(Lutte Ouvrière n°2056 du 28 décembre 2007 a écrit :L'Europe centrale dans l'espace Schengen : « Noël sans frontières » et nouveau rideau de fer.
Le 21 décembre, neuf nouveaux pays ont été admis dans l'espace Schengen, une zone de libre circulation pour maintenant 400 millions d'Européens et 24 pays. Outre Malte, cet élargissement concerne des pays qui, il y a moins de vingt ans, appartenaient à ce qu'on appelait « les pays de l'Est ». Trois États baltes ex-soviétiques : Estonie, Lettonie et Lituanie ; et cinq pays issus des anciennes « Démocraties populaires » : Pologne, République tchèque, Slovaquie, Hongrie et Slovénie.
Inaugurant les festivités officielles, le Premier ministre slovaque et son homologue autrichien ont scié la barrière du poste frontalier de Berg-Petrzalka, sous un drapeau européen proclamant en slovaque : « Noël sans frontières ». Dix-huit ans après la chute du Mur de Berlin et trois ans et demi après l'entrée des pays d'Europe centrale dans l'Union européenne, leurs citoyens subissaient donc toujours un traitement discriminatoire de la part des puissances ouest-européennes. Les contrôles étaient, eux, quasi inexistants pour les ressortissants d'Europe de l'Ouest se rendant dans ces pays, alors qu'il n'y avait pas de réciprocité.
Mais c'en serait fini maintenant, nous dit-on. Certes, on circule désormais en voiture sans devoir s'arrêter aux frontières entre Lisbonne, au sud du continent, et Tallinn, capitale du plus nordique des pays baltes. Pour les habitants de la zone Schengen, c'est un avantage certain. Mais certainement pas la « réalisation historique unique » dont parle le président de la Commission européenne, Manuel Barroso.
D'abord, cette nouvelle levée des contrôles, et non pas la disparition des frontières, même dans la zone Schengen, ne peut sembler extraordinaire... que parce que notre continent reste morcelé en une mosaïque d'États au sein desquels l'économie et les peuples ont bien du mal à ne pas étouffer. Et puis il est abusif de prétendre qu'aurait enfin disparu le « rideau de fer », vestige de la Guerre froide, qui dressait une sinistre barrière entre les peuples de l'ouest et de l'est de l'Europe. Il a juste été repoussé vers l'est, sur les nouveaux confins orientaux de la zone Schengen.
Dans ces régions, les peuples polonais, biélorusse, russe, ukrainien, hongrois, slovaque, baltes, rom, serbe, slovène, croate, etc., se sont, depuis des siècles, mélangés de part et d'autre de frontières fluctuantes. Et si, depuis des années, leurs membres circulaient relativement librement entre différents États, un espace Schengen élargi va leur rendre la chose bien plus difficile.
Quelque 19 millions d'Ukrainiens auraient, en 2006, franchi la frontière avec la Pologne. Ils allaient y travailler ou y vendre ce qu'ils pouvaient afin de survivre. La Pologne compterait ainsi près d'un million d'Ukrainiens sur son sol, dont la situation est devenue encore plus précaire depuis le 21 décembre.
Et même ceux des ressortissants russes, biélorusses, ukrainiens, serbes, croates, etc., qui seront encore autorisés à franchir les frontières nouvellement renforcées devront souvent le payer au prix fort : en obtenant un visa Schengen dont la délivrance par les consulats ouest-européens tient de la loterie autant que du parcours du combattant, au tarif, prohibitif pour beaucoup, de 35 à 60 euros !
Si la zone Schengen élargie lève certaines barrières entre les peuples, elle en a abaissé d'autres, pas aux mêmes endroits, mais pas plus justes pour autant. Dans un pays comme la Pologne, d'où deux millions de personnes ont choisi de partir pour chercher un travail, cet élargissement va sans doute faire qu'encore plus de travailleurs iront tenter leur chance à l'Ouest. Mais sans que des travailleurs encore plus pauvres venus d'Ukraine, de l'enclave russe de Kaliningrad sur la Baltique ou de Biélorussie aient désormais le droit de venir remplacer la main-d'œuvre polonaise partie en Occident.
Bien sûr, certains continueront à tenter leur chance. Mais cette fois comme travailleurs sans papiers, après avoir dû affronter le passage clandestin de frontières hérissées de miradors, de détecteurs thermiques, de caméras à infrarouge... Car l'Union européenne a déboursé un milliard d'euros depuis 2000 pour dresser ces nouvelles barrières entre les peuples. « Des progrès remarquables », dit-elle, ont été accomplis dans ce domaine. On a les « progrès » qu'on mérite !
Il y a d'abord le fichier policier SIS (système informatique Schengen), avec ses vingt millions de données sur les personnes déjà refusées dans l'espace Schengen ou recherchées, désormais utilisable en tout point d'entrée de cette zone. Il y a aussi le renforcement des moyens habituels de chasse aux immigrés. Ainsi, sur les cent kilomètres de montagnes entre la Slovaquie et l'Ukraine, on trouve des caméras tous les 180 mètres et quatre fois plus de policiers patrouillant en quads ou scooters des neiges que prévu ! Des centres de rétention y ont été ouverts pour les immigrés clandestins.
C'est cela l'Europe des bourgeoisies qui dominent le continent. Ce n'est certainement pas celle des peuples.
(Lutte Ouvrière n°2056 du 28 décembre 2007 a écrit :L'espace Schengen.
À l'origine, il s'agit du traité signé en juin 1985 entre la France, l'Allemagne et le Benelux (Belgique, Luxembourg et Pays-Bas) dans le village luxembourgeois de Schengen. Ce traité était destiné à contourner l'opposition de la Grande-Bretagne qui refusait la suppression des contrôles frontaliers pour les personnes au sein de la future Union européenne.
Les signataires du traité prévoyaient, eux, d'abolir ces contrôles entre eux, tout en mettant en place des « compensations de sécurité », autrement dit des contrôles renforcés au pourtour de la zone Schengen qu'ils formaient désormais.
Comme cela supposait une coopération policière, douanière et judiciaire étendue, les négociations furent âpres, les États concernés n'abandonnant qu'à reculons certaines de leurs prérogatives nationales pour les mettre en commun. Aussi, il fallut cinq ans pour trouver un accord à cinq sur la « convention d'application » du traité de Schengen. Et encore cinq années avant qu'il ne commence à entrer en application, dix ans après avoir été signé.
Par la suite, de nouveaux États l'ont ratifié. Avant le 21 décembre, l'espace commun de Schengen englobait quinze pays : treize États de l'Union européenne (mais ni la Grande-Bretagne ni l'Irlande qui font partie de l'Union), plus la Norvège et l'Islande qui, bien que n'adhérant pas à l'Union européenne, ont depuis longtemps des accords de libre circulation avec les autres pays scandinaves qui, eux, en sont membres.
Totalement enclavée dans la zone Schengen, la Suisse pourrait finalement y entrer ou y être associée, fin 2008.
(Lutte Ouvrière n°2056 du 28 décembre 2007 % Tribune de la minorité a écrit :Pour un monde sans frontières !
De la chancelière allemande aux premiers ministres polonais, tchèque et slovaque, en passant par le président de la commission européenne et celui en exercice de l'Union, les officiels n'ont pas boudé, la semaine passée, les nombreuses cérémonies d'élargissement de l'espace Schengen. Une barrière sciée ici, un pont ouvert là : les symboles étaient au rendez-vous pour y célébrer l'entrée, le 21 décembre dernier, de neuf des dix États ayant rejoint l'Union européenne mi-2004.
Saisis par une euphorie de commande, beaucoup de grands médias européens ont vanté un nouvel « espace de liberté » permettant désormais à quelque 400 millions de personnes de circuler sans contrôles frontaliers entre les 24 pays concernés. Les nouveaux entrants, hormis Malte, ayant tous fait partie de l'ex-bloc soviétique, le Mur de Berlin serait ainsi tombé une seconde fois !
Nous ne sommes certes pas de ceux qui regardent avec nostalgie les barbelés et les miradors, les barrières ou les postes frontières, ni d'ailleurs avec émotion les drapeaux nationaux qui continuent à y flotter de part et d'autre. Mais nous refusons de fermer les yeux sur des barrières toujours plus hautes, simplement déplacées plus loin vers l'Est.
Car l'élargissement de l'espace Schengen n'est pas seulement « une chance pour ceux qui vivent, circulent et font des affaires en Europe », comme s'en félicite le président de la Commission européenne, José Manuel Barroso. La contrepartie est le renforcement de la coopération policière et judiciaire entre États pour mieux traquer et refouler ceux qui ne sont pas conviés à la fête - les capitaux, eux, circulent librement depuis longtemps. Si d'ailleurs la Roumanie et la Bulgarie, membres de l'UE depuis début 2007, n'ont pas pris part à l'élargissement, c'est qu'elles n'ont pas encore intégré tout l'arsenal nécessaire, comme le Système d'information Schengen (SIS) permettant notamment de ficher les migrants, et dont une version intégrant des données biométriques devrait être mise en œuvre dès 2008. Pour transférer vers l'Est les frontières d'une Europe-forteresse, l'Union européenne n'a pas été avare : c'est en centaines de millions d'euros que se chiffre le coût des équipements sophistiqués (véhicules, caméras et détecteurs en tout genre) destinés aux nouveaux garde-frontières baltes, polonais, slovaques, hongrois ou slovènes. Les frontaliers ukrainiens qui, depuis des années, profitaient d'emplois mieux rémunérés en Pologne, devront désormais s'acquitter d'un visa pour circuler. La Slovénie, elle, a fermé une dizaine de points de passage avec la Croatie voisine, recrutant près de 2 000 policiers pour surveiller une frontière traçant les nouvelles limites de l'Europe au milieu de l'ex-Yougoslavie.
Rien ne sera adouci non plus pour tous ceux, originaires de pays pauvres, qui, parfois au péril de leur vie, tentent de rejoindre ce qu'ils imaginent être l'Eldorado européen. Bien au contraire : début 2008 devrait être soumis au Parlement européen ce que la Cimade et d'autres organisations dénoncent comme la « directive de la honte », un texte durcissant les conditions de rétention et d'expulsion des migrants considérés en situation irrégulière. Élargi ou pas, l'espace Schengen reste balisé au Sud par les barrières espagnoles de Ceuta et Melilla, derrière lesquelles l'Union européenne ferme les yeux sur le sort réservé par l'État marocain à ceux qu'elle refoule. Tout comme elle coopère avec la dictature libyenne, aux avant-postes de sa « guerre aux migrants », finançant sur place la construction de camps de rétention, formant et équipant la police et les garde-côtes libyens.
La France, de son côté, s'emploie à respecter le refus de l'Irlande et de la Grande-Bretagne d'adhérer à la convention de Schengen. Quitte, après avoir fermé le centre de la Croix-Rouge de Sangatte il y a cinq ans, à abandonner aux soins de quelques associations des centaines de réfugiés, errant à proximité de Calais dans l'espoir de parvenir un jour, malgré une surveillance policière accrue, à traverser la Manche.
Tant que toute l'humanité ne sera pas débarrassée de la pauvreté dans laquelle la maintient la domination capitaliste, les espaces de liberté et de prospérité relatives continueront à se retrancher derrière des barrières et des barbelés. Un monde réellement sans frontières sera socialiste ou ne sera pas...