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Couvre-feu en Tunisie après une vague de violences
LE MONDE | 13.06.2012 à 11h53 • Mis à jour le 13.06.2012 à 11h53
Par Isabelle Mandraud (Tunis, envoyée spéciale)
Affrontements à Intilaka, dans la banlieue de Tunis, mardi 12 juin, entre des manifestants et la police.
Le couvre-feu a été instauré à Tunis, mardi 12 juin, de 21 heures à 5 heures du matin, et dans sept autres gouvernorats du pays, à Ben Arous, Manouba, l'Ariana, dans la banlieue de la capitale, mais aussi à Sousse, Monastir, Jendouba, Médenine et dans la ville de Ben Gardane, près de la frontière libyenne.
Cette décision, prise par le premier ministre, Hamadi Jebali, peu avant 20 heures, fait suite à une soudaine flambée de violence au cours de laquelle des salafistes et des jeunes se sont affrontés aux forces de sécurité, faisant plus de 100 blessés, dont 65 parmi les policiers, selon un premier bilan établi par le ministère de l'intérieur.
En l'espace de vingt-quatre heures, des postes de police, des sièges de parti politique et celui de l'Union générale des travailleurs tunisiens (UGTT), la puissante centrale syndicale, ont été incendiés, des routes bloquées en plusieurs endroits. A Sijoumi, un tribunal, spécialisé dans les affaires financières, a été la proie des flammes.
"Nous sommes entrés dans une phase au cours de laquelle nous pourrions voir des incidents similaires se produire", a annoncé en fin d'après-midi, mardi, le ministre de l'intérieur, Ali Larayedh, devant l'Assemblée constituante tunisienne. "Nous nous attendons à ce que cela continue dans les jours à venir", a ajouté le ministre.
DES TENSIONS AUX MULTIPLES ORIGINES
La situation a été jugée d'autant plus préoccupante qu'elle a correspondu avec la diffusion, abondamment relayée sur les sites Internet, d'un appel attribué à Ayman Al-Zawahiri, dans lequel le chef d'Al-Qaida, successeur d'Oussama Ben Laden, incite les Tunisiens à réclamer la charia.
Puis la tension est encore montée d'un cran avec un autre message, d'un "chef" salafiste tunisien cette fois, Abou Ayoub, qui appelle dans une vidéo à "un soulèvement populaire" vendredi, tout en qualifiant de "pseudo-islamisme" la politique du parti islamiste au pouvoir, Ennahda. En octobre 2011, le même avait lancé les attaques contre la chaîne de télévision Nessma TV.
Les incidents, qualifiés "d'actes terroristes" par le porte-parole du ministère de l'intérieur, Khaled Tarrouche, ont commencé à éclater le 10 juin, jour de la fermeture du Printemps des arts, principale manifestation tunisienne des arts plastiques depuis une dizaine d'années, organisé au palais Abdellia, dans la banlieue chic de Tunis, à La Marsa. Plusieurs artistes y exposaient leurs œuvres récentes, leur angoisse aussi.
"NIQAB NI SOUMISE"
Une majorité de peintures avaient pour thème principal des "barbus" ou des femmes en niqab. L'une des toiles, particulièrement visées par les salafistes, montrait une femme nue entourée d'hommes noirs portant la barbe avec, à la place du sexe, un plat de couscous. Un mobile géant monté sur un ring affichait des punching-balls avec des têtes de femmes voilées, musulmane, juive ou chrétienne. Des tableaux-affiches inventaient les slogans "République islaïque de Tunisie" ou "Niqab ni soumise".
Dimanche, un homme est venu avec un huissier faire un "constat" sur les œuvres exposées. Puis quelques salafistes sont entrés, aussitôt sifflés et suivis par la foule des invités dans une atmosphère électrique.
"Des policiers m'ont demandé de retirer des œuvres, ce que j'ai refusé, et nous avons lancé un appel sur Facebook pour qu'un maximum de personnes viennent nous soutenir", expliquait alors Yosra Ben Ammar, une galeriste de 37 ans, qui exposait quelques-uns des artistes les plus contestés. La police s'est déployée devant le palais pour empêcher tout débordement, mais la nuit suivante, des affrontements ont éclaté avec des salafistes revenus plus nombreux.
Une poignée d'entre eux est parvenue à s'introduire à l'intérieur et a détruit quatre œuvres. "Les artistes sont aujourd'hui menacés, ils sont dans la ligne de mire. Faut-il faire de l'art officiel ?", déplorait le lendemain matin Aïcha Gorgi, une autre galeriste en découvrant des graffitis sur les murs du palais où l'on pouvait lire : "Mécréants. Ennahda, les salafistes et Hezb-ut-Tahrir sont frères."
Après le cinéma, la télévision, le théâtre, déjà la cible d'incidents à répétition, les artistes peintres ont désormais le sentiment d'être à leur tour visés par des extrémistes religieux. Cette chronologie a d'ailleurs inspiré un "manifeste des 70", intellectuels et artistes, pour dénoncer "l'idéologie islamiste [qui] avance pour imposer à la société tunisienne son ordre dogmatique".
CRIMINALISER "LES ATTEINTES AU SACRÉ"
Accusé de "complaisance", voire de connivence, avec les salafistes, le gouvernement dirigé par M. Jebali, secrétaire général du parti islamiste Ennahda, a réagi dans deux directions opposées : en procédant, d'un côté, à plus de 160 interpellations et en condamnant la violence, mais aussi en annonçant son intention de déposer une plainte contre les organisateurs de l'exposition et le dépôt d'un projet de loi... pour criminaliser "les atteintes au sacré".
"L'atteinte au sacré est une ligne rouge, a prévenu devant la presse, mardi, Nourredine Khadmi, le ministre des affaires religieuses, qui a lancé un appel au calme à travers une consigne passée aux imams officiels. Il faut respecter le peuple tunisien, sa dignité, sa civilisation et son histoire." A ses côtés, Mehdi Mabrouk, le ministre (indépendant) de la culture, a annoncé la fermeture du palais Abdellia.
Des gardiens de prison viendront renforcer la sécurité des tribunaux, a affirmé le représentant du ministère de la justice. "Ils ont reçu l'ordre d'utiliser tous les moyens, y compris les tirs à balles réelles pour déjouer de nouvelles attaques", a-t-il précisé. Fin mai, AliLarayedh avait déjà annoncé que les forces de sécurité seraient habilitées à recourir aux tirs à balles réelles en cas d'attaques "des institutions souveraines".
Mardi, dans la nuit, la police menait des opérations de ratissage dans les quartiers populaires de Tunis. Ces incidents, les plus graves intervenus depuis des mois en Tunisie, risquent de porter un coup fatal au tourisme au moment où s'ouvre la période estivale. Bien que toujours soumise à l'état d'urgence, la Tunisie n'avait plus connu de couvre-feu depuis mai 2011.
Isabelle Mandraud (Tunis, envoyée spéciale)
l'absence de toute organisation ouvrière de la scène politique leur ouvre un boulevard.