Racisme antimusulmans. Point de vue.

Marxisme et mouvement ouvrier.

Racisme antimusulmans. Point de vue.

Message par com_71 » 26 Jan 2015, 21:47

Le point de vue d'un militant révolutionnaire anglais

Sacha Ismail a écrit :Qu’est-ce que le racisme antimusulmans ?

La gauche et l’extrême gauche britanniques font fréquemment référence au concept d’« islamophobie », mais discutent rarement du sens exact de ce terme. Les musulmans qui vivent en Grande-Bretagne subissent-ils une oppression spécifique, en tant que musulmans, et si oui, laquelle ?

Cet article soutiendra le point de vue que les musulmans qui vivent en Grande-Bretagne souffrent d’une oppression, d’une haine et d’un fanatisme antimusulmans spécifiques, mais que, pour comprendre et décrire ces phénomènes, il nous semble plus adéquat de les qualifier de racisme antimusulmans.

- Islamophobie

L’utilisation du terme « islamophobie » pour décrire des phénomènes antimusulmans brouille les distinctions entre

– les musulmans en tant que personnes,

– l’Islam en tant que religion (qui, comme toutes les religions, recouvre un spectre très large et varié d’idées, de pratiques et de cultures),

– et les politiques de droite (y compris l’islamisme) ou de gauche inspirées par l’islam.

Quelles que soient les intentions initiales de ceux qui ont popularisé ce terme dans les années 1990, et les intentions de ceux qui l’utilisent aujourd’hui, son emploi est étroitement lié à la montée de courants religieux réactionnaires, de droite ou d’extrême droite. Comme l’explique le militant bengali de gauche Ansar Ahmed Ullah : « Nous n’utilisons pas le terme d’“islamophobie”. Qualifier une idée ou une personne d’ “islamophobe” est un moyen utilisé par les islamistes pour se défendre lorsqu’ils sont critiqués. »

La façon dont ce terme s’est répandu a favorisé l’idée que toute critique des politiques et des pratiques islamiques ultra-conservatrices serait une critique de l’islam en soi, donc une critique haineuse, fanatique, hostile à tous les musulmans en tant qu’individus.

En outre, l’hostilité à la religion musulmane en tant que telle ne permet pas d’analyser et combattre les multiples aspects de la discrimination et de l’oppression subies par les musulmans en Grande-Bretagne et dans d’autres pays, discrimination et oppression qui, pour l’essentiel, entretiennent peu de rapports avec l’Islam en soi (ce qui ne veut pas dire que l’on doive faire abstraction du fait que les victimes sont des musulmans).

La nécessité de démêler ces différentes questions apparaît clairement lorsqu’on dresse le bilan du gouvernement Blair. Ce gouvernement a mené des politiques racistes de toutes sortes, dont certaines ciblaient spécifiquement les musulmans. Mais, sur de nombreux points, il n’était pas islamophobe mais islamophile, puisqu’il finançait des organisations islamiques, facilitait la mise en place d’écoles islamiques, etc. Qualifier donc Blair d’ « islamophobe », ce n’est pas clarifier la compréhension de sa politique mais l’obscurcir.

Dans divers écrits depuis 2007, Robin Richardson, qui a coordonné la publication en 1996 d’un important rapport du Runnymede Trust sur l’islamophobie (Islamophobia : A Challenge for Us All, « L’Islamophobie : un défi pour nous tous ») a émis des critiques comparables à propos du terme islamophobie. Mais il souligne que, dans la mesure où ce concept est largement accepté et utilisé, notamment par les musulmans et musulmanes eux-mêmes, il n’est pas possible de l’abandonner.

Je ne vais pas gaspiller de l’énergie pour m’opposer à l’utilisation de ce mot, mais je ne l’emploierai pas. Une autre expression, que Richardson indique, le racisme antimusulmans, a beaucoup plus de sens pour moi.

- Haine et fanatisme anti-islamiques, racisme antimusulmans

Les attitudes fanatiques envers l’islam comme ensemble d’idées, de pratiques et de traditions, posent problème notamment parce qu’elles se situent précisément au cœur de certaines idéologies de droite : la presse de droite ignore l’histoire et le contenu de l’Islam, ce qui l’amène à répandre des rumeurs ou des interprétations stupides ; quant à l’extrême droite organisée, elle diffuse des affirmations et perpètre des actions antimusulmanes extrêmement violentes.

On en trouve de multiples manifestations : cela va de certaines opinions (souvent conspirationnistes) sur la politique internationale à des prises de position sur l’islam et les droits des femmes, les droits des LGBT, etc. Tantôt ces critiques se fondent sur des argument surtout religieux (elles se réfèrent au texte du Coran, etc.) ; tantôt elles reposent sur des arguments « culturels » dans lesquels se manifeste un racisme implicite ou explicite – mais, dans les deux cas, les discussions sur la nature de l’islam jouent un rôle crucial.

Parfois, certains éléments isolés de ces critiques sont vrais – mais ceux qui les mettent en avant ont en fait de « véritables raisons » racistes (plus discrètes) et de « bonnes raisons » publiques pour les exprimer. Notre critique socialiste de l’Islam n’a rien à voir avec les critiques mal informées, incohérentes et parfois mensongères de la droite ou de l’extrême droite. Nous devons évidemment tenir compte des différences textuelles, idéologiques et pratiques entre les religions, mais notre critique de chaque religion particulière doit être cohérente avec notre critique de toutes les religions et notre vision globale du monde, y compris notre antiracisme.

Une telle cohérence n’est possible que parce que les critiques que les marxistes adressent à la religion ont un fondement matérialiste et non religieux. Nous cherchons à comprendre et critiquer l’islam et les sociétés à majorité musulmane en tenant compte de leur contexte social et de la lutte des classes, de la même manière que nous critiquons le christianisme et les autres religions et cultures.

L’hostilité fanatique contre une une religion ne donne pas toujours toujours naissance au genre de racisme que doivent affronter de nombreux musulmans en Grande-Bretagne. Aux États-Unis, pendant une longue période, il existait des sentiments véhéments et très répandus contre la religion catholique, mais si l’on observe l’évolution du fanatisme envers les groupes ethniques fortement associés au catholicisme (Irlandais, Italiens, etc.), cette hostilité ethnique a disparu bien avant la disparitions des sentiments antireligieux catholiques. Par exemple, les catholiques irlandais sont devenus une force majeure dans la société et la politique américaines dès le début du XXe siècle.

Le racisme antimusulmans a explosé depuis 2001, mais la « guerre contre le terrorisme » n’explique pas vraiment pourquoi. Après tout, au début des années 1970, les républicains irlandais ont perpétré bien davantage d’attentats à la bombe en Angleterre qu’il n’y a eu d’attentats islamistes depuis cette période. Les sentiments anti-irlandais étaient très répandus à l’époque, mais ils ont disparu relativement rapidement, avant même la signature du cessez-le feu en Irlande.

En Grande-Bretagne, la plupart des musulmans vivent dans des conditions matérielles qui les rendent vulnérables au racisme. Si nous devons nous opposer à toute haine, phobie ou fanatisme contre l’Islam, notre préoccupation fondamentale, en tant que révolutionnaires socialistes, n’est pas de « défendre l’islam », mais de comprendre ce racisme afin de pouvoir le combattre.

- Qu’est-ce que le racisme ?

Affirmer que tel ou tel groupe « n’est pas une race » ne résout rien ; c’est méconnaître la nature du racisme.

Les « races » n’existent pas, il n’y a qu’une espèce humaine. Aujourd’hui, peu de gens croient encore au racisme du XIXe siècle ou au racisme biologique de style nazi (conceptions fondées sur la croyance en l’existence réelle de races distinctes) – ou du moins ils ne l’expriment plus ouvertement. Les arguments racistes impliquent souvent une variante de la phrase « Je ne suis pas raciste, mais ... »

Presque partout dans le monde, le racisme implique une hostilité fondée sur des préjugés (et sur l’oppression institutionnelle construite à partir de cette hostilité) envers tous les membres d’un groupe. Ce groupe n’est pas toujours défini de façon pseudo-scientifique comme une « race », mais il a des caractéristiques communes qui ne sont pas fondées sur des choix individuels mais sur des caractéristiques communes – souvent la couleur de la peau, mais aussi la langue ou la religion (présumée).

Historiquement, en Grande-Bretagne, le racisme est étroitement lié à la couleur de la peau, mais on peut trouver de nombreux exemples dans le monde qui montrent que cet élément n’est pas indispensable. Les musulmans du Gujarat ressemblent aux Hindous et les catholiques d’Irlande du Nord ressemblent aux protestants mais, dans ces contextes, les étiquettes religieuses décrivent en fait des groupes ethniques définis par leur patrimoine religieux.

- De quoi parlons-nous ?

En Grande-Bretagne, les musulmans souffrent de l’hostilité d’une partie de la population et d’une oppression particulière. Est-ce parce qu’ils sont musulmans ? Plus de 60 % des musulmans vivant en Grande-Bretagne sont originaires de l’Asie du Sud (à peu près 38 % viennent du Pakistan, 15 % du Bangladesh, 7 % d’Inde, 7 % d’autres pays asiatiques). Le racisme contre les Asiatiques du Sud (que les racistes appellent les « Pakis ») possède une longue histoire au Royaume uni. Le racisme antimusulmans n’est-il pas tout simplement le racisme anti-Asiatiques, rajeuni peut-être par une nouvelle dose de rhétorique ?

Les Asiatiques du Sud en Grande-Bretagne, en particulier les Pakistanais et plus encore les Bangladais, continuent à vivre dans une situation défavorisée, que ce soit en termes de pauvreté, d’emploi, de logement, etc. Dans la société capitaliste, il existe une loi générale selon laquelle ceux qui souffrent de désavantages sociaux deviennent généralement aussi la cible de l’intolérance et de l’oppression – pour justifier cette situation défavorisée et parce qu’ils constituent des cibles ou des boucs émissaires relativement faciles et vulnérables. Les nomades irlandais (les « travellers (1) ») et les Roms sont des exemples connus. Dans ce contexte, il n’est pas surprenant que le racisme anti-Asiatiques ait été plus persistant que le racisme contre les Irlandais (« travellers » mis à part), qui depuis longtemps jouissent d’une situation économique meilleure, sont intégrés et ont désormais confiance en eux-mêmes.

Il n’est pas facile d’établir que les musulmans souffrent de discriminations spécifiques dans l’emploi, le logement, etc., uniquement parce qu’ils sont musulmans – par exemple, qu’un migrant albanais ou turc souffre de discriminations pires que celles d’un Bulgare ou Roumain, et ce pour des raisons spécifiquement religieuses. Néanmoins, on ne peut décemment ignorer le fait que la grande majorité des Asiatiques en Grande-Bretagne qui souffrent le plus de la pauvreté et des inégalités sociales sont musulmans – et que les musulmans, en tant que groupe, appartiennent massivement à des ethnies qui souffrent de tels désavantages sociaux. (Il faut d’ailleurs noter qui si 50 % des musulmans vivant en Grande-Bretagne sont d’origine pakistanaise ou bangladaise, plus de 10 % sont d’origine africaine ou caribéenne.) Ces facteurs sociaux donnent chair au racisme antimusulmans et le renforcent.

De plus, depuis les années 1980, la religion en général est devenue une force plus importante dans la politique britannique et la politique mondiale, et les musulmans asiatiques, en Grande-Bretagne, sont beaucoup plus susceptibles de mettre en avant leur identité en tant que musulmans. La vision du monde diffusée par les racistes anti-Asiatiques a elle aussi changé – y compris à l’extrême droite, comme par exemple le British National Party (2) qui s’est emparé de ce thème et avec l’apparition et la montée d’organisations d’extrême droite spécifiquement antimusulmanes comme l’English Defence League (3) . Les racistes sont beaucoup plus susceptibles de concentrer leur hostilité contre les musulmans en particulier, mais en même temps l’image populaire raciste d’un musulman est encore celle d’un Asiatique.

En d’autres termes, le racisme anti-Asiatiques persiste, mais il se combine au racisme antimusulmans. L’entrelacement entre les deux est démontré par le fait qu’une personne d’origine asiatique, qui n’est pas musulmane mais ressemble au stéréotype d’un musulman, peut très bien devenir une cible pour des racistes antimusulmans. Avoir la peau « foncée » peut faire de vous une cible plus que le fait d’appartenir à un groupe ethnique à majorité musulmane (par exemple, les Turcs).

Bien sûr, le racisme antimusulmans possède d’autres effets qui affectent tous les musulmans et musulmanes, comme nous l’avons évoqué ci-dessus. Ces aspects sont souvent plus évidents que les désavantages sociaux et la pauvreté qui frappent les communautés musulmanes d’Asie du Sud en particulier, même si ces effets sont en partie liés à leur situation sociale défavorisée. Les mobilisations d’extrême droite ; les attaques contre des mosquées ; le harcèlement dans la rue ou les attaques violentes contre des personnes vêtues d’une certaine manière ; les affirmations absurdes et haineuses dans la presse de droite ; la répression de l’État qui se focalise sur les hommes musulmans – tous ces phénomènes peuvent affecter les musulmans de différentes « races », même si les Asiatiques sont souvent ciblés.

- L’avenir du racisme antimusulmans

Dans une situation où l’Etat coupe dans les budgets sociaux, où les conditions sociales se détériorent, etc., nous savons que le racisme a en général tendance à s’aggraver.

L’ « austérité » frappe « naturellement » davantage les plus défavorisés, tandis que la propagande contre tels ou tels boucs émissaires augmente également. Malgré la confusion qui règne actuellement dans les groupes d’extrême droite, les « infractions motivées par la haine » contre les musulmans ont augmenté dans tous les grandes concentrations de population musulmane en 2013. Les chiffres de l’enquête sur la délinquance et la criminalité en Angleterre et au Pays de Galles indiquent que, en 2012-2013, les infractions motivées par la haine contre une religion (essentiellement contre l’islam) ont augmenté beaucoup plus vite que les infractions motivées par la haine raciste.

L’année 2012-2013 a été l’année de l’assassinat de Woolwich (4) et d’une (relativement petite) vague d’agitation antimusulmane qui a suivi cet événement. Nous ne connaissons pas encore les chiffres pour l’année 2013-2014.

Certes, il est vrai que, à droite, l’agitation contre les immigrés a remplacé l’agitation contre les musulmans, ce qui n’est pas surprenant vu la situation confuse du BNP et de l’EDL, et étant donné la montée de l’UKIP. Mais puisque le racisme antimusulmans a des racines profondes, il est probable qu’il perdurera. Ce n’est pas seulement parce que l’UKIP est une force moins virulente que l’extrême droite antimusulmane. C’est aussi parce que le racisme antimusulmans s’appuie sur des thèmes anti-Asiatiques plus enracinés et parce que la plupart des migrants européens sont, à l’exception des « travellers » et des Roms, moins pauvres et donc moins vulnérables.

Ce problème ne va donc pas disparaître de sitôt.

Sacha Ismail, Alliance for Workers Liberty (Grande-Bretagne), 24 juin 2014

Notes

1. Victimes de discriminations nombreuses depuis le Moyen Age, discriminations décrites en détail par la Commission des droits de l’homme de l’ONU, ces Irlandais nomades sont environ 25 000 en Irlande, 15 000 au Royaume-Uni et 10 000 aux Etats-Unis (NdT).

2. Créé en 1982 suite à la fusion de plusieurs groupes, le BNP est partisan du « départ volontaire » des immigrants et de leurs descendants dans leur « pays d’origine », favorable à la peine de mort, hostile au mariage homosexuel et au multiculturalisme qu’il considère comme le cheval de Troie de « l’islamisation » du pays. Son score le plus élevé a été atteint en 2010, aux élections législatives avec 563 000 voix, soit 1,9 % des votants. Il a connu plusieurs scissions récentes (NdT).

3. EDL : groupe d’extrême droite créé en 2009, soi-disant contre « l’islamisation de l’Angleterre ». En crise depuis 2013 tout comme le BNP (NdT).

4. Le 22 mai 2013, un soldat de l’armée britannique, Lee Rigby, du régiment royal des fusiliers marins, fut attaqué et assassiné en pleine rue par deux Nigériens.
L’intérêt ne pense pas, il calcule. Les motifs sont ses chiffres. K. Marx, « Débats sur la loi relative au vol de bois » 1842.
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Re: Racisme antimusulmans. Point de vue.

Message par ulm » 19 Fév 2016, 19:09

Qu'en pensez vous?

L'islam déchire la gauche française

Dans son dernier ouvrage consacré au djihadisme en France, Gilles Kepel évoque l’islam comme point de rupture au sein de la gauche et explique comment les musulmans se sont substitués aux prolétaires dans certains discours

Spécialiste de l’islam et du monde arabe contemporain, Gilles Kepel explore les origines du djihad en France dans Terreur dans l’Hexagone, ouvrage qui vient de paraître*. Synthèse magistrale, ce texte éclaire la rencontre de divers courants, en France, comme à l’étranger, qui vont aboutir à l’émergence d’une jeunesse française déracinée, en rupture avec la République, et qui en viendra à embrasser le combat armé d’idéologues de l’islam intégral prônant la guerre civile en Europe comme stratégie de conquête.


Dans un chapitre consacré aux massacres de janvier 2015 perpétrés à la rédaction de Charlie Hebdo et dans un supermarché Hyper Casher, le chercheur explique comment la présence de l’islam en France est devenue l’un des principaux marqueurs qui divise la gauche, y compris au sein de l’hebdomadaire. Entre une gauche «laïcarde» qui, à travers certains individus, dérive vers l’extrême droite et une gauche «islamophile» qui en vient parfois à faire le jeu des intégristes au nom de la lutte contre l’impérialisme, c’est la guerre. Une «guerre picrocholine», dit Gilles Kepel, qui a empêché de voir l’émergence d’un djihad pourtant très français.

Un extrait du livre (les pages 283 à 285):
«[…] Le meurtre de l’économiste Bernard Maris, à soixante-huit ans, très engagé à gauche, ancien altermondialiste, rédacteur à Charlie Hebdo, mais aussi chroniqueur de radio et de télévision […], consomme le divorce entre toute une tradition progressiste laïque, militant depuis des décennies pour la défense des droits des immigrés, et ceux de leurs enfants pris dans l’exacerbation identitaire islamique.

Il prolonge non seulement la rupture précédemment observées, lors des manifestations pour Gaza en juillet 2014, entre les soutiens «anti-impérialistes» habituels de la cause palestinienne d’un côté et les zélateurs du Hamas et de Daesh de l’autre, mais également cet épisode emblématique de l’affaire Nemmouche où ce descendant des «potes» maltraite le prisonnier dont il a la garde dans une geôle syrienne de Daesh, le journaliste Didier François, créateur du fameux slogan «Touche pas à mon pote». Ce Kulturkampf au sein de la gauche française, qui brise des solidarités politiques autrefois structurantes, se cristallise autour de la question des caricatures du Prophète publiées par Charlie Hebdo, la ligne de faille qui taraude le consensus voulu par les manifestants qui scandent «Je suis Charlie» et mettra à mal leur idéal.

L’anticléricalisme est une composante de l’esprit soixante-huitard illustré par l’hebdomadaire, en phase avec son public lorsqu’il brocarde une Eglise catholique ou des pasteurs protestants assimilés à la défense d’un ordre moral et de hiérarchies sociales que le gauchisme a en horreur. Au début de la décennie 1970, l’islam est encore totalement étranger au débat politique français, dans lequel il ne fera irruption qu’au moment de la révolution iranienne en 1978-1979. Michel Foucault, à l’époque le gourou de l’intelligentsia d’extrême gauche en même temps qu’une figure emblématique homosexuelle, qui contribuera puissamment à rendre légitimes les revendications de la communauté gay en opposition à l’universalisme normatif hérité des Lumières, développe en parallèle une fascination acritique pour la révolution islamique en Iran et l’ayatollah Khomeyni.

Au cours de la décennie suivante, des marxistes pour lesquels les organisations islamistes […] ne s’assimilaient qu’à un «fascisme régressif», selon la formule de l’orientaliste Maxime Rodinson, commencent à réfléchir à un rapprochement anti-impérialiste avec ces derniers. A la manière des mouvements messianiques protestants allemands, tels les anabaptistes dirigés par Thomas Münzer, ils voient dans des groupes recrutant nombre de leurs adhérents dans les milieux défavorisés un allié objectif pour leur combat contre la bourgeoisie. La critique traditionnelle de la religion comme «opium du peuple» est mises au rancart, afin de garder accès à des masses populaires qui ont déserté les partis communistes, dont la chute du mur de Berlin à la fin de cette décennie sonne le glas. Pour certains, au «prolétariat» comme levain de l’avenir radieux de l’humanité se substituent «les musulmans». Ces derniers deviennent la figure par excellence des opprimés, une adéquation qu’avait déjà tentée avant la révolution iranienne l’intellectuel Ali Shariati. A l’occasion de sa traduction des Damnés de la terre de Frantz Fanon en persan, il avait rendu les concepts marxistes d’opprimés et d’oppresseurs utilisés par le révolutionnaire antillais par les termes coraniques de mostadafin et mostakbirin, respectivement, et mot à mot, «affaiblis» et «arrogants», des catégories où la dimension morale et religieuse l’emporte sur la signification sociopolitique.

Ce processus de porosité entre les discours islamiste et gauchiste est exprimé en 1994 par The Prophet and the Proletariat, de Chris Harman, fameux leader d’un mouvement trotskiste britannique qui estime possible de pactiser avec les islamistes dans certaines circonstances. Il trouvera sa prolongation en France avec l’engagement du Monde diplomatique et d’Alain Gresh, longtemps cadre influent du parti communiste, aux côtés de Tariq Ramadan au sein du Forum social européen en 2003. Dans cette perspective, les croyances de ces nouveaux alliés ne sont pas susceptibles d’être critiquées, sous peine de rompre les liens restaurés à grand-peine entre la vieille garde marxiste, dont les soutiens populaires propres ont disparu, et les masses paupérisées des banlieues, désormais inéluctablement islamisées à leurs yeux. Entre ces papys touchés par la grâce de Tariq Ramadan et les anciens gauchistes qui demeurent anti-cléricaux, la rupture sur les valeurs devient inévitable, et le débat autour de Charlie Hebdo la pousse au paroxysme. Il occultera la réflexion sur la nature et la signification du djihadisme, en l’enfermant dans un affrontement purement idéologique, propice à moult éditoriaux virulents, plateaux de télévision superficiels et publications d’éphémères best-sellers où s’ébroue une intelligentsia française qui a réduit son analyse de la société qu’elle ne connaît plus à une série d’incantations contradictoires.

Dans cette histoire, Charlie Hebdo n’a pas eu un itinéraire rectiligne. En 1982, l’hebdomadaire met la clé sous la porte, faute de ventes: le titre antiraciste, écologique et antimilitariste a perdu sa tonicité, une partie de la rédaction est partie, et il devient décalé par rapport à «l’air du temps» des années Mitterand. Son humour caustique d’antan bascule alors dans une scatologie généralisée qui déconcerte son lectorat. Il est repris dix ans plus tard, en 1992, sous la houlette de l’humoriste Philippe Val, qui le dirigera jusqu’en 2009 quand, sous la présidence de Nicolas Sarkozy, il sera nommé à la tête de France Inter. Cette dérive vers la droite d’anciens gauchistes – notamment sous la prégnance de l’islamisation du discours dans les couches populaires – est poussée au paroxysme, dans les mêmes années, par le site «Riposte laïque», fondé par un ex-trotskyste et désormais soutien du Front national, ou par l’intermédiaire de Robert Ménard, élu maire de Béziers en 2014 avec l’appui de ce parti.

A Charlie Hebdo, c’est dans les lendemains du 11 Septembre que s’exacerbent des clivages dans une rédaction où domine encore la gauche radicale, à l’occasion d’une recension élogieuse du livre d’Oriana Fallaci La Rage et l’Orgueil, dont les propos virulent contre l’islam en général, par-delà la critique des islamistes et d’al-Qaida, déclenchent une vaste polémique. En 2003, le titre prend position, comme une partie de l’extrême gauche laïque, contre la participation de Tariq Ramadan au Forum social européen de Saint-Denis. La lutte contre l' «intégrisme musulman» va devenir dès lors un des axes de l’hebdomadaire et cristalliser les tensions. Elles éclatent en février 2006 lorsqu’il reprend les caricatures du Prophètes publiées dans le quotidien danois Jyllands-Posten, suscitant une action en justice de l’UOIF et de la Mosquée de Paris, dont elles seront déboutées. Mais la réputation d' «islamophobie» de Charlie Hebdo est désormais bien établie en milieu musulman et dans les cercles de gauche et d’extrême gauche qui s’interdisent de critiquer l’islam, pour les raisons évoquées ci-dessus.»

Référence:
Terreur dans l’Hexagone, Genèse du djihad français, Gilles Kepel avec Antoine Jardin, Gallimard, 330 pages.
ulm
 
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Re: Racisme antimusulmans. Point de vue.

Message par com_71 » 20 Fév 2016, 04:25

ulm a écrit :Qu'en pensez vous?

L'islam déchire la gauche française...


Vu ce qu'est devenu la gauche, qu'elle soit ou pas déchirée, peu me chaut.
L’intérêt ne pense pas, il calcule. Les motifs sont ses chiffres. K. Marx, « Débats sur la loi relative au vol de bois » 1842.
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