(Libération @ mardi 12 octobre 2004 a écrit :Kerry semble être celui qui améliorera leur sort, mais Bush reste synonyme de «valeurs» chères à la classe ouvrière.
Le désarroi des métallos de l'Ohio
Par Fabrice ROUSSELOT
Mingo Junction envoyé spécial
C'est une ville dont on se dit qu'elle est vouée à disparaître. Une ville de l'acier, plaquée contre l'Ohio River. A Mingo Junction, les hauts-fourneaux ont pignon sur rue. A 2 heures, l'heure de la relève, les travailleurs descendent d'un immense escalier rouillé pour se retrouver sur Commercial Avenue qui, en d'autres temps, tenait lieu d'artère commerçante. «Ce que je veux de ces élections, c'est me débarrasser de ce salaud de Bush, lance Bruce Knight, un grand gaillard aux yeux clairs qui rentre chez lui. On est comme des chiens par ici. Je me crève au boulot et j'ai pas de quoi faire vivre ma famille. C'est une honte.»
A l'entrée de Mingo Junction, un panneau salue le visiteur. «Bienvenue dans la fière cité.» La fierté ici, c'est celle de la working class, celle des métallos qui, depuis trois générations, font vivre la vallée de l'Ohio, au coeur de cette ceinture que les Américains appellent «ceinture de l'acier». «Tout le monde travaille dur, tout le monde paie ses impôts. Mais l'actuelle administration nous a fait beaucoup de mal. Comme si elle voulait détruire la classe ouvrière», assure John Di Pietro, l'un des représentants de l'USWA, le syndicat des ouvriers de l'acier. «Quand il est venu d'Italie à 17 ans, mon père a vite compris : "Ne vote jamais pour un républicain", m'avait-il dit. Les républicains ne s'intéressent pas aux gens de notre espèce."»
Du coup, l'USWA s'est mise au travail. Dans son local 1190, à Steubenville, tout près de Mingo Junction, les pancartes annoncent la couleur. «Ouvriers de l'acier pour Kerry.» John Di Pietro a même été «détaché» pour aider à la campagne du sénateur démocrate, en compagnie de quelques autres. Le syndicat mobilise ses membres pour téléphoner aux indécis, faire du porte-à-porte et convaincre sa base d'aller voter le 2 novembre.
«Le menteur». Dans ce bout d'Amérique où l'odeur du métal flotte jour et nuit, George W. Bush est clairement en mal de popularité. En quatre ans, l'Ohio a perdu plus de 230 000 emplois industriels, dont environ 30 000 dans la seule sidérurgie. Wheeling Pittsburgh Corporation, la compagnie qui possède la plupart des aciéries dans la région, a fait plusieurs fois faillite. Lors de sa dernière restructuration en 2003, elle a imposé des baisses de salaire et a surtout négocié une large coupe dans les retraites, désormais placées sous le contrôle d'un fonds fédéral. Bush a bien décidé d'opter en faveur de l'imposition de taxes sur les importations de l'acier étranger en 2002, mais il ne les a maintenues que dix-huit mois, alors que les sidérurgistes les réclamaient pour quatre ans.
Au Town House, le bar des métallos à Mingo Junction, il y a deux posters à l'entrée. Le premier précise que le port d'armes est interdit dans l'établissement. Le second demande à Bush «le menteur» de sauver l'acier américain. «On n'a rien contre la compétition internationale, assure Kirk Kendzioski, un électricien qui travaille à la construction d'un haut-fourneau, à condition qu'elle soit juste. Les Chinois font travailler les enfants et ne respectent aucun critère de protection de l'environnement. On ne devrait pas acheter leur acier. Kerry a promis d'imposer les mêmes règles à tout le monde. Bush, il s'en fout et ne s'intéresse qu'à une chose : baisser les impôts pour les riches.»
A Mingo Junction et à Steubenville pourtant, les républicains n'ont pas baissé les bras. Le comté de Jefferson a beau être un fief démocrate, les troupes de Bush ont su promouvoir son programme moral des plus conservateur. Sur la porte de leur permanence, à Steubenville, le message est clair : «Un Président qui défend la famille.» «Moi, je suis derrière Bush à cent pour cent, affirme Brad Kovarik, trente ans d'aciérie derrière lui. Je ne veux pas entendre parler d'avortement et de mariage gay. Kerry ne pense pas comme nous. C'est un libéral (à gauche, ndlr) de l'élite du Massachusetts. Et puis, il ne faut pas croire que c'est Bush qui nous a pris nos emplois. Clinton n'a jamais rien fait pour nous non plus.»
«Ce que les démocrates oublient, c'est que les gens du coin ont des valeurs qui sont celles de Bush, assure Richard Desman, président du Parti républicain de Jefferson County. Ils sont croyants, défendent leur droit à porter des armes. Regardez Teresa Heinz Kerry. Tout le monde pense que c'est une folle par ici. Comment peut-elle se montrer avec ses hauts talons et ses tailleurs à 3 000 dollars ? Et tout le monde sait bien que le Président est le seul qui peut réellement protéger notre pays des attaques terroristes.»
«Bush Democrats». Même à 2 000 kilomètres de New York, dans les fins fonds de la vallée de l'Ohio, l'argument porte. Là où Ronald Reagan avait su rallier ceux que l'on appelait les «Reagan Democrats», ces électeurs qui voulaient payer moins d'impôts, Bush a lui aussi su mobiliser des «Bush Democrats», qui penchent plutôt à gauche mais s'inquiètent de la sécurité nationale. «Moi, j'ai majoritairement voté démocrate jusque-là, dit Nancy Murphy, marchande de fleurs sur Commercial Avenue. Mais là je me demande si Kerry saura comment nous défendre en cas d'attentat. Je ne suis pas sûre...»
A la station-essence, une affiche a été collée sur la vitre : «Pas de chèque sans autorisation de la banque.» «Souvent, les gens ne font que 5 ou 6 dollars d'essence, dit l'employé qui guette le client, parce qu'ils n'ont pas les moyens de se payer le plein. Bush et Kerry, je suis sûr qu'ils ont toujours de l'essence dans leur voiture.»