Les nazis et le patronat allemand

Marxisme et mouvement ouvrier.

Message par Cyrano » 15 Avr 2004, 11:08

"Vous me reu-connaissez ?" (monsieur Beneton)
Doucement… doucement… quelle fougue !…
Certes, nous espérons que viendra un monde où les êtres humains participeront collectivement à des réalisations qui seront l'incarnation des intérêts généraux de cette humanité. Dans ce monde, les êtres humains se porteront mutuelle assistance, et satisferont leur besoin de reconnaissance.
interluttant ne mettait aucune nuance péjorative sur la "reconnaissance" qui serait recherchée par des militants révolutionnaires. Rechercher la "reconnaissance", ce n'est pas chercher à passer à la postérité (Raymond Queneau y a écrit un poème, tiens, je vais le mettre dans le sujet "Poésie", si je le retrouve), et ce n'est pas forcément un mensonge bourgeois (mais on s'écarte du sujet).
Avec ou sans patronat
Le début de cette discussion est biaisé par le texte même qui en constitue l'opportunité :
"Hitler prend le pouvoir sans l'argent du patronat".
Dans cet article, il n'est pas dit uniquement qu'il faut revisiter l'aide apporté par le patronat allemand au développement du parti nazi, il est dit que cette aide est périphérique, non déterminante, puisque c'est Hitler qui devient le moteur essentiel de la mise en place du fascisme allemand.
C'est ça qui biaise le débat.
Daniel Guérin lui-même ne dit pas que l'argent coulait à flot, dès le début, pour accompagner le développement du fascisme allemand.
Dans "Fascisme et grand Capital", il note que les réelles aides vont surtout venir à partir de 1930 :
« De 1924 à 1929, les magnats de l'industrie lourde subventionnent juste assez les bandes fascistes pour qu'elles ne disparaissent pas. »
Daniel Guérin écrit aussi qu'il ne faut pas croire que la fascisme est une création artificielle rendue possible uniquement par l'apport d'argent :
« De telles masses humaines, les magnats capitalistes n'auraient jamais pu, malgré tout leur or, les "dresser sur leur jambes" si elles n'avaient été, au préalable, dans un état d'instabilité ou de mécontentement les prédisposant à être conquises. »
D'ailleurs, le titre de son livre "Fascisme et grand Capital" est un titre qui concerne plus les rapports qui vont se tisser entre les nazis et les grands magnats de l'industrie lourde après la prise du pouvoir par Hitler (son chapitre "Les bailleurs de fonds" est très court, par rapport à l'ensemble du livre).
Avec ou sans Hitler ?
Mais on nous rétorque que ce qu'il fallait voir, c'était la malignité de Hitler, sa fourberie manipulatrice, et qu'il ne faut pas jeter l'opprobre sur le patronat allemand, c'est à dire sur le capitalisme.
Car c'est ça qui est en jeu : le fascisme est-il l'œuvre isolée d'un manipulateur de génie ou le produit d'une lutte de classes, le produit d'un capitalisme pourrissant ?
Alors, bon, même si jusqu'ici, j'ai évité de rappeler des éléments de ces financements (c'est chiant à lire, et à taper en plus !), je vais en rajouter un peu. D'abord, un peu de rappel sur ce qui a été avancé, ensuite on ajoutera quelques petites touches, pas trop, pour ressentir ce qu'est vraiment un soutien.
Je prépare mes messages, je lance le correcteur orthographique (ah damned ! il s'arrête à chaque nom germain !), et j'envoie.
Cyrano
 
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Message par Cyrano » 15 Avr 2004, 11:09

Bon, on en est où ? C'est pratique l'ordinateur, copier-coller, hop, donc, d'abord, une piqûre de rappel.
Sans l'argent du patronat, sauf les dons…
logan a donné des informations dans divers messages (vendredi 2 avril 2004 à 23:58, mardi 6 avril 2004 à 09:41, mardi 6 avril 2004 à 18:55). Il a fourni des exemples d'aides au parti nazi :
Aides provenant de divers secteurs : assurances (Allianz, la plus grosse d'Allemagne!) ; banques (Von Schroeder, Deutsche Bank , Deutsche Kredit, Commerz und Privat Bank) ; industriels de la sidérurgie, de la chimie (Farben), du caoutchouc (Wolf) ; etc. Ces aides, représentent plusieurs dizaines de millions de marks.
Logan fournit aussi une exemple précieux pour l'obtention des fonds : Thyssen adhère au NSDAP fin 1931. Il fait inviter Hitler comme orateur au club des industriels à Düsseldorf le 27 janvier 1932. Hitler y obtient un tel succès que de nombreux industriels présents firent des dons s'élevant à plusieurs millions de Reichsmarks.
Sans l'argent du patronat, sauf pour les campagnes électorales…
Logan rappelle que IG Farben a versé 400.000 Reichsmarks en Mars 1933 au parti nazi (logan fait remarquer qu'en plus, le chiffre ne concerne qu'une entreprise, et uniquement pour la campagne électorale de 1933).
Pascal (lundi 5 avril 2004 à 12:32) et moi-même avons rappelé un passage du bouquin de Daniel Guérin, "Fascisme et grand Capital" :
« A partir de l'été 1930, la plupart des magnats de l'industrie lourde – et des banquiers qui lui sont liés – subventionnent le parti national-socialiste. Ils lui fournissent des moyens matériels imposants qui lui permettent de remporter la victoire électorale de septembre 1930 et de conquérir 107 sièges au Reichstag. Beaucoup plus tard, évoquant dans un discours le souvenir de cette "étonnante campagne", Hitler invitera ses auditeurs à songer "ce que cela signifie lorsque mille orateurs ont chacun une voiture automobile à leur disposition et peuvent tenir en une année cent mille réunions publiques".»
Pascal, dans le même message, fait remarquer que « [I]le soutien du patronat au NSDAP ne signifiait pas seulement de l'argent en espèce, mais aussi, ce qui était fréquent, d'offrir des emplois à des voyous de la SA pour qu'ils combattent, dans les entreprises, les ouvriers combatifs.
»
On retient que…
L'argent provenait de divers secteurs.
Cet argent ne provenait pas forcément de subsides notoirement publics et affichés (les dons lors des conférences).
L'aide logistique doit être prise en compte (locaux, emplois, etc.).
Les campagnes électorales puissantes n'eussent pas été possibles sans un soutien financier et logistique.
***
Bon, alors, puisque chacun a dénoncé des patrons nécessiteux du fascisme, moi aussi, je vais dénoncer lâchement.
Cyrano
 
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Message par Cyrano » 15 Avr 2004, 11:11

Ils l'ont dit
« Sans la collaboration de l'industrie allemande et du parti nazi, Hitler et ses camarades de parti n'auraient jamais pu prendre le pouvoir en Allemagne, ni le consolider. » (déclaration du général de brigade Telford Taylor, 27 août 1947, Nuremberg).
En 1923, Fritz Thyssen (président du comité de direction de Thyssen & Co) se dit prêt à encourager les projets de Hitler par un don de 100.000 marks-or (Fritz Thyssen, "I paid Hitler", New-York, 1942).
[Au fait, en passant, Stinnes et Ludendorff ont-ils apporté leur soutien pour la préparation du putsch de 1923 ?]
Des relations, ça peut toujours servir
Beaucoup de capitaines d'industries ont adopté une attitude dubitative face à Hitler, même si Hitler ne ménageait pas ses efforts :
En 1926-1927, Hitler donne plusieurs conférences dans la région industrielle de la Rhénanie. Ainsi, par exemple : vers la fin 1926, Hitler s'exprime dans la salle Friedrich-Krupp à Essen, devant un public composé de dirigeants de l'économie. Emil Kindorf (président du comité de direction de la Gelsenkirchnner Bergwerk AG) était présent à cette conférence et il se fait présenter Hitler en juillet 1927 dans la maison de l'éditeur munichois Hugo Bruckmann.
Wilhelm Keppler est directeur des Chemische Werke Odin Gmbh – seule entreprise allemande produisant de la gélatine photographique. Il adhère au NSDAP au printemps 1927.
Otto Dietrich est un des rédacteur en chef dans "München-Ausburger Abendzeitung", un journal "national" allemand. Il rejoint Hitler en 1927. Otto Dietrich est gendre de Reismann-Grone qui édite "Rheinisch-Westfälische Zeitung". Cette revue est l'organe de l'industrie minière de la Ruhr.
Ceci permit à Hitler de se constituer un carnet d'adresses, comme on dit aujourd'hui – et accessoirement d'acquérir une respectabilité auprès de la grande bourgeoisie allemande.
Cet Adolf, pas le gendre idéal, mais…
En 1929, Kirdorf participait ostensiblement au congrès du NSDAP à Nuremberg.
Kirdorf avait un certain prestige dans l'union minière (Bergbau-Verein). Il réussit à faire adopter une résolution qui prévoyait que chaque entreprise adhérente au syndicat du charbon de Rhénanie-Westphalie verserait 5 pfennigs par tonne de minerai pour financer le NSDAP. Cette résolution ne fut pas appliquée, mais elle est symptomatique : de plus en plus d'industriels ne rechignaient pas à accompagner le développement du NSDAP.
Hitler devint la personne que certains industriels, certains banquiers voulaient rencontrer : ainsi, Hjalmar Schacht, ex-président de la Reichsbank. Hjalmar Schacht fit la connaissance de Hitler par l'intermédiaire du banquier Georg von Strauss qui était un élément de la direction de la Deutsche Bank AG. Celui ci organisa en décembre 1930, une soirée mondaine où étaient invités Göring, Hitler et Thyssen. C'est à partir de cette soirée que Schacht décida de collaborer aux ambitions de Hitler.
Fin août 1931, Kirdorf invita dans sa propriété une quarantaine d'industriels à une conférence de Hitler. Quelques jours plus tard, Hitler s'entretint avec ceux qui avaient été séduits, par exemple Fritz Springorum de Hoechts AG.
Début octobre 1931 : les groupes "nationaux" se réunirent pour examiner les moyens de lutte contre le cabinet Brüning qui avait accru le contrôle de l'Etat sur les banques. On pouvait trouver à ce rassemblement, entre autres : Rudolf Blohm (chantiers navals Blohm & Voss, Hambourg) et du beau linge : les princes Eitel Friedrich et Auguste Wilhelm von Hohenzollern.
Début 1932, Hitler tient une conférence à l'Industrieclub de Düsselforf devant 300 industriels environ. Dans un message, logan parle du succès de cette conférence, et des dons qui suivirent (on peut facilement imaginer que le processus s'est répété, avec plus ou moins de succès, à l'issue d'autres conférences, ou lors des rendez-vous qui suivaient avec industriels ou banquiers intéressés).
Fin 1932, Hecker (président de la chambre de commerce et d'industrie de Hanovre) appose sa signature à une Adresse au président du Reich demandant que Hitler soit nommé chancelier du Reich.
Bla-bla, bla-bla, bla-bla
von Machin, Her Truc, etc. etc.
On a assez d'exemples dans notre musette… Je ne vais pas passer ma soirée à taper sur ce clavier.
Cyrano
 
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Message par Cyrano » 15 Avr 2004, 11:13

Une aide matérielle, logistique, psychologique
Tout ceci pour dire que ce n'est pas uniquement par des espèces sonnantes et trébuchantes qu'une fraction de la bourgeoisie allemande montre son intérêt pour Hitler et aide le parti nazi.
C'est une aide aide politique, organisatrice, psychologique, logistique, ce sont tous ces éléments qui constituent l'aide apportée par une fraction du patronat allemand à Hitler et aux nazis.
Les liens avec des patrons qui tiennent la presse économique d'une branche d'industrie, avec des banquiers, etc. (y'a qu'à relire ci-dessus) comptent aussi beaucoup, et même énormément.
La mise à disposition de locaux (et pas des moindres), des emplois fictifs avant la lettre, la propagation de ses idées via des médias, les dons faits à l'issue de conférences ou durant des rencontres aménagées, etc. sont de réels moyens matériels mis à la disposition des nazis par une partie du patronat allemand – et ça laisse peu de traces !
Ils ne faut pas compter parmi les bailleurs de fonds (patrons, banquiers, grands agrariens) uniquement ceux qui affichaient publiquement un statut de militant. Dans son article, François delpla écrit : « Thyssen est le seul patron de grande envergure qui s’affiche avec les nazis, son compère Kirdorf étant alors très âgé, et retiré de toute fonction dirigeante depuis 1925. » Evidemment, si on ne compte que les patrons affichant publiquement leur aide aux nazis…Pour certains, Hitler n'était pas vraiment présentable, et on comprend qu'ils n'avaient pas envie de claironner leur soutien.
Mystification
Dire que Hitler prend le pouvoir sans l'argent du patronat, énoncé ainsi, ça ne peut être satisfaisant.
François Delpa écrit dans son article :
« Les grands patrons allemands ont été chargés d’opprobre par les historiens, pas seulement de gauche, et par les juges de Nuremberg, pas seulement soviétiques. L’histoire se doit d’y mettre le holà. Mais sans omettre pour autant de discerner leur rôle, qui est celui de marionnettes bien naïves. »
On l'a déjà dit, redit : malgré les précautions oratoires, c'est dédouaner le patronat allemand, c'est à dire dédouaner le capitalisme. Et ce n'est pas une nouvelle vérité historique, encore moins une nouvelle façon de considérer l'histoire.
Dans le sujet "Le visage du troskisme", un triste sire réduisait la révolution russe d'octobre 1917 à un complot fomenté par quelques intellectuels, niant le puissant processus qui était à l'œuvre dans la classe ouvrière.
Ici, c'est le même procédé.
Privilégier la personne de Hitler, faire croire que c'est une grande nouvelle révélée, ça ne peut marcher qu'auprès de ceux qui le veulent bien – ou bien qui n'ont pas d'éléments pour s'accrocher aux branches.
« On ne compte plus les biographies intellectuelles, les analyses du psychisme d'Hitler, de ses rapports troublés avec sa mère, qui expliqueraient entre autres son antisémitisme. » C'est écrit dans "Recherches Internationales", c'est le N° 69-70, de l'année 1972, il y a trente ans.
Alors, pour les nouvelles nouveautés révolutionnaires, on attendra donc quelque chose de plus nouveau.
Cyrano
 
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Message par Cyrano » 15 Avr 2004, 11:15

La curiosité est un vilain défaut
Nan, nan, je ne manque pas de curiosité intellectuelle.
Nan, nan, je ne suis pas un lecteur sans scrupules.
Je suis allé lire un peu plus sur le site de monsieur François Delpla.
Une tâche de sang
Pour la présentation de son livre "Hitler", François Delpla écrit sur son site :
« Ce trio [Hitler, Goering, Himmler] n’est pas un "produit de son temps", de la révolution industrielle, de la ruine des valeurs par la première guerre mondiale ou que sais-je. C’est lui qui, largement, produit son temps, en le comprenant, en voyant les possibilités qu’il offre. Point n’est donc besoin d’aller se perdre dans les contradictions de la société allemande ou du capitalisme mondial. »
On y est ! c'est bel et bien ce qu'on a écrit depuis le début : l'article publié au début de ce sujet n'est pas innocent.
J'avais écrit au sujet de Hitler-Leni Riefenstahl, que c'était avoir pour ambition d'être le nouveau Guy breton, l'auteur des "Histoires d'amour de l'Histoire de France". Je vais moduler :
C'est avoir pour ambition de laver le capitalisme de cette tâche de sang qu'est le fascisme. Ça, c'est l'histoire selon Lady Macbeth : y'aura pas moyen, même avec les détergents modernes de laver cette tâche de sang – bon courage !
Même le jury…
En mars 2002, François Delpla passe une thèse… Sur son site, il en parle. Le postulant docte docteur à l'honnêteté de noter une critique du jury de la thèse. Je crois comprendre que ce jury manque, lui aussi, de « curiosité intellectuelle » ["Je", dans la citation, c'est François Delpla] :
« Parfois le compliment se déploie à la limite du reproche, au point d’y verser subitement : "écrivain-historien", j’aurais raison de me "placer dans la tête de l’acteur pour imaginer ses raisons" mais serais affecté d’une tendance répétitive à exagérer le rôle des complots et des manipulations, et au total mon "approche du processus de décision" serait excessivement psychologique. Elle serait également, trop souvent, "monofactorielle". Mon "goût pour le paradoxe" serait cause à la fois d’excellentes trouvailles et de faux pas. »
Ce sera ma conclusion.
Cyrano
 
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Message par Nadia » 15 Avr 2004, 12:46

Moi, j'aurais juste une question un peu débile :

si le patronat a été manipulé par Hitler, je veux bien admettre. (je sais, c'est pas très crédible, mais bon passons).

Mais alors, QUI A MANIPULE' HITLER ??? :w00t:
Nadia
 
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Message par logan » 23 Avr 2004, 10:19

a écrit :Ce trio [Hitler, Goering, Himmler] n’est pas un "produit de son temps", de la révolution industrielle, de la ruine des valeurs par la première guerre mondiale ou que sais-je. C’est lui qui, largement, produit son temps, en le comprenant, en voyant les possibilités qu’il offre. Point n’est donc besoin d’aller se perdre dans les contradictions de la société allemande ou du capitalisme mondial


:blink:

Alors je répète ma question : pourquoi Hitler echoue t il lamentablement en 1923 lors de la tentative de prise du pouvoir en 1923 et réussit il 10 ans plus tard?
Pourquoi est -il si vite libéré de prison?
Suivant votre raisonnement un tel trio apparait n'importe quand et peut faire sombrer à lui seul l'humanité dans la barbarie, le reste de la société n'étant que des pantins à leur botte?


Personne ici ne reproche à Francois Delpla de ne pas être marxiste.
Ce que j'attend d'un journaliste, d'un sociologue ou d'un historien ce n'est pas de proclamer son attachement à la révolution mondiale, même si cela me les rendrait sympathique.
Ce que j'attend de leur travail, ce sont des éléments concrets qui permettent de mettre à jour des phénomènes sociaux, et donc de saisir une réalité dans sa complexité et ses évolutions.
logan
 
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Message par François Delpla » 26 Avr 2004, 07:36

Bonjour !

Joignant l'utile à l'agréable, je passe de temps en temps des vacances dans des pays de dictature, en essayant de discerner les ressemblances et les différences avec le nazisme. Cette année c'était la Tunisie.
Les portraits de Ben Ali se sont beaucoup accrus depuis mon dernier séjour (il y a quatre ans), tant en taille qu'en quantité. De ce point de vue je ne serais pas étonné que le pays mérite la médaille d'argent, certes loin derrière la Corée du Nord. Mais deux choses nous ramènent plutôt vers le nazisme : la répression est discrète, et le régime prétend profiter à tous. "Le désemploi fait l'objet d'une lutte de tous les instants", lisait-on hier dans l'éloge quotidien de la presse libre envers le chef de l'Etat.

Rassurez-vous, j'en arrive au présent débat, et d'autant plus vite que je laisserai de côté, suivant une habitude ancrée et fructueuse, toute considération sur les débattants, y compris moi-même, pour me concentrer sur le débattu.

Le titre "Hitler prend le pouvoir sans l'argent du patronat" n'est en rien mensonger. Simplement il demande à être explicité, et figurez-vous qu'il y a pour cela un long article juste derrière. Il ne veut évidemment pas dire que les trésoriers du NSDAP refusaient vertueusement, en 1930-32, toute obole dont le donateur employait plus de x salariés. Il signifie simplement que les dons des grandes entreprises, si souvent présentés comme décisifs, vont en fait très majoritairement aux partis non nazis et que si, au lendemain de leur poussée électorale d'avril 1932, la part du parti nazi s'accroît, cela ne joue aucun rôle dans sa victoire, le 30 janvier suivant.

Ceux qui veulent bien m'accorder ce point me reprochent de le mettre en lumière, alors que selon eux il est tout à fait secondaire et pourrait sans dommage être ignoré. Peu importe qui manipule qui, l'essentiel est qu'à l'arrivée les nazis et les patrons sont bien dans le même camp, contre les travailleurs. Là-dessus, je réponds que la question, précisément, n'a rien de secondaire.

Si vous laissez faire le jeu habituel des forces, vous n'avez certainement pas une guerre mondiale dès 1939. Adolf Hitler fait mûrir l'objet par toutes sortes d'artifices, en s'y employant jour et nuit, une fois qu'il a botenu le pouvoir. Les satisfactions données aux patrons sont l'un des moteurs de sa réussite, mais aussi celles qu'il donne à la classe ouvrière, certes privée de droits mais point du tout aussi accablée de travail et frappée dans son pouvoir d'achat qu'on ne le dit dans la quasi-totalité de la littérature de gauche. La hausse du niveau de vie est certaine, et paraît devoir se poursuivre.

Car il ne faut pas oublier que Hitler se présente longtemps comme un homme de paix et ne jette vraiment le masque, à cet égard, que le 15 mars 1939, lorsqu'il s'empare de Prague en violant ouvertement l'accord de Munich. Dans ses conversations secrètes, que ce soit avec ses généraux ou avec Mussolini, il prétend que la guerre n'aura pas lieu avant 1942. Ce bluff a une dimension prolétarienne : la gestation de la Volkswagen, à grands renforts de discours suivant lesquels les producteurs des voitures doivent aussi les conduire... à condition qu'il commencent par les financer. Or, comme on sait, les fonds récoltés et les préparatifs industriels seront brutalement détournés vers la production d'armes, dès que les insolents Polonais auront assailli le grand Reich magnanime.
Ne voilà-t-il pas une façon originale d'extorquer la plus-value ?

Mais c'est aussi une manière de créer un consensus patriotique -et là-dessus, plus ou moins vite, tous les historiens ont avancé depuis une trentaine d'années, au rebours de la tradition antinazie de papa et de grand-papa, qui insistait bien davantage, et bien trop, sur la répression.

Hitler, qui a une peur bleue de la lutte des classes, enrôle toute la société, sans le lui dire, dans une aventure militaire préparée au pas de course et déclenchée dès que possible. Le patronat allemand, lui, est pour le moins divisé sur cette question. La guerre est certes une occasion de profits, de pillages et de surexploitation, mais si la défaite est au bout, à quoi bon ? En revanche, ce patronat a beaucoup à gagner au maintien de la paix et se réjouit sans réserve des succès non sanglants du gouvernement nazi contre le traité de Versailles. D'où une mise au pas des instances économiques en 1936-38, lorsque pâlit l'étoile de Schacht et se lèvent celles de Göring et de Funk.

Pour revenir, en conclusion, au bercail chronologique de notre dispute, la période précédant la prise du pouvoir, tous les Allemands non nazis ont été alors bien légers, poursuivant des intrigues qui n'étaient plus de saison alors qu'un maître dompteur s'apprêtait à les atteler au char de ses projets.
François Delpla
 
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Message par Gaby » 26 Avr 2004, 09:15

A titre anecdotique, j'ai fait part de cette conversation à un ancien prof' de Sciences Po, lui-même plutôt de centre-droit, aujourd'hui professeur en classe prépa'... et il convient à dire que les propos de Mr Delpla sont inexacts. Les individus ne sont pas le moteur de l'histoire, et ce qui place Hitler au pouvoir, c'est bel et bien la convergence des forces conservatrices naïves face au risque encouru. Et bien entendu, par force conservatrice, on comprend la droite allemande de l'époque, les apports financiers déterminants à l'échelle du parti nazi, les médias d'alors, etc.
Gaby
 
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