Michel a écrit :le principe si connu dans le mouvement ouvrier, de droit des peuples à disposer d'eux-mêmes et à créer leur Etat, y compris sous direction bourgeoise ?
Ce n'est pas, à mon sens, un
principe (entendu comme un
axiome, comme une évidence première ou fondement se passant d'une démonstration) du mouvement ouvrier (sans même discuter des positions de Rosa, qui ne s'accorderaient guère en l'occurrence). Le principe, c'est (pour Rosa comme pour Lénine) la réponse à cette question : qu'est-ce qui peut renforcer la classe ouvrière (en général, et pas une fraction d'entre elle) ? C'est en répondant à cette question que Lénine en déduit, à un moment et dans un contexte donné, qu'il faut soutenir les droits des nations opprimées à l'autodétermination, à la séparation, etc. Mais on ne peut pas reprendre cette conclusion toute faite sans comprendre ce qui la fonde, et donc sans repartir de la question première et refaire l'ensemble du raisonnement avec les données particulières de la situation particulière qui nous occupe. Bref, il faut répondre d'abord aux questions que tu poses par ailleurs. Et pas, comme certains le font ici ou là, agiter des abstractions aussi vaines que "la liberté" ou "le droit", et estimer dès lors l'ensemble de la question comme étant tranchée...
Peut-on aller voir ces prolétaires demeurant en Catalogne en leur disant que nous, communistes trotskystes, sommes contre le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes ?
Pourquoi ferions-nous une telle chose ?
Je ne sais pas au juste ce que les travailleurs disent et pensent en Catalogne, il faudrait pour cela une organisation véritablement implantée dans la classe ouvrière. Il faudrait pourtant le savoir, pour discuter concrètement d'une intervention possible, de comment, avec quels mots, quels axes exactement, etc. défendre une politique correspondant aux intérêts des travailleurs. Or, j'ai beau lire les différents textes de l'extrême-gauche publiés en français ou en espagnol, cela ne semble pas intéresser grand monde.
L'état d'esprit de la classe ouvrière en Catalogne, en fait, personne à l'extrême-gauche ne le connaît exactement, étant donnée la faiblesse de ses différentes organisations dans les entreprises en Espagne en général, en Catalogne comme ailleurs. Ce que l'on peut constater, c'est que la journée de grève générale appelée le 3 octobre dernier n'a pas donné lieu à des grèves massives dans les secteurs les plus importants (l'industrie a tourné normalement, par exemple, de ce que j'en ai compris, mais détrompez-moi si besoin, ce n'est pas si simple à savoir). Mais cela ne permet absolument pas de conclure (après tout ce n'est pas une si mince affaire que de faire grève, sans le soutien d'ailleurs des principaux syndicats). Il est juste possible de constater que l'attachement à l'indépendance (ou même aux droits démocratiques... vue l'attitude de Rajoy et de l'Etat espagnol le 1er octobre, cela dépassait largement la seule question de l'indépendance) n'est pas pour le moment le ferment d'une grande combativité. Mais bien sûr, pour déterminer une attitude, l'infléchir éventuellement selon les besoins, il faudrait pouvoir apprécier cela au jour le jour... Alors, faute de savoir ce que les travailleurs de Catalogne pensent, en constatant simplement qu'ils ne s'engagent pas dans la lutte avec leurs propres armes, nous ne pouvons parler que de grandes généralités.
D'abord, nous n'avons certainement aucune raison de nous opposer au droit des peuples à disposer d'eux-mêmes (ce qui ne dit rien de la position que nous pourrions avoir sur l'indépendance en général, ni concrètement vis-à-vis d'un référendum particulier, notamment celui du 1er octobre dernier). Dans certaines conditions, nous pourrions même mesurer qu'il est nécessaire de prendre part à certains initiatives, ou même d'en être les plus farouches défenseurs (si, par exemple, il existait une véritable situation d'oppression nationale...) ; mais sans pour autant mettre sous le tapis les autres questions ! Ni d'ailleurs défendre nécessairement l'indépendance...
Nous serions donc dans tous les cas tenus de dénoncer tous les nationalismes (et la diversion effectuée depuis si longtemps maintenant par les nationalistes catalans, avec la bénédiction d'ailleurs d'une partie de l'extrême-gauche) ; de dire qu'il n'est pas dans l'intérêt des travailleurs en général de voir de nouvelles frontières et de nouveaux États surgir, ni dans l'intérêt des travailleurs de Catalogne en particulier, dont les conditions de l'exploitation ne seraient pas modifiées favorablement d'un iota, pas plus que les droits démocratiques d'ailleurs, par la seule magie de l'indépendance ; de nous opposer à tous les préjugés réactionnaires qui nous empoisonnent... Parce qu'une fois les travailleurs catalans drapés dans les couleurs nationales, l'intérêt supérieur de la glorieuse nation catalane, travailleuse, sérieuse et tout le toutim, bref, imbus de fierté nationale, de la plus pernicieuse des idéologies de la bourgeoisie, et séparés d'un terrible fossé du reste de leur classe, les conditions pour une mobilisation du monde du travail (sur son propre terrain) seraient (seront) pires que jamais, État catalan indépendant ou non... Bien sûr, il faudrait discuter de comment dire tout cela exactement...
Nous serions aussi dans l'obligation de chercher comment nous adresser à l'ensemble des travailleurs, de toutes les origines, langues, etc. Non seulement sur la question mise à l'ordre du jour par les Puigdemont et compagnie, à savoir l'indépendance, mais aussi sur celles que les travailleurs doivent mettre eux-mêmes à l'ordre du jour... Nous devrions bien d'une façon ou d'une autre chercher à ne pas nous laisser commander ce qui est discuté, peut-être en utilisant, s'il existait en force suffisante, le sentiment de ras-le-bol que bien des travailleurs doivent avoir quant à cet interminable "proces"... De l'exprimer, de lui donner un fondement et une orientation, etc. Bref : autodétermination d'accord, mais pour déterminer quoi qui changerait vraiment nos vies ? Le référendum, d'accord, mais pour voter quoi qui compterait vraiment pour nous ? Il faudrait bien envisager cette question, explorer les possibilités qu'il y aurait à s'exprimer en ce sens (je ne dis pas que c'est simple, ni même possible ou souhaitable aujourd'hui -encore une fois, je ne suis pas en Catalogne)...
Car dans les usines catalanes (et ça il n'y pas besoin d'organisation largement implantée pour le savoir), il y a des Algériens, des Marocains, des Français, des Péruviens, des Équatoriens, des Colombiens, etc. etc. Et bien sûr des Espagnols de toutes les Autonomies de l’État et, oui, des Catalans. Les uns comme les autres ayant toutes sortes d'opinions quant à l'indépendance (sans doute peut-on trouver des travailleurs immigrés pour défendre avec ardeur l'indépendance, et des Catalans issus des plus vieilles familles, des comtes du XIIe siècle, ou que sais-je encore, pour s'y opposer absolument). Et, bien sûr, il faudrait aussi bien s'adresser aux travailleurs du reste de l’État espagnol, où le résultat de la période actuelle est tout aussi catastrophique, puisque ce que l'on voit c'est le renforcement du nationalisme, le resserrement des rangs derrière l'Etat et même Rajoy, le fleurissement des drapeaux espagnols à tous les coins de rue, etc.
Bref, je crois que nous devrions chercher une attitude concrète, dans des situations concrètes, en restant attentif à ce qui se passe indépendamment de nous (les Puigdemont, Mas, Pujol, Junqueras, etc. n'ont aucun besoin des communistes révolutionnaires comme supplétifs... ou comme mouche du coche), en saisissant toutes les opportunités pour défendre notre programme (y compris contre la répression menée par Rajoy, mais sans omettre pour autant tout le reste !). Et sans doute oui, en restant attentif aussi à ce que sont les CDR (pas des embryons de soviets en l'état actuel des choses, mais sait-on jamais... quelles dynamiques peuvent jouer dans une situation de crise politique -alors que la crise économique pèse encore fortement, même en Catalogne-, et par où pourraient s'exprimer les différentes fractions des différentes classes...) ; à leur composition sociale (et non pas aux références à une "République sociale", formule tout à fait acceptée par le PdeCat...), à la possibilité d'y intervenir sur des bases de classe (pour peu que cela ait un intérêt quelconque, donc selon la réponse à la question précédente, parce que bien sûr il y a
déjà toute une série de gens -étudiants, gauchistes en tous genre- pour y discuter de la nécessité d'une mobilisation ouvrière pour la République sociale, c'est-à-dire toutes sortes de nationalistes de gauche ou d'extrême-gauche, aux discours radicaux et truffés de références au mouvement ouvrier, pour en fin de compte ne faire rien de plus que d'appeler à la rescousse les travailleurs... comme marchepied), etc.
Mais tout cela, faute d'un parti, ou d'une organisation au moins largement implantée, est de toutes façons une discussion parfaitement en l'air... Alors, faute de mieux, on peut essayer de prendre la position général la plus juste, qui permet le mieux d'armer ceux qui nous lisent et, simplement, de maintenir notre programme ! Et éviter de croire que l'on peut jouer un rôle central, et discuter comme si l'on pouvait manœuvrer avec un parti aguerri et de larges franges de la classe ouvrière derrière nous... mais profiter d'éventuelles occasions pour construire les embryons d'un futur parti.
Deux dernières remarques :
1. Ce n'est pas parce que la grande bourgeoisie catalane ne montre apparemment pas d'intérêt pour un Etat catalan indépendant (et même plutôt une hostilité, moins liée d'ailleurs à son parfait désintérêt pour un tel Etat éventuel qu'à sa peur très concrète et immédiate de l'instabilité financière à court terme), que cela renforcerait mécaniquement la classe ouvrière, ou serait automatiquement dans son intérêt, ou même changerait quoi que ce soit au rapport de force entre la bourgeoisie et les travailleurs, à quelque échelle que ce soit (de la Catalogne, de l'Espagne ou que sais-je). Ce raisonnement (qui fonde l'essentiel des discours d'extrême-gauche...) est à mon sens parfaitement ridicule : la bourgeoisie catalane pourrait parfaitement être à la fois affaiblie dans la compétition internationale, et être néanmoins renforcée vis-à-vis de la classe ouvrière en Catalogne (à qui elle pourrait bien dire : serrons-nous la ceinture, chers compatriotes... pour la liberté, bien sûr), ainsi que son Etat (ses Mossos en particulier). A mon avis, la comparaison avec le Brexit dont parle Révolution Permanente dans un article commenté plus haut n'est (sur cet aspect précis) pas idiot : la grande bourgeoisie britannique n'avait manifestement pas follement envie du Brexit (comme dirait l'autre, "le capital financier et ses multiples représentants" était dans l'autre camp) ; mais cela ne transforme pas pour autant le Brexit en une victoire pour la classe ouvrière britannique...
2. La question n'est pas de savoir (comme bien des groupes d'extrême-gauche semblent le croire) comment
mettre en mouvement la classe ouvrière de Catalogne ou d'ailleurs (sans se préoccuper des objectifs qu'elle se donnerait... selon le "principe" qui dit que "tout ce qui bouge est rouge"), en cherchant je ne sais quel mot d'ordre ("République sociale", "Assemblée constituante", etc.), structure (comité, assemblée, etc.) ou autre et en se payant finalement de mots sur "la participation aux luttes" ; mais de se demander, si la classe ouvrière prenait le chemin de la lutte (quel qu'en soit la raison immédiate), qu'aurons-nous fait pour qu'elle puisse agir de façon autonome (pour commencer : pas dans des comités/assemblées où elle est/serait noyée dans la petite-bourgeoisie, façon 15M-Puerta del Sol...), pour qu'elle puisse se doter d'une direction défendant ses intérêts de classe et d'objectifs correspondants ? Je crois qu'une partie de l'incompréhension avec bien des groupes vient de là, d'une différence d'appréciation profonde quant aux tâches des révolutionnaires... Et les différences d'attitudes aussi.
Bref, tout cela est loin d'épuiser la question, et tout cela est éminemment discutable... mais je m'arrête là.