Un nouvel article d'Ivar Ekeland dans le dernier numéro de "Pour la Science".
a écrit :Dangereuses perversions
Vous avez aimé la crise des subprimes ? Vous adorerez le trading haute fréquence ! Les algorithmes des traders se livrent bataille à la vitesse de la lumière.
Il fut un temps où les marchés étaient simples. Les vendeurs arrivaient à l’aube et installaient leurs étalages ; puis les acheteurs passaient dans les rangées et faisaient leurs choix. Par un décret de la Commission européenne, qui ne s’applique pour l’instant qu’aux marchés financiers, cet ordre millénaire est désormais abandonné. Acheteurs et vendeurs arrivent ensemble, dès potron-minet, installent leurs étalages, et affichent leurs prix, les uns pour acheter et les autres pour vendre. Les clients, ce sont ceux qui arrivent après, leur petit déjeuner dans le ventre, et qui passent dans les rangées en comparant les offres. Ils se gardent bien de dire s’ils sont acheteurs ou vendeurs, mais de temps en temps ils s’arrêtent devant un étalage et font affaire. À ce moment-là, deux choses se passent.
La première concerne les agios. L’acheteur paie un droit au propriétaire du marché qui met son emplacement à disposition et qui assure la sécurité. Ensuite le marchand, qu’il ait acheté ou vendu, touche une prime proportionnelle au montant de la transaction et versée par le propriétaire du marché. Pourquoi la prime au marchand? Pour l’attirer sur ce marché-là, car les concurrents ne manquent pas. En effet, la Commission, dans sa sagesse, a décidé que le monopole des Bourses traditionnelles devait être démantelé, et qu’il fallait multiplier les marchés financiers pour les mettre en concurrence, d’où une floraison extraordinaire de ces marchés alternatifs depuis 2007.
La seconde régulation est la fixation des prix. Le prix de la transaction révèle le « prix de marché»: si un client a acheté 500 actions X à 102,35, cette offre est retirée du marché, et le prochain client devra acheter plus cher, à 102,36, voire à 102,37 s’il n’y a pas d’offre intermédiaire. Les vendeurs s’en réjouissent, car le prix vient vers eux, et les acheteurs augmentent les leurs pour suivre le mouvement. Ainsi, les clients peuvent manipuler les prix : tout achat les fait monter, toute vente les fait descendre.
Le client, lui aussi, a changé. Autrefois il arrivait avec ses poches pleines et son panier vide, et il rentrait avec les poches vides et le panier plein. Aujourd’hui, il rentre avec un filet vide. Qu’a-t-il fait de sa journée? Il a acheté aux vendeurs pour revendre aux acheteurs, en profitant des fluctuations de prix engendrées par les transactions. Mais,
me direz-vous, cela a toujours existé, c’est comme cela que vivent les intermédiaires, achetant bon marché pour vendre cher ? Ce qu’il y a de nouveau, c’est que les clients peuvent maintenant mettre les marchés en concurrence, acheter leurs tomates sur le marché Monge et s’installer comme vendeur sur le marché Saint-Germain. Si le prix des tomates est plus élevé sur le second, ils y gagnent doublement, en encaissant la différence de prix plus la prime de vendeur.
Vous me suivez toujours ? Eh bien, cela a encore changé. Voici belle lurette que les clients ne viennent plus eux-mêmes. Ils envoient des robots à leur place, des algorithmes intelligents et rapides, capables d’assimiler une information et de passer un ordre en quelques millisecondes. Ne voulant pas être en reste, acheteurs et vendeurs ont fait de même, si bien que tous ces robots ont inventé des stratégies auxquelles les humains n’auraient jamais pensé, comme d’afficher une offre de vente et la remplacer une milliseconde après par une offre beaucoup moins avantageuse, histoire de tromper un confrère qui, voyant la première enverra un ordre d’achat qui arrivera trop tard pour celle-ci, mais à temps pour la seconde. En raison de toutes ces stratégies de trading, les opérateurs ont deux millisecondes pour réagir ! La vitesse de la lumière devient une limite: si vous êtes à Paris, si les prix changent à Londres, le temps que l’information vous parvienne, c’est trop tard, le temps que votre ordre parvienne sur place, ils auront encore changé. Voilà pourquoi les stratégies de trading sont désormais probabilistes: à l’échelle de la milliseconde, les algorithmes considèrent le prix comme aléatoire.
Le « trading haute fréquence » représente à l’heure actuelle environ le tiers de l’activité des Bourses européennes et cette proportion va croissant. Je ne veux pas terminer sans rendre un hommage vibrant à la Commission européenne, qui, sans autre argument qu’une foi profonde dans les vertus du marché, foi qui n’est en rien soutenue par la science économique, se lance dans une expérience grandeur nature, dont le résultat va affecter les économies et les investissements de millions de personnes.
Ivar EKELAND