Ce n'est pas sur le plan de l'efficacité qu'est le problème, c'est sur celui du risque pour les patients. On en sait assez pour tenter la chloroquine comme traitement des gens vraiment malades, et là on n'a que trop tardé, mais on n'en sait pas assez pour en faire un outil de prévention de la diffusion du virus en faisant prendre un risque à des gens contaminés mais pas malades. D'autant que pour que la disparition du virus soit totale et pas seulement de 57% (selon l'essai de Raoult), il faut ajouter un antibiotique augmentant le risque cardiaque.
Justement, et ce n'est pas trop tôt, les autorités de santé viennent enfin d'adouber l'utilisation de la chloroquine mais en la réservant aux seuls patients hospitalisés ou présentant des formes graves et c'est, je crois, la bonne décision dans l'état actuel des connaissances (cf. Le Parisien) :
Encadrement du traitement par la chloroquine
Au sujet des traitements, le ministre invite les médecins à inclure le plus possible de malades dans les différents essais thérapeutiques, pour déterminer leur efficacité.
Le Haut conseil de santé publique a rendu un avis recommandant de ne pas utiliser le traitement à la chloroquine, « en l'absence d'hospitalisation, à l'exception de formes graves ». Olivier Véran a ainsi annoncé que sera exclue toute prescription générale, à ce stade, en l'absence de toute donnée probante. Le ministre prendra donc un arrêté venant en encadrer l'utilisation. La chloroquine ne sera accessible aux équipes médicales qui le souhaitent que dans les conditions prévues, à savoir pour les formes graves de la maladie et après qu'une décision médicale collégiale ne soit rendue.
Concernant le Dr. Raoult :
- C'est un médecin visiblement insupportable et tyrannique avec des côtés mégalo exaspérants, mais qui a eu une contribution très importante à la recherche sur bon nombre de maladies infectieuses et qui est une sommité mondiale dans son domaine (pour répondre à com.71, ce n'est pas un "Benveniste"). Au point que les pouvoirs publics ont jugé utile de lui donner des moyens non négligeables pour créer et lui confier l'Institut Hospitalo-Universitaire de Marseille en maladies infectieuses ("IHU Méditerranée-Infection") avec participation de l'Université d'Aix-Marseille, l'Assistance Publique - Hôpitaux de Marseille (AP-HM), l'Institut de Recherche pour le Développement (IRD, ex-ORSTOM), le Service de Santé des Armées, l'INSERM, l'Etablissement Français du Sang... et la firme de diagnostics BioMérieux. L'IHU, c'est 800 personnes.
- Sa contribution a pris principalement la forme d'identification et description de nouveaux virus et bactéries et, mieux, d'élucidation de leurs mécanismes d'action pathogène, avec à chaque fois beaucoup d'intelligence et d'inventivité permettant de faire un nombre incroyable de découvertes ; par contre Raoult n'est pas un grand spécialiste des essais cliniques même s'il en a déjà réalisé quelques-uns.
- A plusieurs reprises il a tenté de sortir de ses principaux domaines de compétence en se positionnant sur d'autres sujets voisins ou éloignés et cela a été souvent matière à controverse avec les spécialistes du domaine concerné. (Il se permet aussi régulièrement de donner son avis politique sur différents sujets dans certains médias de droite, or pour ça il n'est pas plus compétent que vous ou moi, n'est-ce pas ?)
Concernant l'essai clinique sur l'hydroxychloroquine que j'ai épluché (publié en anglais comme il se doit : Hydroxychloroquine and azithromycin as a treatment of COVID-19: results of an open-label non-randomized clinical trial) :
- C'est une publication commune de Didier Raoult et de 17 autres chercheurs dont 3 ne font pas partie de l'institut marseillais de Raoult.
- Dans le titre même, l'équipe fixe les limites de l'essai clinique : essai clinique ouvert (open label) et non randomisé.
Dans un essai en mode ouvert, contrairement à un essai en aveugle ou en double aveugle, le médecin et le patient connaissent tous deux le traitement administré ; dans un essai non randomisé, contrairement à un essai randomisé, l'affectation des patients aux différents bras de traitement (ex. : hydroxychloroquine seule, hydroxychloroquine + azithromycine) ou à l'absence de traitement, n'est pas réalisé de façon aléatoire, c'est l'équipe clinicienne qui décide quel patient va dans quel groupe. En pratique ce sont des limites importantes qui peuvent avoir une influence sur le résultat, mais moins gênantes quand le critère est comme ici la mesure biologique de la charge en virus, que si l'on demandait simplement aux patients s'ils se sentent mieux ou, pire encore, que si l'on étudiait un traitement psychiatrique.
- Les patients inclus dans l'essai ont tous été hospitalisés pendant l'essai et devaient répondre à plusieurs critères : âge supérieur à 12 ans ; présence du virus SARS-Cov2 documentée par un test de diagnostic PCR (= repérant l'ARN du virus) à partir d'un prélèvement nasal ; et ce, quel que soit leur état clinique (asymptomatique, symptomatique avec forme bénigne ou grave).
- Les patients exclus de l'essai étaient ceux ayant une allergie connue à l'hydroxychloroquine ou à la chloroquine ou une contre-indication connue à ces médicaments, ainsi que les femmes enceintes et allaitantes.
- Le protocole clinique a été soumis et approuvé par les autorités compétentes dont l'ANSM (Agence Nationale de Sécurité du Médicament et des produits de santé) ainsi que le Comité d'Ethique, et financé par le gouvernement français via l'ANR (Agence Nationale de la Recherche).
(Cela signifie que si le protocole a ses limites pour plusieurs raisons déjà citées et par le faible effectif de l'essai, ces limites sont reconnues, prises en compte pour les conclusions et n'empêchent pas que l'essai soit tout de même réalisé dans la règle de l'art : la façon de procéder est considérée comme bonne par les pouvoirs publics, rien à voir avec un essai clinique "sauvage").
- L'essai a englobé les patients du centre de Marseille qui ont reçu de l'hydroxychloroquine à 200 mg 3 fois par jour pendant 10 jours, et les patients également testés positifs d'autres centres qui n'ont reçu aucun traitement et ont servi de témoins. Les patients marseillais qui ont refusé le traitement ou avaient un critère d'exclusion de l'essai ont aussi rejoint le groupe-témoin. Des traitements symptomatiques et antibiotiques (pour éviter les surinfections bactériennes, graves) ont été administrés au jugé de l'équipe clinique quand elle l'estimait nécessaire (chez les patients traités comme chez les non traités à l'hydroxychloroquine).
- Les patients ont été répartis en 3 catégories : asymptomatiques, avec une infection des voies respiratoires supérieures (rhinite, pharyngite, ou fièvre isolée avec douleurs musculaires), ou avec une infection des voies respiratoires basses (bronchite, pneumonie).
- Le critère principal d'évaluation de l'essai était la clairance virale (= l'élimination virale, l'évolution de la charge virale) au 6ème jour de traitement.
- Les critères secondaires étaient la clairance virale au cours de l'essai tout entier, les signes cliniques (fièvre, capacité respiratoire, durée d'hospitalisation et mortalité) et la survenue d'effets secondaires.
- En fonction des caractéristiques connues de l'hydroxychloroquine, de la marge d'erreur et du risque de perte de suivi de certains patients (comme dans tout essai clinique), l'effectif initial défini a priori comme nécessaire pour l'analyse à la fin de l'essai a été estimé à 48 patients atteints de Covid-19 (24 patients dans le groupe hydroxychloroquine et 24 patients dans le groupe non traité).
- La publication des résultats provisoires a eu lieu avant la fin de l'essai (car les patients ont été enrôlés au fur et à mesure de leur diagnostic, donc tous n'avaient pas encore atteint leur 6ème jour de suivi, notamment dans le groupe non traité), ce qui est acceptable quand les résultats obtenus sont très nets. 42 patients répondaient aux critères (26 traités et 16 non traités), parmi lesquels 36 patients ont pu être maintenus dans l'essai (20 traités et 16 non traités), 6 patients du groupe hydroxychloroquine étant sortis de l'essai (c'est une pratique normale) : 3 parce qu'ils ont été transférés en unité de soins intensifs avant d'avoir atteint 6 jours de traitement, 1 parce que décédé avant les 6 jours, 1 ayant décidé de lui-même d'interrompre le traitement à cause des nausées et 1 ayant décidé de quitter l'hôpital dès le 3ème jour. Ces 6 patients ne pouvaient donc pas permettre de répondre à la question principale de l'essai qui était "quelle clairance virale au 6ème jour de suivi". Aucun patient n'avait encore été perdu du côté du groupe non traité.
- La publication a donc pu avoir lieu sur la base d'un effectif de 36 patients, dont 20 du groupe hydroxychloroquine et 16 du groupe non traité.
- 6 patients étaient asymptomatiques : 2 dans le groupe traité et 4 dans le groupe non traité.
- 22 patients avaient une infection des voies respiratoires supérieures : 12 dans le groupe traité et 10 dans le groupe non traité.
- 8 patients avaient une infection respiratoire basse (avec pneumonie confirmée par scanner) : 6 dans le groupe traité et 2 dans le groupe non traité.
Donc : une gravité a priori moins grande dans le groupe non traité que dans le groupe traité, ce qui dans ce cas précis tend à renforcer l'intérêt des bons résultats obtenus dans le groupe traité. L'inverse aurait été gênant et aurait mis l'essai par terre.
- 6 patients traités à l'hydroxychloroquine ont également reçu, en fonction de leur état, l'antibiotique azithromycine pour prévenir une complication bactérienne.
- Résultats sur la charge virale :
Chez les patients traités à l'hydroxychloroquine, la baisse de la charge virale (toujours mesurée par test PCR à partir de prélèvement nasal) diminue de façon importante et continue dès le 3ème jour (50% des patients, soit 10 patients sur 20, deviennent négatifs) pour aboutir à 70% de patients négatifs (soit 14 sur 20) au 6ème jour. Chez les patients non traités, il n'y a que 1 patient sur 16 à être devenu négatif au 3ème jour, puis on atteint 4 sur 16 soit tout de même 1/3 des patients négatifs au 4ème jour avant que certains redeviennent positifs et, au 6ème jour, il n'y a plus que 2 patients sur 16 à être négatifs, soit 12,5%.
Chez les patients traités, on note une différence entre le groupe de 14 patients qui n'a reçu que de l'hydroxychloroquine, où le taux de patients négatifs à 6 jours est de 57% (8 patients négatifs sur 14), et le groupe de 6 patients qui a reçu l'hydroxychloroquine + l'azithromycine, où le taux de patients négatifs à 6 jours est de 100% (6 patients négatifs sur 6). Le groupe non traité reste, rappelons-le, à 12,5% (2 patients négatifs sur 16).
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Ainsi, malgré les limites de l'essai dues à l'effectif qui a pu être inclus, à l'absence de suivi à long terme et à la sortie des 6 patients de l'étude, les résultats sont apparus comme suffisamment nets pour autoriser une conclusion en faveur de l'utilisation de l'hydroxychloroquine, de préférence associée à l'azithromycine.
Voilà. C'est autre chose lorsqu'il est question de traiter tous les patients reconnus positifs y compris la grande cohorte des patients non hospitalisés. Je comprends que l'infectiologue de Saint-Antoine ne soit pas d'accord. Le raisonnement se comprend, certes - plus vite les patients positifs élimineront le virus, plus vite ils cesseront d'être contagieux ce qui facilitera grandement le contrôle de l'épidémie - mais on ne peut prendre le risque d'une utilisation large en dehors de l'hôpital à ce stade. De plus, on ne peut leur donner que l'hydroxychloroquine seule (57% d'élimination à 6 jours), sans prendre le risque d'ajouter l'antibiotique pour tout le monde avant d'avoir fait un essai clinique plus vaste car la conjonction des deux augmente le risque de troubles du rythme cardiaque.
A noter que l'hydroxychloroquine a été préférée à la chloroquine (de toute façon moins disponible) du fait d'une efficacité qui semble supérieure dans des essais chinois, mais que l'hydroxychloroquine est à proscrire chez la femme allaitante contrairement à la chloroquine (source : Dorosz). En France les prix des deux produits sont voisins mais dans les pays pauvres (où les femmes allaitantes sont par ailleurs souvent très nombreuses) l'hydroxychloroquine est souvent plus chère.
L'utilisation à tort et à travers de la chloroquine ou de l'hydroxychloroquine est un risque. Une caricature vient d'en être donnée aux Etats-Unis suite aux déclarations de Trump comme quoi la chloroquine était un don du ciel : un type a avalé une cuillère de nettoyant pour aquarium contenant du phosphate de chloroquine, et il en est mort ! Plus sérieusement, on ne peut pas exclure que certains s'enfilent une boîte entière de chloroquine en voulant se protéger du virus...