La Baisse du Taux de Profit

Marxisme et mouvement ouvrier.

Message par Jacquemart » 10 Sep 2005, 09:44

Essayons d'y retrouver nos petits, ce qui n'est pas facile, car plus on avance, plus on perd de vue la question de départ. Désolé, ça va être un peu long, mais là, pas le choix.

Celle-ci était : "les profits financiers sont-ils fictifs" ? Répondant par l'affirmative, Wolf argumente en disant que le capital à l'origine de ces profits étant défini par Marx comme du capital "fictif", les profits qu'il engendre le sont tout autant. Et il nous donne en exemple les actions, avec les revenus qu'elles rapportent, à savoir les dividendes.

Commençons par la fin, en raisonnant par l'absurde : si les actions sont du capital fictif, et que les dividendes qu'elles rapportent sont des profits "fictifs", j'imagine que les intérêts reçus sur des prêts (des obligations), d'Etat ou non, le sont tout autant. Y a pas de raison. Conclusion logique : les seuls formes de profits "réels", non fictifs, sont les profits réinvestis dans l'entreprise et non distribués aux propriétaires et aux prêteurs de capital. Suite de la conclusion logique : l'ensemble des revenus de la bourgeoisie, constitués pour l'essentiel des dividendes et des intérêts, sont des revenus fictifs. Fin de la conclusion logique (pourquoi s'arrêter en si bon chemin) : tout ce que la bourgeoisie consomme avec ces revenus, ses yachts, ses châteaux, ses bijoux et ses chevaux de course, sont des biens fictifs. Arrêtez-moi avant que je conclue que la bourgeoisie est elle-même une fiction.

Alors, où est le problème ? Fondamentalement, il y en a deux.

Le premier problème est que Wolf ne comprend pas ce que Marx entend par "capital fictif", et qu'il étend abusivement cette catégorie à des situations où elle n'a aucun sens. Le deuxième problème est qu'il invente une notion de "profit fictif" qui n'existe pas chez Marx et qui n'a pas non plus de sens. Et le tout le conduit à une vision absurde de l'économie capitaliste.

Qu'est-ce que du capital fictif ? Marx utilise ce terme dans trois cas :
- les emprunts d'Etat
- les actions dont la valeur nominale diffère de la valeur du capital qu'elles représentent (dans ce cas, ce qui est fictif, c'est uniquement l'écart entre les deux).
- le gonflement des crédits qui n'ont comme contrepartie que d'autres crédits.

En gros, du capital "fictif", c'est une somme d'argent qui présente les dehors (la forme) d'un capital, et qui rapporte un revenu bien réel, sonnant et trébuchant, mais en qui en réalité ne rapporte pas ce revenu en ayant fonctionné comme du capital.

A propos des actions, dans le passage cité par Wolf, Marx signale deux problèmes :
1. la valeur des actions, censée représenter un capital réel (des bâtiments, des machines, de l'argent...) peut s'éloigner de la valeur de ce capital réel (d'où la possibilité que le capital qu'elles sont censées valoir soit en partie fictif).
2. si l'on veut estimer la valeur d'un capital, on ne doit pas le compter deux fois , une fois en tant que machines, bâtiments, etc., et une autre fois en tant qu'actions, puisque c'est du même capital qu'il s'agit. Marx aurait pu ajouter : d'ailleurs, dans la comptabilité des entreprises, les machines, les bâtiments sont portés d'un côté du bilan (à l'actif), et l'apport des actionnaires est porté de l'autre côté (au passif).

Conclusion à propos des actions :
- leur valeur (de marché) comporte un élement fictif (plus ou moins important selon les périodes et selon les entreprises)
- les dividendes qu'elles rapportent sont la forme sous laquelle le profit (réel !!!) est distribué aux propriétaires du capital
- lorsqu'on veut calculer le stock de capital, mieux vaut estimer les bâtiments, les machines, etc. que de se fier à la valeur des actions. C'est d'ailleurs ce que font D&L (et pas qu'eux, évidemment).

Pour rajouter deux mots sur les prêts, les choses sont ici du même ordre. Une partie des prêts (notamment les prêts d'Etat) sont du capital fictif, au sens qu'il s'agit de capital qui en réalité ne fonctionne pas comme tel.

Mais tout le capital de prêt n'est pas fictif ! Marx explique au contraire longuement pourquoi le capitalisme est obligé de consacré une partie des ressources de la société aux opérations de maniement et de circulation d'argent, et pourquoi une fraction du capital social se spécialise dans cette tâche (le capital bancaire et commercial). Ce capital ne produit certes pas de plus-value, mais c'est néanmoins un capital tout ce qu'il y a de plus réel. Il rapporte le taux moyen de profit, bien réel également.

Pour terminer, plaçons-nous du point de vue global de la société. Chaque année, une richesse (une valeur nouvelle) est créée. Une partie de cette richesse va à ce qu'on appelait autrefois "le travail" : disons, pour faire simple, les salariés. Tout le reste... eh bien tout le reste, ce sont les revenus de la bourgeoisie. Quelles formes prennent ces revenus ? Pour l'essentiel, ce sont des dividendes, des intérêts et des loyers. Quelle que soit l'origine de ces revenus, ces revenus sont bien réels et ils permettent aux bourgeois de consommer ou d'épargner. Ils n'ont donc rien de fictif.

Si l'on veut mesurer la part des profits dans la production nationale (le graphique posté par Wolf), on divisera l'ensemble de ces revenus de la bourgeoisie par la valeur de la production : "sur 100 euros de valeur créée, 40 vont aux capitalistes..."

Si l'on veut mesurer le taux de profit, on divisera l'ensemble de ces revenus de la bourgeoisie par la valeur du stock de capital immobilisé : "100 euros investis rapportent cette année 25 euros..."

Bon, là, j'ai ma dose et j'imagine que ceux qui m'ont lu jusque là aussi. :whistling_notes:
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Message par Jacquemart » 11 Sep 2005, 19:07

Merci du conseil, et de la concision de ta réponse. :hypocrite:
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Message par Jacquemart » 12 Sep 2005, 20:23

Wolf, c'est un peu comme Beethoven : quand y en a plus, y en a encore. Je serais d'ailleurs tenté de pousser plus loin le parallèle, mais je m'arrêterai là.

Alors, pour ceux qui auront la faiblesse de ne pas vouloir relire eux-mêmes le fameux Livre III, mais qui auront tout de même la force de lire ce fil, je me permets d'en remettre moi aussi une (pas si) petite couche.

a écrit :Les actions sont des titres de propriété. Un titre de propriété ouvrant droit à une partie des dividendes, qui, en tout cas en théorie, sont prélevés sur la plus value. En théorie parce qu'en pratique c'est autre chose. Donc, comme écrit Marx, le capital n'existe pas deux fois, une fois en bourse et l'autre dans la production. Les actions n'ont aucune "valeur" sociale. C'est pourquoi Marx les range dans la catégorie du capital fictif.


Cette citation contient malheureusement une série d'erreurs (les mêmes que précédemment, plus quelques autres).

1. Les actions sont des titres de propriété, oui...

2. Ouvrant droit non à une partie, mais à la totalité des dividendes ! (que Wolf nous explique où va cette mystérieuse partie des dividendes qui ne serait pas distribuée aux actionnaires... le dividende, c'est par définition le profit distribué aux actionnaires). Si Wolf veut parler de "partie", qu'il dise plutôt une partie des profits, ce sera nettement plus juste (le profit n'étant pas intégralement reversé aux actionnaires, mais pouvant être également investi, mis en réserve par l'entreprise, consacré à payer des intérêts ou à se désendetter, etc.).

3. ...qui en tout cas en théorie, sont prélevés sur la plus-value... parce qu'en pratique c'est autre chose. Ben si c'est autre chose, on aimerait bien savoir quoi. Parce que si ça ne provient pas de la plus-value, cela veut dire que ça ne provient pas de l'exploitation des travailleurs. Et qu'il y ait une partie des profits qui ne provienne pas de l'exploitation des travailleurs, ça serait un scoop. Ou plutôt, une erreur aussi vieille que les idées des économistes contre lesquels Marx polémiquait déjà en son temps.

4. ...donc, le capital n'existe pas deux fois, une fois en Bourse et l'autre dans la production. Exact. Mais Marx écrit aussi que l'un est la représentation de l'autre. Qui comme toute représentation, est plus ou moins exacte (d'où la part de fictivité d'un capital estimé sur la base des valeurs des actions).

5. C'est pourquoi Marx les range dans la catégorie du capital fictif. Non. Il ne les y range pas.

6. Mais surtout, cette polémique, certes passionnante, est complètement décalée par rapport à la question de départ. Wolf ne l'a peut-être pas fait intentionnellement, mais je rappelle que le problème de départ est : peut-on estimer le taux de profit à partir des chiffres fournis par la comptabilité bourgeoise. Wolf nous a asséné que non, au nom de l'existence de "profits fictifs" (la discussion a ensuite dévié des "profits fictifs" vers le "capital fictif"). Mais lorsqu'on lui a demandé où il avait trouvé chez Marx cette notion de "profits fictifs", il n'a répondu qu'en citant Lewis Caroll.
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