Catalogne

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Une opérette catalane

Message par Jacquemart » 31 Oct 2017, 20:27

modération : Ce fil, créé à l'origine comme séparé, a été réintégré ultérieurement dans le fil "Catalogne"

Récit d'un camarade en vacances à Barcelone.

Episode 1 - « On n’a pas à payer pour les autres » - Mercredi 25 octobre

Pas de tracts, à Barcelone. Si tu veux t’informer, il faut acheter les journaux. Ma première interlocutrice m’aide à en choisir un « indépendantiste », qui est « mas por alla ». Mais par « plus par-là », que veut-elle dire ? Plus « por alla »… vers la gauche ou la droite ? Elle m’éclaire : « Le problème, ici, c’est qu’il y a beaucoup de problèmes », puis s’en va.

Je vais à Sitges voir Soledad. J’entreprends une bourgeoise dans le bus. « La Catalogne est riche. Regarde : tu vois de telles tours, dans le reste de l’Espagne ? Nous avons travaillé, comme toujours en Catalogne. Tu crois que l’Espagne et ses corrompus vont pouvoir prendre tout ça ? Nous ne devons plus payer pour les autres. »

Soledad, elle, voit dans la situation un tracas. Au travail, 3 des 5 employés de la boutique sont pour l’indépendance. Alors, on évite d’en parler. Elle-même n’aime pas le catalan, même si elle le comprend. Mais elle répond toujours en espagnol. Son compagnon, plutôt de droite, et catalan, a manifesté dimanche dernier pour rester espagnol. Elle se sent mieux, depuis cette manifestation massive.

Peu de drapeaux catalans, dans cette ville de bord de mer. Mais plus, dit-elle, dans les villages alentour.

Le soir, 200 ou 300 enseignants sont devant la mairie de Barcelone pour défendre leur dignité professionnelle, offensée par les propos de Rajoy. Le système éducatif catalan est bien plus avancé que le reste de l’Espagne mais est menacé ; toutes les lois progressistes sont invalidées par le gouvernement corrompu de Madrid. Et puis, il faut bien défendre le catalan, sinon il va mourir. C’est un service à rendre aux immigrés, cette immersion en catalan. Si Pujol était corrompu ? Oui, mais de mèche avec le PP. Et Mas ? Oui mais non. Et Puidgemont ? Non. Et puis, les aides sociales vont bien plus à l’Andalousie qu’à la Catalogne. Pourquoi ?


Episode 2 - Autour des étudiants - jeudi 26 octobre

Le lendemain, c’est le jour des étudiants. Tous se rassemblent, drapés de la toile catalane qui leur va si bien dans le soleil. Pablo, un jeune communiste chilien, me vend un journal qui explique que l’indépendance est le premier pas vers la révolution sociale. Je regrette que le journal soit écrit en catalan, mais lui a réussi à l’apprendre très vite. Et la classe ouvrière ? Il est un peu ouvrier… que sont les étudiants, dans la société capitaliste ?

C’est la fête, cette manif. Ils ont compris, me disent-ils, ce que leurs parents comprennent moins : qu’il faut l’indépendance. Ils sont quoi… 2000 ? Mais les slogans, comme toujours, sont rigolos : « si tu as un fils anormal, ne le traite pas mal, engage-le à la police nationale » (différente de la bonne police catalane) ; « A los tiburones los borbones ! » (les Bourbons aux requins !).

Un jeune passionaria explique à la police pourquoi elle est révoltée. Une vieille dame, édentée, vient l’insulter. Je lui demande ce qu’elle reproche à cette jeune : « d’être conne… que se passera-t-il, si tout l’argent s’en va ? Encore une crise ? »

J’arrête une femme de mon âge qui, mallette à la main, passe sur sa pause du midi, pour lui demander si la police au coin de la rue est catalane ou nationale. « Nationale, et c’est une agression », me dit-elle, rageuse. Elle a voulu voter au référendum, le 1er octobre, et a vu faire cette police nationale. Elle voulait voter « non », et, si c’était à refaire, elle voterait blanc. Son fils voterait, maintenant, pour l’indépendance. Tout a commencé en 2010 : Rajoy a invalidé nombre de lois, celle empêchant les expulsions, celle permettant une nouvelle politique énergétique. C’est un corrompu qui veut mettre tout le monde à genou.

Je rejoins la manif. Un jeune porte l’étrange inscription graffitée sur son tee-shirt : « Les ouvriers n’ont pas de patrie ». Il est trotskyste, comme ses deux potes qui l’accompagnent, et s’excuse presque d’être là.

Un jeune ouvrier tatoué et blanc de peinture regarde passer les troupes. Je lui demande son avis : « ça m’est égal, ça ne changera rien ». Mais peut-être est-il immigré ? Non, il est catalan, mais il ne voit pas ce que ça changera.

Deux retraités suivent le cortège. Ils m’expliquent que le nationalisme peut être progressiste, comme l’a montré Andrès Nin, avec le Poum, en 1936. Je leur demande, pour la classe ouvrière : « non, en ce moment, la classe ouvrière est amorphe : elle a trop de problème, de licenciements, de niveau de vie. Il ne faut pas parler, aujourd’hui, de classe ouvrière, mais de peuple… ».
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Re: Une opérette catalane

Message par Jacquemart » 31 Oct 2017, 20:30

Récit d'un camarade en vacances à Barcelone

Episode 3 - Dans la vieille ville, la fête de la musique - vendredi 27 octobre

Mais tout est donc maintenant vraiment virtuel ? Ou la vie politique est-elle devenue une chose si lointaine ? Aujourd’hui, on s’est amusés à se faire indépendant.

Quelques milliers de gens se rassemblent devant le Parlement pour voir, sur grands écrans, les débats préludant au vote de l’indépendance par le Parlement catalan. L’ambiance est joyeuse, un peu comme pour un match de foot, le suspense en moins. Le dirigeant local du PP tire les oreilles aux indépendantistes, ces gamins qui jouent à des jeux pas de leur âge et qui ne savent que pleurer. Il se fait huer, et c’est au contraire une grande communion quand les tenants de l’indépendance, de droite comme d’ « extrême-gauche », parlent du jour historique qui va les libérer.

Ensuite, tout le monde se prend dans les bras après le dépouillement. Il est 15h30, l’heure pour tous d’aller prendre une bière.

Toujours pas un seul tract. Toujours pas une seule prise de parole dans la foule assemblée. N’est-ce donc qu’un spectacle ?

Je me demande, quand même. Je prends le métro pour trouver un quartier populaire. Sur le chemin, une femme se dit très inquiète. A son travail aussi, les gens sont inquiets. Allons-nous vers une nouvelle crise économique ? Elle en a parlé à son mari : elle se dit que, en nuançant bien sûr, les indépendantistes lui font penser aux fondamentalistes.

Pas mal de voiles, là où je descends. C’est presque aussi triste qu’une banlieue française, excepté la présence du soleil et des gens dans la rue. Sur les façades, quelques drapeaux espagnols et quasiment aucun catalan : le contraire du centre-ville.

Je parle avec les uns et les autres. Ce sont des immigrés, algériens, chiliens, brésiliens, ou des espagnols venant d’autres régions, et qui se disent avant tout espagnols. Ce qui se passe à quelques stations de métro est loin, très loin de leurs préoccupations.

Je retourne au centre. Tout le monde se rassemble autour de la mairie : on chante, on crie, on boit de la bière, on fait des selfies. On est presque aussi serrés qu’à la fête de la musique.

Je cherche toujours aussi désespérément, allez, au moins un tract !

Sur les pourtours, cinq petits tracteurs ouvrent une petite manifestation alternative : les paysans rejoignent le mouvement.

Je m’assois enfin dans un café pour écrire ces paragraphes. Les serveurs me disent que ce qui se passe, un peu plus bas, ils s’en fichent.

Je retourne sur la place Sant Jaume, celle de la mairie. Elle est jonchée de cadavres : de bière.
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Re: Une opérette catalane

Message par Jacquemart » 31 Oct 2017, 20:32

Récit d'un camarade en vacances à Barcelone

Episode 4 - Annulation de l’opérette - samedi 28 octobre

J’achète trois journaux ce matin : « C’est qu’il y a de quoi lire », me dit le quinquagénaire du kiosque, maintenant complice après nos 4 jours de connivence. Mais quelle comédie : « ils jouent avec leurs nombrils, ils ont la moitié des diplômes de ceux que j’ai et ils se croient les rois du monde. Nous sommes en Espagne, il faut arrêter le délire. »

Un peu plus bas, « Societat Civil Catalana » a installé son stand. « Juntos y mejor » : ensemble et mieux. Demain dimanche à midi, c’est la manifestation pour l’unité espagnole qui partir du Passeig Gracia. Vous êtes de gauche ou de droite ? « Ni de gauche ni de droite » : de droite.

Je vais au centre du monde, place Sant Jaume. Les cadavres de bière sont enterrés et tout est vide. Subsistent les journalistes qui font des mots avec le vent. Celui de LCI atteste que les deux drapeaux sont toujours en place sur la mairie. Peu observateur, il oublie de noter que celui de la Catalogne est enroulé sur lui-même tandis que l’autre se déploie, tranquille.

Me voilà orphelin d’un quelconque piment. Je me fais touriste, traverse une cathédrale - déjà oubliée-, achète quelques souvenirs à une menteuse de gitane qui me jure qu’elle n’est pas rom, des cendriers à un vieux pakistanais, et m’en vais vers la culture, traversant au passage un quartier pakistano-populaire dont les fenêtres arborent des drapeaux de toutes les couleurs, certains en forme de slip.

Devant la fondation Miro a lieu le clou de mon spectacle du jour. Toute une bande jeunes gens en dissuadent l’entrée. Ils se font insulter : c’est la première vraie confrontation politique dont je suis témoin depuis mon entrée dans l’illusion catalane. Leur tract, signé Sut (Solidaritat i Unitat dels Traballadors), traduit en toutes les langues, dont le russe, est limpide : ils sont employés d’une boite sous-traitante qui ne respecte pas le salaire minimum. Ils ne sont pas les seuls, et sont le jouet de la complicité et de la municipalité, et de la generalitat, le gouvernement catalan. En versant substantiellement à la caisse de grève, je m’estime avoir ouvert mon droit à la discussion sur la question indépendantiste. « C’est que nous ne sommes pas là sur cette question… » Bon, d’accord, mais vous trouvez que c’est une bonne chose, cette séparation ? Alors, les bouches s’ouvrent. Une, puis une autre, puis un autre, puis les 7 qui piquettent la grève se réunissent et font, on dirait, le même constat. C’est un petit forum qui s’ouvre. L’une des grévistes porte-parole : « C’est la lutte entre deux partie de la bourgeoisie. Nous n’avons pas d’intérêt là-dedans. La preuve : nous sommes en guerre contre les autorités catalanes. » Je n’ai rien à ajouter, à part mon accent exotique. Une de la bande me poursuit pour le donner l’adresse d’un groupe politique auquel elle n’appartient pas mais qu’elle aime bien. Ils étaient jeunes, ils étaient beaux, et avaient la classe.

Me voilà devant le Musée d’Art d’Histoire de la Catalogne, créé pour l’Exposition Universelle de 1929. Devant sa prétention, assez mussolinienne, les Petits et Grands palais parisiens peuvent bien aller se rhabiller. C’est la Barcelone triomphante, celle de sa bourgeoisie solide, prétentieuse et triomphante, ses deux pieds solidement établis sur mer et terre.
Au milieu de l’immense espace de réception du prétentieux Palais– grand orgue, salle de bal de 1400 places-, trône une petite tente, style en solde chez Décathlon. C’est une œuvre contemporaine qui dit quelque chose d’essentiel sur la question du lieu. Jouxtant les toilettes, un autre acte fort – ballons de baudruche blancs sur fond blanc – disent, grâce au long texte qui l’accompagnent, la permanence de l’éphémère. Je vais discuter du concept avec la surveillante du lieu – Sara- assignée à résidence par sa société de surveillance. Je lui pose comme à tous ma question. Elle est plutôt de tradition socialiste « clasista » : du point de vue des travailleurs, les indépendantistes n’apportent pas grand-chose. Et puis, sa famille est andalouse, et, franchement, dire, comme certains Catalans, que seule leur région a résisté, c’est oublier que l’Andalousie était une région pauvre et qui était aussi contre Franco. Un peu plus tard, entre deux couloirs, elle m’expliquera à ma demande la révolte anarchiste de 1909 à Barcelone, « ce que les bourgeois ont appelé la semaine tragique ».

Les salles romanes du musée sont fantastiques, même si elles ont une forte tendance, dans leurs fresques sur l’enfer, à plagier Picasso.

Quatre grandes colonnes doriques trônent en contrebas du palais. Symbole du catalanisme, elles ont été détruites par la dictature espagnole en 1928, mais ont pu être reconstruite en 2000 par la Generalitat catalane.

Plus bas encore, l’ancienne arène. Les combats de coq sont maintenant interdits et un magnifique mall y a pris place. On y respire le pop-corn des mauvais films et le parfum.

La serveuse du café où je m’installe est latino-américaine : c’est la mode. J’y apprends que Puidgemont, l’ex chef du gouvernement catalan, maintenant destitué, appelle à la résistance civile. Mais comment ? Il ne dit rien, n’appelle à aucun rassemblement, ne donne aucune consigne.

C’est une victoire de Rajoy, du gouvernement central, par KO. Celui fait deux semaines que Puidgemont se rend compte qu’il est allé trop loin. Il a essayé, par tous les moyens, de trouver la porte de sortie. Il a sollicité ses intermédiaires pour qu’ils amadouent un peu le papa Rajoy : d’accord pour se déjuger, convoquer les élections demandées par gouvernement central, mais, qu’au moins, Rajoy fasse un geste, qu’il montre que ça ressemble, même un tout petit peu, à une négociation. Mais Rajoy s’est fait père Fouettard et veut donner une petite leçon au petit Carles. Son clone au Parlement Catalan, le porte-parole du PP, avait sorti la veste effrayante du père : « Vous vous comportez comme des ninitos, des gamins, vous pleurez, vous jouez aux martyres, vous avez utilisé un jouet trop grand pour vous, malgré nos avertissements. Maintenant, vous allez avoir affaire à la loi. » La presse du lendemain relatait qu’en effet, par trois fois, Puidgemont avait pleuré dans les heures précédant le vote. Les clauses juridiques sont maintenant, sereinement, discutées : Puidgemont perd son salaire. Il n’a plus le droit d’entrer dans son ancien bureau. Perdra-t-il ses biens ? Ira-t-il en prison ? Viendra probablement rapidement le temps du pardon : Rajoy ne souhaite certainement pas de martyres et donnera sûrement rapidement son pardon, jouissant, en attendant, et jusqu’aux élections qu’il organise généreusement pour fin décembre, du beau tapis rouge de la justice, de la droiture, de la fermeté, de l’unité nationale, tapis rouge que lui a déroulé l’inconsistant mouvement nationaliste catalan.

Inconsistant ? C’est déjà trop dire. Inexistant, évaporessant ! Je m’en vais prendre le pouls des choses place San Jaume : elle est vide.

Je me dirige vers la seule manifestation « politique ». C’est celle d’un Français arborant un immense drapeau occitan et un tee-shirt Free Palestine. Je nuance ses propos, lui demande où sont les « masses ». Il me décrypte : je suis un franquiste.

Cent personnes sont sur la place : dix autour de huit caméras filmant huit journalistes montrant le vide, et vingt autour de la pancarte commémorant la mort de Mohsin, mort il y a un an dans la Rif, au Maroc. Des centaines de manifestants sont maintenant emprisonnées par le régime dictatorial de Mohamed VI. Comme la plupart ne connaissent pas, je me fais le traducteur de la seule cause un peu sérieuse depuis mon arrivée à Barcelone.

Je finis par échanger sur l’éternel sujet catalan avec deux amies venues en curieuses. L’une d’elle est médecin. Elle n’est pas vraiment indépendantiste, mais dit qu’il y a des problèmes. Comme elle n’arrive pas à me dire lesquels, je lui tape dans le dos pour qu’elle me crache, enfin, une valda : un excellent matériel médical, très coûteux, a terminé en Andalousie alors qu’il n’y avait là-bas aucun personnel qualifié pour l’utiliser correctement. La Catalogne attend, justement, ce type de matériel, mais est tributaire de l’ « expertise » du gouvernement central.

Les bars du centre de Barcelone sont pleins à ras bord, en ce samedi soir. Les enragés de la veille y ont probablement oublié, dans leur gueule de bois du samedi matin, leur engagement, à la vie à la mort, pour l’indépendance. Ce soir, ce sont les fêtes personnelles, habituelles, tristement apolitiques.

Si Puidgemont pleure encore, il n’a plus aucun public. La révolution nationale était d’opérette, mais l’opérette elle-même est annulée, faute de public.
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Re: Une opérette catalane

Message par Jacquemart » 31 Oct 2017, 20:36

Récit d'un camarade en vacances à Barcelone

Episode 5 - Avec les franquistes - dimanche 29 octobre 2017

Dans un rêve, j’insultais un abruti d’indépendantiste qui voulait brûler un bus.

La presse de ce matin relate le jour d’après de Puidgemont. Il s’est baladé toute la journée dans Girona, dans une fête aux selfies. Comme tous ses ministres, il a quitté son bureau à la Generalitat. « Au moins, on n’aura pas à les déloger lundi, une bonne chose de faite », a dit le ministre de l’intérieur par intérim. Madrid insiste : Puidgemont a toute légitimité pour se présenter aux élections du 21 décembre, et espère qu’il se présentera. « Cela serait bien car cela permettrait que les Catalans jugent la politique mené par le senyor Puidgemont depuis un an. »

Il est peut-être temps de faire un peu le vide en me plongeant, par exemple, dans celui d’un Mac.

C’est mon heure de plaisir sadique. Meier est un grand architecte. Son MacBa ressemble à un grand hôpital tout blanc, plus vide et angoissant. Quatre immenses miroirs, dans l’immense hall central, instaurent un dialogue entre l’œuvre et le spectateur. Au tournant, un parpaing se suspend à un fil. Un étau s’y serre, y sont accrochés deux cosses de batteries. Une branche d’arbre mort, peinte en blanc, s’y relie. Une musique baroque s’étrangle. L’ensemble fait ressentir la condition des réfugiées afghanes. « No flash, please ! » Des éléments de plomberie évoquent les villes israéliennes. Apparait un film sans durée, une image fixe de bleu. Une toile cirée brillante repliée en bordel sur un bastaing carré « montre tension et douleur, mais contient aussi le désir de réinitialiser la sensualité et la beauté de la peinture. » Ignasi Aballi explique sa grande toile jaune de deux mètres sur deux mètres : « J’en suis arrivé à la conclusion que je préférais suggérer la présence d’un tableau plutôt que le tableau directement. Cela m’intéressait plus de laisser l’image en suspension. »

Une famille française dédaigne ces questionnements, tout occupée aux emplettes futures au Bon Marché.

Un énorme lit métallique est suspendu au mur, à 5 mètres du sol. La clé du lieu nous est délivrée en lettres d’azur : « Des objets de désirs + des objets nécessaires + des objets sans intérêt – des choses qui nous échappent / une force majeure = des choses ».

Ça y est, j’ai fait le vide.

La Rambla qui monte sur la place Catalunya est jaune espagnole ce midi. Cuidadanos et Societat Civil Catalana ont convoqué la manifestation, pour l’unité de l’Espagne ; le PSOE s’y est rallié.
J’aborde une famille en marche. Sonia est caissière dans un supermarché. Elle est Catalane, son père Andalou et sa mère de Burgos. « Je suis de gauche, et la dernière fois ai voté pour Podemos mais là, son attitude est trop ambigüe face aux indépendantistes. Au fait, qui a baissé les budgets sociaux et le budget de la santé ? Le gouvernement central ou le gouvernement catalan ? Je suis Catalane, mais parle castillan à mes enfants : ils ont peu, trop peu d’enseignement en castillan à l’école qui enseigne aujourd’hui intégralement en catalan. Je suis fatigué de cette situation… 7 ans que ça dure. Il se dit que, mais à vérifier, que le PdCat (le parti de Pujol et Puidgemont) veut l’indépendance pour échapper aux juges. Je ne sais pas si c’est vrai. Mais aujourd’hui, je suis enfin rassurée : les indépendantistes vont se rendre compte qu’ils vivent dans leur bulle. En décembre, lors des élections catalans, je voterai Cuidadanos. C’est de droite, mais pour l’unité du pays. Je revoterai à gauche, c’est sûr, mais au suffrage national. »

Il y a beaucoup de monde. On est venu en famille, en couple, en amis. Ça crie et rigole. Les gens sont moins beaux que vendredi soir mais plus nombreux et mélangés. Délit de faciès ? Peut-être : un couple de latino-américain est drapé de l’Espagne, avec son bébé.

Le fixeur de BFM pèche un francophone avant le 13h et lui fait accepter le micro :
« Les indépendantistes voient en Madrid un ennemi, et vous ?
— Nous, pas moi. Nous sommes tous unis et resteront unis.
— Vous avez peur ?
— Non »

Et c’est dans la boite. L’hélicoptère de la Guarda Civil, la police nationale, est ovationné à chaque fois qu’il passe au-dessus des manifestants. Les slogans sont mélangés mais consensuels. « Oui à la paix, oui à la coexistence, oui à la légalité » ; « les mauvais gouvernements divisent les peuples : le faute, c’est l’autre » ; « Viva Espana, viva Catalunya » ; « Non au coup d’Etat ». La foule est mélangée mais le ton reste à droite. Puidgemont est souhaité en prison. La foule descend vers le port. Elle s’arrête devant le siège de la police nationale, que les groupes successifs s’arrêtent pour applaudir.

Trois quinquagénaires reviennent de la place San Jaume. Ils s’identifient à gauche, ont participé il y a quelques années au mouvement du 15-M, du 15 mars, celui des indignés. L’un d’entre eux se dit sceptique sur l’enthousiasme manifesté pour la police nationale ; il n’oublie pas non plus que ce sont les Mossos de la Generalitat catalane qui ont matraqué et même torturé des manifestants, lors du 15-M. Il rappelle ce qu’est le PdCat, le parti très à droite de Puidgemont, et comment lui et ses comparses ont volé le pays et comment, maintenant, il fait monter la sauce. Rajoy a été très patient ! Les gens sont épuisés : cela fait sept ans que ça dure. Mais surtout, ajoute son ami, on ne parle pas du social pendant ce temps, des coupes budgétaires. Comme on s’évade un peu trop, il nous le rappelle par trois fois. Le plus bavard a voté Podemos. Maintenant, il votera Cuidadanos : on ne peut jouer avec le séparatisme, c’est trop grave. Je leur dit, amer, que la situation va amener des gens à droite. Ils disent que ce n’est pas faux, et on se quitte quand même bons amis.

Je me fais engueuler par une femme pour avoir nuancé son chiffre de deux millions de manifestants sur la ville.

Sur la place de la cathédrale, un guitariste joue Santana. Il faut chaud comme en été, beau comme un jour riant, et on voit partout des tissus jaunes, sur les jeunes épaules, sur les hanches en guise de jupe, sur le dos des chaises des terrasses. La ville est nationale, et joyeuse, ce jour.

Barcelone est une belle ville.

Dans un café de l’après- midi où je me suis excentré, Norbert vient demander de la monnaie. La serveuse lui demande s’il a manifesté. Non. Il est plutôt pour l’indépendance, mais non, il préfère se tenir éloigné de tout ça. Je lui demande pourquoi il parle en castillan à la femme au bar : c’est qu’elle ne parle pas le catalan. Il a 27 ans et est infirmier. Pourquoi l’indépendance ? Il ne trouve pas vraiment de réponse… bon… toute sa famille est catalane… Donc je repose ma question… « Bon, disons que c’est comme un fils qui se sentirait bien avec sa famille, mais qui à un moment voudrait prendre son logement. Pourquoi lui interdire ? » Je trouve ça léger, il en convient. Ce qui l’intéresse, en fait, c’est l’écologie, et aussi les migrants… mais, ajoute-t-il, il y a eu dans la passé des choses tellement plus fortes : les hippies, 68… Je lui dis que oui, 68.

Pendant notre échange, Girona, la ville de Puidgemont, a égalisé, puis, après mon départ, a marqué un second but. Girona 2 – Madrid 1. Plus tard, des employés à la caisse d’un musée évoquent cette victoire. Je leur dis qu’en politique le score semble contraire. Ils arrêtent de sourire et trouve cela compliqué.

Le socle d’une statue est inondé de drapeaux et slogans unionistes. Tout le monde s’arrête sans savoir qui est cet homme, ce Ferrer. Comme je pose la question, un sexagénaire sentence sur ma situation anormale. En 2017, tout le monde a google sur lui.

Je redescends la rambla avec une femme très hostile aux indépendantistes. Heureusement que Franco était là pour développer la Catalogne, dans les années 60. Les Catalans n’ont aucune reconnaissance.

Je finis la journée à l’église. La fluidité des lascifs airs baroques aplanit les discordances du jour.

Un vieux serveur du au café où je tape cette chronique entreprend les deux femmes assises à la table voisine :
« Au fait, vous êtes pour ou contre l’indépendance ?
— Contre.
— Moi aussi.
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Re: Une opérette catalane

Message par Jacquemart » 31 Oct 2017, 20:37

Récit d'un camarade en vacances à Barcelone

Épilogue : Barcelone, making-of - lundi 30 octobre

I.
Je voyais mon théâtre atteignant les montagnes qui bordent Barcelone, mais après trois stations plus rien n’est exotique. Imaginez Drancy : Trinidad Vella est pareille algérienne, brésilienne, galicienne, andalouse, marocaine, ouvrière, et aussi un peu triste. Pour le petit frisson sécessio-catalan, je dus m’embourgeoiser, m’encanailler au centre.

II.
J’avais un rôle pour eux, Puidgemont et comparses, dans ma guerre des 6 jours, mais ils ont déserté la scène à la moitié. Repus de certitudes, posés sur des nombrils appuyés sur le jaune de leur sable divin, une première brise et hop ! Trop mauvais seconds rôles, trop riches de suffisances, de dépenses décadentes : des cas denses de panses appuyées au miroir. Poussés au grand bassin ils moururent dans leur graisse.

III.
Je vous ai épargné les plus mauvaises prises, comme celle gauche à l’extrême de ces larmes mêlées et de ces mains nouées émues d’une communion des dits enfants de Marx et de ceux de Pujol. J’aurais pu ne pas mettre les selfies de Girone et les tendres baisers à l’enfant du pays, la redescente en terre du pauvre ange déçu.

IV.
Ce fut donc bien Rajoy qui tint le meilleur rôle, parfait père fouettard sur sa bonne terre ferme. Le voilà donc vainqueur ; le 21 décembre il sera père noël.

V.
J’ai parlé aux enfants de la Catalogne libre, nourris au biberon de l’ « école inclusive ». Je les ai titillés un peu dans leur chair et sans trouver le muscle. Parfois un peu mollement ils mentionnent Franco et alors tout est dit, pieuserie paresseuse.
Ils se croient régionaux ils sont universels leurs bandes sont si étroites. Leurs couleurs rouges et jaunes elles sont surtout Marines.
Les fragments recueillis de prose catalane, je les offre au MacBa : une nouvelle œuvre vide pour l’art contemporain.

VI.
Donc ma scène fut oiseuse. Cent vingt-sept journalistes pour pas une griffure, pas un seul hématome ou alors si peut-être, à cause d’une biture.

VII.
J’espère avoir montré quand même des écorchés, des ceux-là qui s’inquiètent, qui viennent de partout, qui se sentent sœurs et frères, qui m’ont donné du temps pour bien dire leurs fêlures, qui m’ont ouvert leurs bras et qui m’ont à la fin offert leurs prénoms en échange du mien.

VIII.
L’avez-vous oublié ? J’ai aussi fait surgir dans mon récit stagnant une étincelle portée un matin par une bande. Le pamphlet polyglotte étouffait avec classe le râle du bourgeois qui court vers la culture.
Cette scène de vie, vous l’aurais-je inventée ?
Les idées surannées qui éclairaient le tract étaient fraiches comme leur âge. On voyait, du musée, Barcelone au soleil.
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Re: Une opérette catalane

Message par Zorglub » 31 Oct 2017, 21:11

Merci à toi et au camarade. Dommage qu'il n'est pas croisé la CUP, à moins que j'eusse loupé un épisode, pour rajouter au pathétique.
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Re: Une opérette catalane

Message par logan » 01 Nov 2017, 10:34

Merci Jacquemart, ce type de témoignage est infiniment plus parlant que n'importe quel article de presse
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Re: Une opérette catalane

Message par yannalan » 01 Nov 2017, 11:59

Quelques entretiens individuels ne peuvent définir une situation... Ca me rappelle un copain en 74 à Paris. Il croise trois portugaises employées au nettoyage fans l'entrezprise
-- Alors, ça y est, c'est la révolution....
-- C'est le bordel, oui, on a nos économies là-bas et avec leur cirque, ça va se déprécier...
En tirer des conclusions sur le Portugal en général aurait été plus qu'aventureux...
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Re: Une opérette catalane

Message par com_71 » 01 Nov 2017, 13:02

Même à Paris il y avait des faits révélateurs. J'avais à fréquenter les cafés du château de Vincennes, dont certains avaient de grandes salles, lieux de retrouvailles et d'échanges d'une immigration portugaise. Il y avait de l'ambiance, un vrai meeting permanent, invectives de table en table, et lectures attentives de dizaines de journaux​. Impossible d'ignorer qu'il y avait un mouvement populaire à quelques mille kms de là.
L'opérette catalane nous relate, sur plusieurs jours, et dans plusieurs quartiers, l'ambiance telle que l'a ressentie le camarade. Libre à qui veut d'en penser ce qu'il veut.
L’intérêt ne pense pas, il calcule. Les motifs sont ses chiffres. K. Marx, « Débats sur la loi relative au vol de bois » 1842.
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Re: Une opérette catalane

Message par Plestin » 01 Nov 2017, 16:50

Bien sûr que cela ne suffit pas pour décrire une situation, mais ça fait quand même une belle petite série d'indices. Forcément, il y a des "trous dans la raquette", par exemple ce serait intéressant d'avoir des témoignages de ce que sont vraiment les fameux "comités" que certains mentionnent, avoir d'autres témoignages ouvriers, croiser des gens de la CUP etc.

Mais ce qui est remarquable c'est que ces quelques indices récoltés après coup vont davantage dans le sens de notre analyse LO qu'à son encontre.

Cela me fait reposer la question que j'ai mise sur l'autre fil sur la Catalogne, et à laquelle pour l'instant personne n'a tenté de répondre :

Est-ce à dire que, si question nationale il y a (en Catalogne comme au Pays basque), elle ne sera résolue que par le futur pouvoir des travailleurs car la petite bourgeoisie n'en est pas capable ?
Plestin
 
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