadre de la réforme libérale menée par le Premier ministre Ahmed Nazif. Un mouvement de colère inédit dans un pays où la contestation politique se limite d’ordinaire à une petite élite urbaine, alors que la majorité de la population reste silencieuse et résignée.
Mobilisant des dizaines de milliers de travailleurs, l’ampleur de la grogne sociale a pris de court le gouvernement, qui marche sur des œufs, cherchant à éviter un violent conflit frontal avec les ouvriers tout en faisant taire leur rébellion. Car l’Etat n’a aucun doute : derrière la colère ouvrière, il voit la main des Frères musulmans, première force d’opposition. «Ni les Frères ni les socialistes ne sont derrière nous. Nous ne voulons pas politiser notre grève», tranche Mohamed el-Attar, un des porte-parole des ouvriers de Ghazl el-Mahala, qui rappelle qu’un accord avait été négocié cet hiver, mais qu’il n’a pas été respecté, d’où la reprise de la grève. Les ouvriers le savent : un dérapage politique signerait la fin de leur combat, les exposant à une répression cinglante dans un contexte marqué par la mise au pas de toute l’opposition. Dirigeants des Frères musulmans jugés devant un tribunal militaire, arrestations, peines de prison prononcées contre des journalistes : l’Egypte assiste ces jours-ci à une sévère reprise en main du pays.
Moral.
«Tout ce que nous voulons, mon Dieu, c’est manger , intervient, en larmes, un homme à la barbe fournie, nous sommes au milieu de Ramadan, et je ne peux déjà plus acheter à manger. Je travaillerais vingt-cinq heures sur vingt-quatre si ça me garantissait du pain, mais même ça, c’est impossible !» Au terme des négociations, l’Etat avait accepté de verser 150 jours de salaire supplémentaires aux ouvriers à la fin du mois d’août. Mais, suspectant un détournement de fonds à la tête de l’usine, la Cour des comptes refuse de ratifier le budget qui autoriserait le versement des primes. De quoi briser le moral des ouvriers, pour qui ces primes étaient devenues essentielles en ce début de Ramadan cumulé à la rentrée scolaire. «Nous n’avons pas à payer pour les voleurs de l’administration», hurle un autre homme. «Comment vivre ? Je ne gagne que 88 piastres [0,11 euro, ndlr] de l’heure !» A ce tarif, il faut travailler quatre heures pour s’acheter un kilo de tomates, cinq jours pour un kilo de viande.
Yasser Mohamed n’en peut plus. Cela fait dix-sept ans qu’il travaille ici. Aux trois-huit, il gagne 45 euros par mois. Il ne lâchera pas prise tant que les revendications ne seront pas satisfaites. Outre leurs primes, les ouvriers demandent le limogeage de leur patron, nommé par l’Etat, et - plus sensible encore - la mise en place de syndicats indépendants. Le représentant du syndical officiel, contrôlé par l’Etat, venu demander à ses collègues de stopper la grève, est à l’hôpital, après avoir été passé à tabac par les ouvriers en colère. «Le syndicat est aux ordres, nous voulons élire nos vrais représentants», expliquent-ils.
Les ouvriers s’attendent à ce que la confrontation dure, d’autant que, par solidarité, d’autres usines ont débrayé. Tous les jours, ils craignent l’intervention de la police : depuis le début de la grève, la direction a décrété des jours de congés, ce qui rend illégale leur présence à l’intérieur de l’usine. Leurs familles sont venues les rejoindre. Car quand l’usine tousse, c’est tout Mahala el-Kubra qui a la grippe. Les ateliers textiles sont la fierté de la ville. Fondée en 1926 par Talaat Harb, le père de l’industrie égyptienne, l’usine Ghazl el-Mahala est un symbole, la plus importante du pays, la plus ancienne au Proche-Orient. Produisant vêtements et linge de maison, elle exporte sa production vers l’Europe et les Etats-Unis. C’est une des rares entreprises d’Etat en bonne santé. Chaque jour de grève lui coûterait près de 1,3 million d’euros, affirme l’Etat. «Si on dégage autant de bénéfices, alors où va l’argent ?», interrogent les salariés. Battant en brèche les accusations de malversations, le PDG réfute les chiffres avancés par les employés. Les ministres de l’Investissement et de la Main-d’œuvre, au cœur du problème, se renvoient la «patate chaude» ouvrière.
Parti.
Au sommet de l’Etat, on surveille avec une inquiétude grandissante. «Nous, on veut juste toucher nos primes. On n’a rien contre Hosni Moubarak, au contraire. Ici, nous sommes plus de 90 % à être membres du parti», assurent les ouvriers en sortant leurs cartes du Parti national démocrate, au pouvoir. Et de montrer le petit panneau commémorant la dernière visite du raïs, il y a une dizaine d’années : «Il faut qu’il nous entende.» Au risque de voir sinon tout le reste du pays se mettre à crier.