par alex » 23 Déc 2003, 14:04
Mexique : mortes en série sans coupable
Des liens entre le pouvoir et les criminels expliqueraient le fiasco de l'enquête depuis dix ans.
Par David BORNSTEIN
mardi 23 décembre 2003 LIBERATION
Selon Amnesty International, 400 femmes sont portées disparues, 370 ont été assassinées, et 137 meurtres répondent au même schéma de crimes en série. Ciudad Juarez, envoyé spécial
es premiers crimes en série sur les femmes de Ciudad Juarez ont été recensés en 1993. Dix ans après, des cadavres de jeunes filles violées et atrocement mutilées apparaissent régulièrement dans la ville. Selon Amnesty International, 400 femmes sont portées disparues, 370 ont été assassinées, et 137 meurtres répondent au même modèle en série. Les autorités mexicaines n'ont toujours pas livré la moindre piste sérieuse. Selon le gouvernement, le manque de réussite de la police locale est imputé «à ses modestes moyens et à certaines incompétences». Pourtant, des ONG, des avocats, des familles de victimes et des journalistes ont mené une enquête parallèle. «Des éléments montrent l'existence de liens entre le monde du crime, la police et le pouvoir politique, et expliquent une telle impunité», déclare Adriana Carmona, avocate de quinze mères de victimes, chargée du dossier pour la Fédération mexicaine de défense et de promotion des droits de l'homme.
Des coupables couverts
Le bilan des recherches de la justice de l'Etat de Chihuahua, depuis une décennie, a de quoi laisser perplexe. Le principal «tueur en série» arrêté est l'Egyptien Sharif Sharif. Un «bouc émissaire» de l'avis des ONG qui rappellent que 80 femmes furent assassinées après son incarcération, en 1995. En 2001, deux chauffeurs de bus sont également accusés de crimes en série. Commentaires d'Oscar Maynes, l'ancien chef des inspecteurs médico-légaux de la police locale, passé du côté des ONG : «Les preuves ont été fabriquées. La seule vérité de ce dossier est que les aveux ont été faits sous la torture.» Outre ces trois incarcérations, la plupart des «cas résolus» se sont limités à des enquêtes sur les petits amis ou les parents des victimes. «Aucune recherche n'a été menée sur les réseaux de crime organisé. Plusieurs années de dossiers ont été perdues. De nombreux corps ont été jetés dans des fosses communes sans que l'on fasse de prélèvement ADN pour identifier les victimes», ajoute l'avocate Carmona.
Plusieurs témoignages directs pointent des actes de «protection» des autorités locales vis-à-vis des criminels. Mary-Lu, la grande soeur d'Alejandra Andrade, assassinée en février 2002, rappelle ce qui l'a amenée à penser qu'on voulait «couvrir des coupables». Un coup de téléphone de la police prévient la famille de la découverte du corps de la gamine de 16 ans : visage roué de coups, nez coupé, nuque brisée, strangulation, traces de sperme de trois hommes différents dans le vagin et l'anus. «Ils l'ont trouvée en fin de journée dans un immense champ qu'ils n'ont pas passé au peigne fin avant la nuit. Or, le lendemain, une machine de terrassement avait tout nettoyé.»
Certains témoignages impliquent des agents de police dans les crimes. «Le corps de Neira Mayorga fut retrouvé dans un ravin dont le seul accès est le champ de tir du plus grand centre policier de Chihuahua», explique l'avocate de sa famille. Autre exemple, celui de la seule femme rescapée d'un enlèvement, vivant cachée aujourd'hui. Selon sa déposition de 1998, son ravisseur était le commandant de la police judiciaire fédérale, Jorge Garcia. Cette jeune fille fut séquestrée en même temps que Silvia Arce, disparue depuis cette date. Un cas également notable, celui de Gustavo Gonzalez (l'un des deux chauffeurs de bus accusés des huit crimes de novembre 2001). Il décède d'une opération chirurgicale douteuse réalisée dans la prison de Ciudad Juarez. Quant à son avocat, Mario Escovedo, il est assassiné par la police locale. Les responsables, toujours en fonction, se justifieront simplement en affirmant «l'avoir confondu avec un autre».
Narcos, patrons et orgies sadiques
De l'avis général, les meurtres de femmes requièrent une organisation importante. Leur quantité implique la participation d'hommes efficaces et nombreux pour les enlèvements. Une tâche aisée pour certains policiers servant en parallèle de sicarios (tueurs à gages) à des narcotrafiquants ou de gardes du corps à de riches familles de Juarez. De ces deux «clans», souvent liés, seraient issus les auteurs d'«orgies sadiques dont les fins sont simplement de se divertir, de mesurer sa puissance», comme le décrit un agent du FBI américain. Pour Oscar Maynes, «l'impunité dont bénéficient les meurtriers montre qu'il s'agit de gens très puissants. Or, ici, ça ne peut être que des narcos ou des patrons». L'hypothèse de réseaux de trafic d'organes a été éliminée, celle des films porno est peu crédible.
Les liens du pouvoir local et des réseaux de narcotrafiquants semblent également déterminants pour saisir les mécanismes de protection des criminels. Isabel Arvide, journaliste à Mexico, fut incarcérée à deux reprises, en août 2002 et en février 2003, par le procureur de l'Etat de Chihuahua, Jesus «Chito» Solis, pour «diffamation». Elle venait de le dénoncer, s'appuyant sur des sources militaires et fédérales, comme l'un des principaux patrons des réseaux narcos de la ville. «Chito» Solis avait été nommé procureur en 2001 par Patricio Martinez, le gouverneur de l'Etat de Chihuahua, après un attentat où l'homme politique fut touché d'une balle dans la tête. «Ayant survécu à une attaque du cartel de Juarez avec lequel il était en conflit, il s'assura alors les services du procureur, familier du milieu, pour faire le ménage», explique Oscar Cantu, le directeur du journal El Norte.
Réouverture de dossiers «fermés»
Reste à comprendre l'inaction des autorités fédérales. Le président Vicente Fox, élu en 2000 sous le signe de la démocratie et du respect des droits de l'homme, a longtemps rejeté la responsabilité du dossier sur le gouverneur de l'Etat de Chihuahua. Depuis quelques mois, sous la pression internationale, des dossiers «fermés» ont été rouverts par le ministère de la Justice. Mais aucun fonctionnaire n'a encore été sanctionné. Quant au cartel de Juarez, il est décrit par un spécialiste «comme le plus florissant du Mexique».
«Je ne sais pas si Fox est corrompu. Mais il est possible qu'il ait les mains liées par des gens de la région qui sont corrompus», commente un universitaire de Juarez. Au FBI d'El Paso (Texas), l'un des agents chargé du dossier n'hésite pas à évoquer un rapport des services secrets américains sur le sujet. Selon un article de presse en faisant état, «l'ex-gouverneur de Chihuahua, Francisco Barrio Terrazas, aurait demandé de l'argent à plusieurs occasions à Amado Carillo Fuentes, le chef du cartel de Juarez». Francisco Barrio fut gouverneur de 1992 à 1998, puis ministre chargé de la Lutte contre la corruption dans le gouvernement Fox.