Ce texte est important et il est important d'en faire la critique du point de vue révolutionnaire. On y reconnait les positions entre autres d'Alain Bihr (qui s'exprime sur le site de
A Contre courant où l'on trouve ses textes d'inspiration communiste libertaire-démocrate), qui constituent en quelque sorte ce qu'on fait 'de mieux' théoriquement dans la mouvance démocratique, tout en essayant de lui conférer un caractère communiste et révolutionnaire. J'en esquisse un critique à partir des positions que j'ai exposé dans le fil "communisation".
Le texte affirme
a écrit :Nulle utopie, nul catastrophisme, nul volontarisme moral mais décrire la marche de la révolution comme un processus inhérent au développement même du capitalisme, processus fait de reculs, d'avancées, de ruptures…
C'est un point commun avec ce que j'ai tenté d'expliquer, le fait que la révolution s'inscrit dans le mouvement du capital et de ses contradictions, ce qui est loin d'être le cas de positions qui pour s'affirmer communistes ne reposent plus sur des théories actuelles, mais sur un "marxisme" sclérosé, figé dans ses considérations liées à une autre période du capitalisme et de la lutte de classes.
Nous sommes donc bien devant un texte authentiquement 'anticapitaliste' sans fioritures. Alors où est le problème ?
Je ne vais pas faire un commentaire systématique, en quoi il me faudrait dire mes désaccords avec l'analyse du passé qu'il présente. Ni souligner l'accord sur tel ou tel constat. Bihr est un analyste sérieux bien qu'assez classique du capital et de son évolution, comme en témoigne son double tome sur
"la reproduction du capital", qui suit le plan du
Capital de Marx tout en portant son attention à la question de sa reproduction, qui est en cause, pour les 'communisateurs', dans la période ouverte, et remet la question de la révolution à l'ordre du jour.
De ce point de vue il est intéressant de remarquer que c'est sur cette question que se focalisent les théoriciens de la communisation (= la révolution communiste sans transition socialiste), puisque pour eux, dans ce que TC nomme ce "cycle de luttes", c'est le problème que rencontre le capital, dans le passage de la plus-value au capital additionnel, qui est le troisième temps fort du cycle (1 marché du travail, 2 production-extraction de plus-value). C'est d'ailleurs ce qui fait apparaître le capitalisme comme un système de
dominations, puisque c'est la difficulté à réaliser ce capital additionnel qui pousse à durcir tout le contexte et notamment l'intervention de l'Etat (comme quoi l'option Sarkozy, pour la France, est elle-même liée à un besoin politique pour le capitalisme en France et dans ses zones d'influence, même si la géopolitique des Etats-Nations n'est pas celle des marchés).
C'est pourquoi l'idéologie démocratique radicale naît sur la base de cette apparence du capital, comme système de domination et d'oppression à quoi on ajoute la dictature des marchés, et non sur celle de son analyse comme mode de production fondé sur l'exploitation du travail. Il suffit d'analyser tous les textes dans la mouvance anti-libérale et parfois anti-capitaliste pour constater que l'exploitation y figure en général très peu ou pas du tout, ou pour la forme, comme clause de style. Il faut dire aussi que la production ayant été largement délocalisée dans les secteurs à forte composante ouvrière non qualifiée (observer la place de la Chine dans la production de tous métaux est impressionnant), les Français peuvent avoir le sentiment que la classe ouvrière disparaît, alors qu'elle ne cesse d'augmenter en nombre au niveau mondial (je parle des ouvriers de production, et non du concept de classe ouvrière au sens de Marx, avec le développement du
general intellect évoqué dans
les Grundrisse, sur lequel se fondent les dérives ou délires de Toni Negri, avec la caducité de la loi de la valeur notamment).
Dans ce texte, il y a un problème dans la détermination du moteur du capital :
a écrit :La contradiction entre le développement des moyens de production et des rapports de propriété, moteur de l'histoire si magistralement exposé par Marx dans l'introduction à la critique de l'économie politique, atteint avec la mondialisation un niveau de globalisation qui pousse chacune des contradictions à un niveau extrême dans le même temps qu'elle crée les basses matérielles d'une réponse.
Cela rejoint en tous cas mon désaccord sur l'analyse du passé, puisque poser dans ces termes la question de la propriété laisse entendre qu'il suffit qu'elle change de main : la différence entre
"abolir la propriété" et
"abolir la propriété privative" donc concevoir une forme de ré-appropriation. C'est d'ailleurs la position sauf erreur de théoriciens proches de la Ligue, de Jacques Texier
La question de l'appropriation sociale et Henri Maler
Les figures de l'appropriation sociale chez Marx, chez Syllepse à 7 € ). On a donc, un peu comme par ailleurs chez
Jacques Bidet , une théorisation du socialisme de marché, donc d'une économie socialiste (le communisme est abolition de l'économie), comme transition, davantage que du communisme : les 'communisateurs' soutiennent qu'une fois engagé, le processus révolutionnaire ne peut qu'être mené à son terme, ou échouer, et que toute forme transitoire revient à ne pas sortir du capitalisme. En d'autres termes, c'est comme si l'on voulait refaire l'URSS plus la démocratie, et cela colle assez bien avec une continuité des analyses de Trostky lui-même (programme de transition), que critiquait alors les théoriciens d'ultra-gauche conseilliste comme Pannekoek, ou Bordiga sur une base non pas conseilliste, mais poussant l'idée du parti historique - et non comme organisation au sens de structure -, telle qu'elle ressort du manifeste de 1848.
On voit donc sur quoi surfe ce texte en tissant les lignes de passage, sur une position démocrate radicale, entre héritage du trotskysme, du bolchévisme, et héritage communiste libertaire... anarchiste. Ce lieu de passage théorique (dont témoignent nombre de lectures démocratistes de Marx) trouve son prolongement au niveau politique par les tentatives d'approches communes à certaines tendances anarchistes et aux trotkystes, la CNT Vignoles par exemple et des textes de la revue
A Contretemps, de M. Löwy en particulier, avec le luxembourgisme, ou
la Théologie de la libération. On ne s'étonne pas non plus de la collaboration d'Antoine Artous à la construction de la
'social-démocratie libertaire' dont se réclame O. Besancenot. Forte cohérence par conséquent. Forte cohérence contre la conception de la révolution comme rupture concentrée dans le temps.
Mon désaccord porte sur une affirmation telle que celle-ci, que je choisis parmi d'autres (je souligne en gras), dans ce passage qui critique le texte de départ (s'agit-il du projet de
Manifeste de la LCR, je n'ai pas bien saisi ?)
a écrit :
l'auto-activité des exploités est la condition de la démocratie, elle lui donne son contenu progressiste et révolutionnaire car elle en fait l'instrument de la prise de contrôle par les producteurs et les opprimés sur la marche de l'économie et de l'Etat.
D'une certaine façon, l'histoire de l'humanité est l'histoire de la conquête des droits du travail contre la propriété, c'est à dire des droits démocratiques.
Le processus démocratique de la révolution n'est-il pas l'achèvement de la démocratie et son dépassement vers une société sans classe ?
Le problème est dans la faiblesse d'analyse de l'Etat (en quoi il est plus "utopiste" qu'il ne le prétend), de la société civile, et tout l'appareillage conceptuel qui tient davantage de l'idéologie bourgeoise révolutionnaire (telle que Marx la pourfend dans
Critique de la philosophie du droit de Hegel et d'autres textes avant même
L'idéologie allemande), critique que reprend d'ailleurs Lenine dans
l'Etat et la révolution, inspiré pour le coup par un conseilliste d'ultra-gauche qu'il avait descendu en flamme dans
"Le gauchisme, maladie infantile du communisme" : le hollandais Herman Gorter). On est donc bien dans une sortie radicale du bolchévisme, sur la base de la démocratie, qui vient remplacer y compris la révolution socialiste comme moment de rupture et transition au communisme. Il s'agit de s'approprier le pouvoir d'Etat et de s'en servir, comme si l'Etat n'était pas, dans le capitalisme, et plus encore dans le capitalisme en phase de subordination réelle, l'instrument de domination d'une classe sur une autre, dont la construction même est d'essence bourgeoise et liée inséparablement à l'installation du mode de production capitaliste. Dit autrement, on ne fait que remplacer la phase de "dictature du prolétariat" par un cheminement progressif de réformes avec des mesures de ruptures supposant l'intervention démocratique des masses. D'où la suppression de ce verrou qui retenait la LCR de s'inscrire dans la mouvance démocratique radicale, alors que le PCF avait procédé à sa "reconversion" un peu plus tôt (abandon en 1976 de la 'dictature du prolétariat'). Nul doute que certains membres du PCF peuvent tout à fait accepter ce texte, s'ils ne sont pas tout à fait désespérés par les contorsions de leur direction.
a écrit :Le débat réforme ou révolution prend aujourd'hui la forme de la critique de l'antilibéralisme, c'est à dire des raisonnements qui imputent les maux dont souffre la société à une politique et non à la logique organique du système lui-même. Cette critique est théorique, politique, pratique.
Théorique parce qu'elle renvoie à l'analyse du capitalisme et des rapports de classe, de l'Etat et de sa fonction…
Politique parce qu'elle passe par la critique des partis de la gauche, de toute politique qui prétend changer la vie en changeant de gouvernement dans le cadre des institutions bourgeoises pour lui opposer une politique fondée sur la mobilisation, l'organisation des classes populaires pour leurs luttes et leurs exigences dans la perspective d'instaurer leur contrôle sur l'économie et l'Etat.
Pratique parce qu'elle passe par la mise en œuvre, tous les jours, d'une politique visant à associer les travailleurs à la direction de leurs propres organisations, à se les réapproprier, à diriger leur lutte, à devenir les acteurs de la lutte pour leur propre émancipation.
Là où le texte est séduisant, c'est qu'il parle de révolution contre l'idée de réformes anti-libérales, mais de fait la révolution demeure un concept qui perd son caractère de révolution au sens de rupture ramassée dans le temps (par des moyens qui risquent fort malgré toute la bonne volonté pacifique de n'être pas, comme disait l'autre, "une soirée de gala"). On voit d'ailleurs mal comment le processus pourrait avoir, en dehors de quelques pays de culture "démocratique bourgeoise", la moindre assise réaliste. Je pense à l'Afrique, à la Chine, beaucoup plus qu'à l'Amérique latine où c'est un peu plus compliqué, mais où l'on est sans doute moins timoré qu'en Europe pour engager des luttes de classes dures : nous ne perdons rien pour attendre, comme les émeutes de novembre peuvent en donner formellement un indice.
Il faudrait revenir sur d'autres points, notamment la notion "d'auto-activité" (auto-praxis), puisque c'est elle qui permet le glissement conceptuel démocratiste, et autonomiste, sur la révolution comme rupture. On observera que c'est précisément ce point que mettent au débat les tenants de la communisation par le biais de la Revue Meeting, autour du texte
"l'auto-organisation est le premier acte de la révolution, la suite se fait contre elle". Comme quoi nous parlons bien de la même chose, même si c'est pour tirer des conclusions différentes, et comme quoi ceux qui repoussent et ridiculisent les théories qu'ils nomment dans leur ignorance d'Ultra-gauche ont perdu une occasion d'être pertinents. Ces débats n'en sont manifestement qu'à leurs débuts. On verra.
Il est important de critiquer ce texte, parce qu'il représente une pointe de l'idéologie démocratiste radicale, le type d'élaborations syncrétiques auxquelles les révolutionnaires seront confrontés dans la période qui s'ouvre.