(Libération @ "Grand Angle", 15 janvier 2009 a écrit :Ces rouges qui rêvent de Rosa…
Née de la fusion des ex-communistes de l’Est et des dissidents socialistes, «Die Linke» se revendique de Rosa Luxembourg, et sert de modèle à la gauche radicale française.
En moins d’une heure, les deux tombes ont disparu sous une mer d’œillets rouges. Comme chaque deuxième dimanche de janvier, des dizaines de milliers d’admirateurs s’étaient rendus, dimanche dernier, au cimetière des Socialistes de Friedrichsfelde, à l’est de Berlin, pour un hommage à Rosa Luxembourg et Karl Liebknecht. Le 15 janvier 1919, les deux figures historiques de la gauche radicale allemande furent assassinées à Berlin par une milice paramilitaire, alors que l’Allemagne, en pleine révolution, était dirigée par le social-démocrate Friedrich Ebert. A Friedrichsfelde, la foule est grise et taciturne, les visages fermés, le public plutôt âgé et largement masculin. La presse y est mal vue, à l’exception des organes néocommunistes que sont Neues Deutschland et Junge Welt.
«Paix, droiture, courage»
En cette journée glaciale, beaucoup sont venus exprès du fin fond de l’ex-RDA. Comme ce couple de retraités saxons qui assiste à la commémoration chaque année depuis 1985. Cette fois encore, pour le 90e anniversaire de l’assassinat de Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg, ils ont acheté trois œillets à l’entrée du cimetière. Un pour Rosa, un pour Karl, le troisième pour Ernst Thälmann, le patron du Parti communiste allemand (KPD) de 1925 à 1933, mort en déportation à Buchenwald en 1944. La femme admire «leur courage, quand aujourd’hui tant préfèrent rester assis au fond de leur fauteuil plutôt que d’agir». Son mari juge le pèlerinage de cette année «plus important que jamais, à l’heure où le capitalisme est au bord du gouffre».
Tous deux se dérident un peu à la vue d’un groupe d’amis, accoudés au stand saucisses-vin chaud. Comme eux, ce sont des militants du parti d’extrême gauche Die Linke («la gauche», en allemand), né le 16 juin 2007 de la fusion du parti néocommuniste PDS, héritier du parti communiste SED de l’Allemagne de l’Est, et des dissidents de gauche du parti social-démocrate SPD, emmenés par Oskar Lafontaine. «J’ai un rapport très émotionnel à Karl Liebknecht et à Rosa Luxemburg, explique Ulrich, 63 ans, ancien professeur de collège. Ils représentent pour moi le socialisme, l’engagement pour les libertés, la paix, l’égalité, la droiture, le courage.» Ulrich est venu de Hambourg pour assister à la Conférence internationale Rosa-Luxemburg, où les militants d’extrême gauche sud-américains tiennent un stand à côté des Palestiniens, des altermondialistes, des mouvements de lutte anti-impérialistes du Sénégal ou de Cuba. L’entrée coûte 21 euros - 15 pour les chômeurs et les retraités.
10 % d’intentions de vote
Die Linke, cette alliance de l’ancienne élite communiste de l’ex-RDA et des déçus de la social-démocratie, est souvent citée en France comme un modèle par ceux qui tentent de construire une alternative à gauche du PS. Exemple revendiqué par Jean-Luc Mélenchon, Die Linke intéresse le PCF et ne laisse pas indifférent Olivier Besancenot et son futur Nouveau Parti anticapitaliste (NPA). Tout en donnant quelques angoisses aux responsables du Parti socialiste.
Outre-Rhin, Die Linke forme un mélange improbable mais redoutablement efficace sur le plan électoral. Créditée de plus de 10 % des intentions de vote, La Gauche malmène le Parti social-démocrate SPD, réduit, depuis la défaite de Gerhard Schröder en 2005, à jouer le rôle de junior partner d’Angela Merkel à Berlin. Die Linke est représentée aux parlements régionaux de dix des seize Länder, ainsi qu’au Bundestag, le Parlement fédéral, avec 54 députés. Il codirige, avec le SPD, la ville de Berlin et compte de nombreux maires en ex-RDA. Jusqu’ici, partout où il se présente, il passe le cap des 5 %, en dessous duquel un parti n’a pas d’élu.
Cette poussée a aussi ses limites : ni dans l’ouest du pays ni au niveau fédéral, Die Linke ne peut espérer accéder au pouvoir. «Une alliance du SPD avec Die Linke est impossible à envisager pour une majorité d’Allemands de l’Ouest», assure l’historien Heinrich August Winkler (1). Aux yeux des électeurs de gauche restés fidèles au SPD, le parti traîne derrière lui, comme un boulet, le passé trouble de nombreux adhérents est-allemands. Beaucoup de «chaussettes rouges», comme on les appelle avec ironie à l’Ouest, ont soutenu la dictature communiste, voire collaboré avec sa police politique, la Stasi. Sur 73 000 inscrits, plus des deux tiers sont issus de l’ex-RDA.
Surtout, SPD et Die Linke ne sont d’accord sur aucun sujet ou presque. Politique étrangère, économique et sociale, éducation… Aucun terrain d’entente n’est possible entre les deux partis. C’est la raison pour laquelle Gerhard Schröder a dû céder la place à Angela Merkel en 2005 : sur le papier, SPD, Verts et Die Linke avaient la majorité absolue au soir des élections, avec 336 sièges sur 615. «Mais une majorité arithmétique n’est pas une majorité politique», insiste Heinrich August Winkler. Le SPD de Hesse, un Land de l’ouest du pays, en a fait l’amère expérience. La tête de liste sociale-démocrate, arrivée en tête aux élections régionales voici un an, a tenté l’alliance à gauche. Elle s’est fait débouter par son propre parti. Les électeurs de Hesse sont de nouveau appelés aux urnes ce dimanche. Cette fois, la victoire du candidat de droite ne fait aucun doute.
«Les partisans de Die Linke viennent d’horizons très différents, admet Marianne Linke, députée du parti au parlement régional du Mecklenbourg-Poméranie, au nord de l’ex-RDA, et ex-ministre des Affaires sociales de ce Land. Die Linke, c’est un peu comme une famille. Jeunes ou vieux, retraités, chômeurs ou actifs, habitants de l’Est ou de l’Ouest, tous veulent avant tout la paix et sont mécontents de voir l’Allemagne exporter tant d’armes. Tous refusent les inégalités sociales liées au chômage et aux bas salaires. Tous veulent l’abolition de Hartz IV.» La réforme du marché du travail du gouvernement Schröder, adoptée en 2005, porte le nom d’un ancien directeur du personnel de Volkswagen, l’un des conseillers de l’ex-chancelier social-démocrate. En Allemagne, Hartz IV est synonyme du déclassement social des chômeurs de longue durée.
Markus, informaticien de 43 ans, est, lui, un déçu des Verts qu’il a activement soutenus dans les années 80, «à l’époque où ils étaient encore à gauche». C’était avant ce qu’il appelle la «compromission» avec la social-démocratie, la participation au gouvernement Schröder, responsable des réformes sociales qui ont privé les chômeurs de longue durée d’une partie de leurs indemnités chômage. Markus est animé de solides convictions anticapitalistes et anti-impérialistes.
«Vieux, déçus et perdants»
Comme Daniel, un étudiant de Dortmund de 27 ans. Lui vote par défaut pour La Gauche sans être convaincu par ce «parti poussiéreux de vieux» qui ne laisse aucune place aux trotskistes comme lui. «Die Linke, c’est un parti social-démocrate de gauche, qui défend les positions qui étaient celles de la social-démocratie avant. Un parti trop réformateur, se moque-t-il. Regardez ce qui se passe lorsque Die Linke participe au gouvernement ! Au parlement régional de Berlin, ils ne font que cautionner la politique libérale et pragmatique du SPD ! Ils ne parlent même plus d’abolir les réformes sociales de Schröder ! Ils ne remettent même pas en cause la propriété !» Fines lunettes d’intellectuel, tenue noire des autonomes, Daniel regrette que la gauche allemande n’ait produit aucun personnage d’envergure digne de Che Guevara ou de Hugo Chávez. A part peut-être Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg.
«Les électeurs de la gauche de la gauche viennent d’horizons hétérogènes, résume le politologue Gero Neugebauer. A l’Est, l’essentiel est constitué de l’ancienne élite du régime communiste et de ceux qu’ils ont socialisés : leurs descendants. Un second groupe est constitué des déçus et des perdants de l’unification. A l’Ouest, on trouve des gens qui n’avaient encore jamais voté à gauche, d’anciens électeurs des Verts et du SPD, des protestataires qui changent de parti selon les scrutins. Ce qui est intéressant, c’est que ces électeurs ne sont pas persuadés des compétences de Die Linke à gouverner. Ils se laissent plutôt guider par le charisme de Gregor Gysi [ex-dirigeant du PDS] et d’Oskar Lafontaine.»
«Die Linke est un concept hétéroclite qui peut fonctionner tant qu’il enregistre des succès électoraux, et tant que le SPD est au pouvoir, ajoute le politologue Karl Schroeder. Si après les élections de septembre, Angela Merkel parvient à former une coalition de centre droit avec les libéraux, le SPD, dans l’opposition, défendra les positions qui sont actuellement celles de Die Linke et repoussera celle-ci davantage sur la gauche, lui faisant perdre une bonne part de son électorat.»
Dans ce contexte, le culte de Rosa Luxemburg (et accessoirement de Karl Liebknecht) arrange tout le monde. Ce culte entretenu par la RDA permettait au Parti communiste est-allemand de se revendiquer de racines dans l’histoire allemande. «Rosa Luxemburg est le symbole de la révolution, résume Klaus Schroeder. Elle a dit tout et son contraire. Elle était pacifiste, en ce sens qu’elle a refusé la Première Guerre mondiale. Mais elle était pour la guerre civile et, en ce sens, tout sauf pacifiste. Elle était pour la violence !»
A Berlin, le couple saxon nostalgique de l’ex-RDA a depuis longtemps plié bagage quand Daniel et ses copains abaissent leur capuche noire pour se masquer le visage avant d’aller défiler aux cris de «la Palestine aux Palestiniens». Au même moment, plus à l’ouest dans la ville, une partie de la direction de Die Linke marche aux côtés de la communauté juive de Berlin pour manifester son soutien à Israël… Et Markus se demande ce qu’il doit penser de cette cacophonie.
(1) Auteur d’une Histoire de l’Allemagne XIXe-XXe siècle, Fayard, 2005.