a écrit :Un coup d'Etat institutionnel bouscule la présidentielle en Egypte
LE MONDE | 15.06.2012 à 12h56 • Mis à jour le 15.06.2012 à 12h56
Par Claire Talon (Le Caire, correspondance) avec Christophe Ayad
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Des militaires égyptiens empêchent l'accès de manifestants à la Haute Cour constitutionnelle, au Caire, le 14 juin.
Un inquiétant parfum de coup d'Etat institutionnel flotte sur l'Egypte à la veille du scrutin présidentiel prévu les 16 et 17 juin. Il a suffi d'un jugement de la Haute Cour constitutionnelle, jeudi 14 juin, pour dissoudre un Parlement élu cinq mois plus tôt et supprimer, par ricochet, l'Assemblée constituante élue la veille par les parlementaires, rayant d'un trait un an et demi de transition démocratique.
Tout un processus, certes chaotique et souvent incohérent, mais qui progressait tant bien que mal vers le transfert du pouvoir de l'armée à une instance civile dotée d'une légitimité raisonnable. Un processus défini dans la Déclaration constitutionnelle adoptée en mars 2011 par référendum et qui devait s'achever par l'élection d'un président de la République.
A la veille du scrutin, l'Egypte n'a donc ni Parlement ni Constitution. Mais les plus hauts juges de l'Etat ont décidé que la loi électorale ayant permis d'élire le Parlement, rédigée par le Conseil suprême des forces armées (CSFA), qui dirige le pays depuis le départ d'Hosni Moubarak le 11 février 2011, était anticonstitutionnelle. En permettant aux partis politiques de présenter des candidats aux sièges réservés aux candidats individuels, cette loi violerait l'égalité des chances entre candidats indépendants et partis, qui concourent déjà au scrutin de liste. En conséquence, le Parlement est déclaré illégitime et les deux Chambres sont dissoutes.
L'échéance présidentielle, qui oppose un Frère musulman, Mohammed Morsi, et un ancien militaire, Ahmed Chafik, reste maintenue malgré tout, se sont empressées de préciser les autorités militaires. Comme si le but de la manœuvre avait été d'abord de limiter le pouvoir des Frères musulmans qui dominaient les deux chambres du Parlement, et dont l'armée redoutait la mainmise.
AHMED CHAFIK RENFORCÉ
Dans un deuxième arrêté, la Cour a également invalidé une loi votée par le Parlement quelques semaines avant la présidentielle, qui interdisait aux responsables de l'ancien régime de se porter candidat. Ahmed Chafik, dernier premier ministre d'Hosni Moubarak et considéré comme le candidat de l'armée, qui a remporté 24 % des suffrages au premier tour, était visé : il sort renforcé de ce coup de tonnerre judiciaire.
Ces décisions renforcent le spectre d'un coup d'Etat déguisé, d'autant plus que le CSFA s'est arrogé les prérogatives du Parlement dissous et cumule désormais tous les pouvoirs, exécutif comme législatif. Sans attendre, les militaires ont également déclaré qu'ils allaient désormais travailler à l'élaboration d'une Constitution provisoire, la Constituante étant dissoute.
"Elire un président sans parlement et sans Constitution, c'est élire un président qui a des pouvoirs que même la pire des dictatures ne connaît pas", s'est étranglé Mohammed ElBaradei, l'ancien président de l'Agence internationale de l'énergie atomique. D'autant que, deux semaines après l'abolition de l'état d'urgence, un décret émis mercredi par le ministère de la justice autorise les services de renseignements et la police militaire à arrêter des civils et à les déférer devant des tribunaux militaires. Cette disposition alimente les pires craintes des organisations de défense des droits de l'homme.
ARRANGEMENTS SECRETS
Derrière l'apparente indépendance des décisions de la Haute Cour constitutionnelle et le moment choisi, pour le moins inopportun, les Egyptiens s'interrogent : les militaires ont-ils été indisposés par l'entêtement des Frères musulmans à vouloir dominer la nouvelle Assemblée constituante ? La dissolution du Parlement est-elle une mesure de rétorsion ? Au-delà de l'épreuve de force de plus en plus manifeste entre l'armée et la confrérie, militants libéraux et révolutionnaires soupçonnent des arrangements secrets. Ils en veulent pour preuve l'apparente sérénité avec laquelle le candidat de la confrérie, Mohammed Morsi, a dit accepter les décisions des juges.
"Les Frères doivent cesser de jouer ce jeu auquel nous sommes complètement étrangers, ils devraient être sur la place [Tahrir] maintenant", a déclaré sur Al-Jazira le député libéral Wahid Abdel Meguid. Pour Abderrahmane Ayach, exclu de la confrérie, "il s'agit d'un véritable coup d'Etat militaire, mais c'est la faute des Frères". A l'instar du juge Mahmoud Al-Khodayri, militant pour l'indépendance de la justice, nombre de libéraux appellent les Frères musulmans à retirer leur candidat et à boycotter le second tour.
En vain. Malgré les provocations des révolutionnaires qui se répandaient en invectives sur Twitter -"Où êtes-vous, bande de lâches ? Alors, on descend à Tahrir ?"-, les Frères n'ont pas appelé à manifester, annonçant qu'ils respectaient la décision de la Cour et maintenaient leur participation à la bataille électorale. "Malgré les tentatives des appareils de sécurité d'Hosni Moubarak, les Egyptiens se rendront aux urnes par millions pour sauver la révolution et voter pour Mohammed Morsi", ont déclaré les responsables de leur campagne, tirant parti de la situation pour se présenter comme les derniers gardiens de la révolution.
Le scrutin de samedi et dimanche ressemble désormais, pour les Frères musulmans, à la bataille de la dernière chance. Mais, quel que soit le futur président de l'Egypte, sa légitimité sera très fragile. Avec une justice politisée et des procédures démocratiques discréditées, les Egyptiens mettront sans doute du temps à faire confiance à la démocratie.
Claire Talon (Le Caire, correspondance) avec Christophe Ayad
commentaire neuneu de la correspondante qui ne retire rien à l'intérêt pratique du papier.