Je suis loin d'être en désaccord avec Wolf sur tous les points mais ce qu'il dit au début sur Traudl Junge est une belle démonstration de la nécessité de connaître, avant de juger, un certain nombre de détails, tant sur le fonctionnement d'un régime que, en l'occurrence, sur la personnalité intime de son chef et, le cas échéant, sur son rapport avec les femmes.
Voici donc, en avant-première mondiale, quelques passages de mon livre :
a écrit :Quelques mois plus tôt, à peine sortie de ses études de secrétariat, Traudl Humps, née en 1920, passait une série de tests avec dix autres postulantes dans l’automne de 1942 au QG de Hitler à Rastenburg et se voyait recrutée pour rejoindre Johanna, Christa et Gerda. Bientôt mariée avec Hans Junge, un officier SS « particulièrement apprécié par Hitler » , elle reste jusqu’au bout à ses côtés, devient l’amie d’Eva Braun et recueille les textes testamentaires du Führer. Accueillante aux interviews, elle est, jusqu’à sa mort en 2002, l’un des principaux témoins des dernières semaines de l’aventure nazie, qu’elle présente à la fois comme un enchantement et comme une illusion à laquelle il était criminel de s’abandonner (en politique, elle était devenue électrice des Verts et ne s’en cachait pas). Traudl Junge n’a sans doute été ni amoureuse, ni aimée de Hitler, qu’elle n’a pas connu au mieux de sa forme. Mais la rapidité avec laquelle elle trouve sa place dans le saint des saints suggère qu’elle était beaucoup plus qu’une sténo-dactylo .
a écrit :Dans l’ensemble, cependant, il faut reconnaître que, conformément à ce qu’il pensait de leur rôle dans la société et à l’usage qu’il faisait d’elles dans sa propre vie, il protégeait relativement les femmes des aspects les plus violents de son régime. Du côté des bourreaux s’entend, car en tant que victimes des génocides, au contraire, elles étaient la cible principale, puisqu’en elles reposaient les chances de survie et de vengeance de leur groupe. La destruction impitoyable de la femme visiblement enceinte ou pourvue d’enfants en bas âge était le symbole même de la fermeté requise, comme Himmler l’explique longuement, à partir du 6 octobre 1943, à des auditoires de chefs civils et militaires, lorsque le régime a décidé d’élargir la base des complicités dans le cadre de sa politique de « guerre totale » . Femme protégée d’un côté, pour qu’elle fasse des enfants, femme massacrée de l’autre parce qu’elle en fait : dans peu de domaines la volonté de diviser à toute force l’humanité en races incompatibles développe des conséquences aussi tranchées et aussi absurdes.
a écrit :Si la femme peut être impitoyablement combattue, soit en tant que juive, soit en tant qu’opposante, il n’en reste pas moins vrai qu’elle est tenue, si elle est « allemande » et docile, à l’écart du pire. De ce point de vue, le témoignage d’Albert Speer, dont on présente souvent le rapport avec le Führer comme un lien homosexuel sublimé, est intéressant pour mesurer la différence de son comportement suivant que l’auditoire était masculin, ou comportait des femmes. A deux reprises au moins il lui laisse entrevoir la possibilité d’une fin catastrophique. Après une réunion de militaires, dans l’été 1943, vraisemblablement postérieure à l’échec de l’offensive contre Koursk, il dit : « Messieurs, les ponts sont coupés derrière nous », ce qui est à la fois une façon de laisser prévoir une issue cataclysmique, et de commencer à lever le voile sur le génocide des Juifs . Mais surtout, le 4 novembre 1936, après avoir reçu pendant trois heures le cardinal Faulhaber, archevêque de Munich, pour lui prêcher qu’en ces temps de guerre d’Espagne et de procès de Moscou l’intérêt du nazisme convergeait avec celui de l’Eglise catholique, Hitler reste longtemps silencieux devant la grande baie vitrée du Berghof, seul avec Speer, et finit par lâcher cette confidence :
"Il y a pour moi deux possibilités : aboutir dans mes projets ou échouer. Si j’aboutis, je serai un des plus grands hommes de l’histoire. Si j’échoue, je serai condamné, réprouvé et damné".
Aucune femme n’a jamais rien rapporté qui s’apparentât de près ou de loin à cet éclair de lucidité et de franchise.
Hitler était à la fois manipulateur et cloisonneur. N'importe quel humain, homme ou femme, en s'arrêtant pour réfléchir posément sur ses actes et ses discours, pouvait deviner le génocide des Juifs -lequel est révélé noir sur blanc par Himmler à des auditoires de cadres civils et militaires à partir du 6 juin 1943. Mais tout était fait pour que rares fussent ceux qui s'arrêtaient pour réfléchir posément.
Je trouve heureux pour ma part que le film reprenne la confidence de Traudl Junge sur Sophie Scholl, qui était peu connue... et que je mets moi-même en relief :
a écrit :Au juge qui lui demande si elle regrette ses actes Sophie Scholl rétorque qu’elle serait prête à les rééditer, « car c’est vous qui avez la mauvaise vision du monde ». A sa mère qui lors d’une dernière visite lui dit qu’elle devra penser au Christ elle répond : « Oui, mais toi aussi ! » et surtout elle lui dit, à propos de son exécution : « Cela va faire du bruit ! »
Cela en fit, malgré la censure, et cela en fait toujours. Il existe près de Ratisbonne un monument appelé le Walhalla, une sorte de Panthéon de l’histoire allemande où on trouve non des corps, mais des bustes. Commandé par Louis 1er de Bavière et inauguré en 1842, l’édifice honore peu de femmes, essentiellement des princesses. Hitler ne l’avait guère hanté mais ne l’avait pas boudé non plus, y faisant entrer en grande pompe en 1937 l’un de ses compositeurs préférés, Anton Bruckner. En 2000 apparut une pétition pour « Sophie Scholl au Walhalla ». Elle fut suivie d’effet en 2003, pour le soixantième anniversaire du sacrifice. Le retournement du symbolisme hitlérien par la poignée des étudiants bavarois de 1943 trouvait là une sorte d’aboutissement. De même, sur un plan plus personnel, un autre objet commémoratif avait produit dans cette période un effet salutaire, nous dit-elle, sur Traudl Junge.
Se décidant enfin, en 2001, à publier ses souvenirs écrits en 1947-48, elle raconte qu’elle a soudain, dans les années 60, pris conscience grâce à Sophie qu’elle avait, en suivant cette filière, fait un choix. Jusque là elle s’était donné l’excuse de la jeunesse :
"Je dois être passée déjà souvent devant la plaque à la mémoire de Sophie Scholl de la rue François-Joseph. Un jour je l’ai remarquée et quand j’ai réalisé qu’elle avait pris sa décision en 1943, au moment même où je commençais ma vie auprès de Hitler, j’ai reçu un choc terrible. Sophie Scholl était certes aussi à l’origine une fille du BDM, d’un an plus jeune que moi, et elle avait très bien reconnu qu’elle avait affaire à un régime criminel. D’un seul coup j’avais perdu mon excuse ."