Belles feuilles

Marxisme et mouvement ouvrier.

Re: Belles feuilles

Message par Cyrano » 23 Avr 2019, 14:22

Puisque c'est le printemps...

Quelques réflexions sur le crapaud ordinaire
George Orwell

(Article paru le 12 avril 1946 dans Tribune, Londres)

Précédant l’hirondelle, précédant la jonquille et peu après le perce-neige, le crapaud ordinaire salue l’arrivée du printemps à sa manière : il s’extrait d’un trou dans le sol, où il est resté enterré depuis l’automne précédent, puis rampe aussi vite que possible vers le point d’eau le plus proche. Quelque chose – comme un frémissement dans la terre ou peut-être simplement une hausse de température de quelques degrés – lui a signalé qu’il était temps de se réveiller. Il semble cependant que quelques crapauds manquent de temps à autre le réveil et sautent une année. Du moins, plus d’une fois, au beau milieu de l’été, il m’est arrivé d’en déterrer, bien vivants et visiblement en bonne forme.

À ce moment-là, après son long jeûne, le crapaud prend une allure fort spirituelle, tout comme l’un de ces sobres anglo-catholiques vers la fin du carême. Ses mouvements sont lents mais résolus, son corps est amaigri et, par comparaison, ses yeux semblent anormalement grands. Cela permet de distinguer ce que l’on ne pourrait remarquer à aucun autre moment : qu’un crapaud a parmi les plus beaux yeux de tout le règne animal. Ils sont comme de l’or, ou plus précisément comme ces pierres dorées semi-précieuses que l’on voit parfois orner les chevalières et que l’on nomme, me semble-t-il, le chrysobéryl.

Durant les quelques jours qui suivent son retour à l’eau, le crapaud s’attelle à reprendre des forces en mangeant de petits insectes. À présent, le voilà regonflé à sa taille normale et il entre dans une phase d’intense sensualité. Tout ce qu’il sait, du moins s’il s’agit d’un crapaud mâle, c’est qu’il veut serrer quelque chose entre ses bras. Tendez-lui un bâton, ou même votre doigt : il s’y accrochera avec une force surprenante et mettra un long moment à découvrir qu’il ne s’agit pas d’une femelle crapaud. On rencontre fréquemment des amas informes de dix ou vingt crapauds roulant indéfiniment dans l’eau, agrippés les uns aux autres sans distinction de sexe. Puis, progressivement, ils se répartissent en couples, le mâle assis suivant l’usage sur le dos de la femelle. Vous pouvez désormais distinguer les mâles des femelles, car le mâle est plus petit, plus sombre, perché sur le dessus et ses bras enlacent fermement le cou de la femelle. Après un jour ou deux, la ponte est déposée en de longs cordons qui s’enroulent dans les roseaux et deviennent bientôt invisibles. Quelques semaines encore, et l’eau grouille d’une multitude de minuscules têtards qui grossissent rapidement. Puis ils déploient leurs pattes arrière, puis leurs pattes avant et perdent leur queue. Finalement, vers le milieu de l’été, la nouvelle génération de crapauds, plus petits que l’ongle de votre pouce mais parfaits dans le moindre détail, rampe hors de l’eau pour recommencer la partie.

Si j’évoque ici le frai des crapauds, c’est parce qu’il s’agit d’un des phénomènes printaniers auxquels je suis le plus profondément sensible. Et parce que le crapaud, contrairement à l’alouette et à la primevère, a rarement reçu la faveur des poètes. Mais je sais bien que beaucoup n’apprécient pas les reptiles ou les amphibiens, et je ne soutiens pas que pour savourer le printemps, vous devriez avoir un quelconque intérêt pour les crapauds. Il y a aussi le crocus, la grive, le coucou, le prunellier, etc. L’essentiel étant que les plaisirs du printemps s’offrent à tous et ne coûtent rien. Même dans la plus sordide des rues, l’arrivée du printemps se manifestera d’une façon ou d’une autre, qu’il s’agisse seulement d’un ciel bleu plus clair entre les conduits de cheminée ou du vert éclatant d’un sureau qui bourgeonne sur un site bombardé. Il est en effet remarquable de voir comme la Nature persiste telle quelle, de manière officieuse, dans le cœur profond de Londres. J’ai vu un faucon crécerelle survoler l’usine à gaz Deptford et j’ai entendu une performance de premier ordre chantée par un merle sur Euston Road. Il doit bien y avoir des centaines de milliers, sinon des millions d’oiseaux vivant dans un rayon de six kilomètres, et qu’aucun d’eux ne paie un sou de loyer est une pensée plutôt agréable.

Quant au printemps, même les rues étroites et lugubres autour de la Banque d’Angleterre ne semblent tout à fait en mesure de le chasser. Il s’infiltre partout, comme l’un de ces nouveaux gaz toxiques qui traversent tous les filtres. Le printemps est communément appelé un «  miracle  » et, pendant les cinq ou six dernières années, cette dénomination éculée a repris tout son sens. À la suite du genre d’hiver que nous avons dû subir récemment, le printemps semble tout à fait miraculeux, tant il était devenu de plus en plus difficile de croire qu’il reviendrait un jour. Chaque mois de février depuis 1940, je me suis pris à penser que cette fois l’hiver allait s’installer définitivement. Mais Perséphone, comme les crapauds, renaît toujours à peu près au même moment. Soudain, vers la fin mars, le miracle se produit et le taudis en décomposition où je vis se trouve transfiguré. Dans le square, les troènes couverts de suie ont viré au vert éclatant, le feuillage des châtaigniers s’épaissit, les jonquilles éclosent, les giroflées bourgeonnent, l’habit du policier semble tout à fait agréable avec ses nuances de bleu, le poissonnier accueille ses clients avec un sourire et même les moineaux ont une couleur tout à fait différente, puisqu’ils ont senti la douceur de l’air et retrouvent le courage de prendre un bain, leur premier depuis septembre.

Est-il indécent d’apprécier le printemps et autres changements de saison ? Plus précisément, alors que nous gémissons tous, ou du moins devrions-nous gémir, sous le joug du système capitaliste, est-il politiquement condamnable de rappeler que ce qui rend le plus souvent la vie digne d’être vécue, c’est le chant d’un merle, un orme jaunissant en octobre, ou tout autre phénomène naturel qui ne coûte rien, mais qui n’a pas ce que les journaux de gauche appellent un «  point de vue de classe  » ? Il ne fait aucun doute que beaucoup de gens pensent ainsi. Je sais d’expérience qu’une référence positive à la «  Nature  » dans un de mes articles m’attirera des lettres injurieuses, et bien que le mot clé habituel de ces lettres soit «  sentimental  », deux idées semblent s’y mêler. La première est que tout le plaisir pris dans le processus même de la vie encourage une sorte de quiétisme politique. Les gens, a-t-on coutume de croire, devraient être mécontents, et il est de notre devoir de multiplier nos besoins et non de simplement accroître le plaisir que nous tirons de ce dont nous disposons déjà. L’autre idée est que nous nous trouvons à l’âge des machines et que ne pas aimer la machine, ou même vouloir limiter sa domination, est une attitude rétrograde, réactionnaire et légèrement ridicule. Ce point de vue est souvent défendu en affirmant que l’amour de la Nature est une faiblesse de citadins, qui n’ont aucune idée de ce à quoi ressemble réellement la Nature. Ceux qui ont vraiment affaire à la terre, croit-on, n’aiment pas la terre et n’ont pas le moindre intérêt pour les oiseaux ou les fleurs, si ce n’est dans une perspective strictement utilitaire. Pour aimer la campagne, il faut vivre à la ville en s’offrant simplement, à l’occasion, un week-end en balade à la belle saison.

Cette dernière idée est manifestement fausse. En atteste par exemple la littérature médiévale, ballades populaires comprises, qui regorge d’un enthousiasme presque géorgien pour la nature. L’art des peuples agricoles, également, tels que les peuples chinois ou japonais, tourne toujours autour des arbres, des oiseaux, des fleurs, des rivières, des montagnes. L’autre idée, quant à elle, me semble fausse d’une manière plus subtile. Certes, nous devons être mécontents, et ne pas nous satisfaire du moindre mal. Et pourtant, si nous étouffons tout le plaisir que nous procure le processus même de la vie, quel type d’avenir nous préparons-nous ? Si un homme ne peut prendre plaisir au retour du printemps, pourquoi devrait-il être heureux dans une Utopie qui circonscrit le travail ? Que fera-t-il du temps de loisir que lui accordera la machine ? J’ai toujours soupçonné que si nos problèmes économiques et politiques se trouvent un jour résolus pour de bon, la vie sera alors devenue plus simple et non plus complexe. Et que le genre de plaisir que l’on prend à trouver la première primevère dépasserait de loin celui de manger une glace au son d’un juke-box. Je pense qu’en préservant son amour d’enfance pour des choses telles que les arbres, les poissons, les papillons et – pour revenir à mon premier exemple – les crapauds, un individu rend un peu plus probable un avenir pacifique et décent, et qu’en prêchant la doctrine suivant laquelle rien ne mérite d’être admiré sinon l’acier et le béton, il rend simplement un peu plus certain que les humains n’auront d’autre débouché à leur trop-plein d’énergie que dans la haine et le culte du chef.

Quoi qu’il en soit, le printemps est là, même au centre de Londres, et ils ne peuvent vous empêcher d’en jouir. Voilà bien une réflexion satisfaisante. Combien de fois suis-je resté à regarder l’accouplement des crapauds, ou deux lièvres se livrant à un combat de boxe dans les pousses de maïs, en pensant à tous ces personnages haut placés qui m’empêcheraient d’en profiter s’ils le pouvaient. Mais heureusement, ils en sont incapables. Tant que vous n’êtes pas vraiment malades, affamés, terrorisés, emmurés dans une prison ou dans un camp de vacances, le printemps demeure le printemps. Les bombes atomiques s’amassent dans les usines, les policiers rôdent à travers les villes, les haut-parleurs déversent des flots de mensonges, mais la Terre tourne encore autour du Soleil. Et ni les dictateurs ni les bureaucrates, bien qu’ils désapprouvent profondément cela, n’ont aucun pouvoir d’y mettre un terme.
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Re: Belles feuilles

Message par com_71 » 26 Avr 2019, 19:06

Malcolm X, le vieux Nègre et le Nègre nouveau, 1963 a écrit :Je pense que tout homme noir qui va aujourd’hui parmi les prétendus Nègres qui sont brutalisés, sur lesquels on crache de la pire façon imaginable et enseigne à ces Nègres de tendre l'autre joue, de souffrir paisiblement ou d’aimer leur ennemi est un traître aux Nègres. Tout le monde sur cette terre a le droit de se défendre. Tous ceux sur cette terre qui se défendent sont respectés. Maintenant, le seul peuple qui est encouragé à aimer son ennemi est le nègre américain. Les seules personnes qui sont encouragées à adopter cette vieille résistance passive ou à attendre des changements dans les têtes est le nègre américain. Et tout homme qui propage ce genre de doctrine chez les nègres est un traître à ceux-ci.
L’intérêt ne pense pas, il calcule. Les motifs sont ses chiffres. K. Marx, « Débats sur la loi relative au vol de bois » 1842.
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Re: Belles feuilles

Message par pouchtaxi » 04 Mai 2019, 15:26

Voici un texte de Pannekoek, qui, étant donné le contexte actuel, mérite d’être lu. Il accompagne bien l’article de la LDC 193 sur les b.b.

https://mensuel.lutte-ouvriere.org//201 ... 08808.html

Il est d’autant plus intéressant que le brave Anton est régulièrement cité par certains amateurs de radicalité factice, je veux dire ceux qui confondent lutte contre le capitalisme et bris de glace. Ils doivent s’imaginer que taper sur Lénine est gage d’intransigeance !

Autant préciser, même si sur ce forum c’est sans doute inutile, qu’il ne s’agit ni de pacifisme ni de non-violence.

PANNEKOEK Anton (1933) : L’acte personnel

En ce qui concerne l’incendie du Reichstag par Van der Lubbe on peut relever les prises de positions les plus divergentes. Dans des organes de la gauche communiste (Spartacus, De Radencommunist) on l’approuva comme l’acte d’un communiste révolutionnaire. Approuver et applaudir un tel acte signifie conseiller sa répétition. C’est pourquoi il est nécessaire de bien apprécier son utilité.


Son sens ne pourrait être que de toucher, d’affaiblir la classe dominante : la bourgeoisie. Il ne peut en être question ici. La bourgeoisie n’a pas été touchée le moins du monde par l’incendie du Reichstag, sa domination n’a en aucune manière été affaiblie. Pour le gouvernement, ce fut au contraire l’occasion de renforcer considérablement sa terreur contre le mouvement ouvrier et les conséquences ultérieures de ceci devront encore être appréciées.


Mais même si un tel acte touchait et affaiblissait effectivement la bourgeoisie, la seule conséquence en serait de développer chez les ouvriers la conviction que seuls de tels actes individuels peuvent les libérer. La grande vérité qu’ils ont à apprendre, que seule l’action de masse de la classe ouvrière tout entière peut vaincre la bourgeoisie, cette vérité élémentaire du communisme révolutionnaire leur serait occultée. Cela les éloignerait de l’action autonome en tant que classe. Au lieu de concentrer toutes leurs forces sur la propagande au sein des masses travailleuses, les minorités révolutionnaires les gaspilleraient alors dans des actes personnels qui, même lorsqu’ils sont effectués par un groupe dévoué et nombreux, ne sont pas en état de faire vaciller la domination de la classe dominante, En effet, grâce à ses forces de répression considérables, la bourgeoisie pourrait aisément venir à bout d’un tel groupe. Il y eut rarement un groupe révolutionnaire minoritaire effectuant des actions avec plus de dévouement, de sacrifices et d’énergie que les nihilistes russes il y a un demi-siècle. A certains moments, il sembla même que par une série d’attentats individuels bien organisés, ils réussiraient à renverser le tsarisme, mais un policier français convoqué pour prendre en main la lutte anti-terroriste à la place de la police russe incompétente, réussit par son énergie et son organisation toute occidentale à détruire en quelques années le nihilisme, Ce n’est qu’après que se développa le mouvement de masse qui renversa finalement le tsarisme.


Un tel acte n’a-t-il pas néanmoins valeur de protestation contre l’abject électoralisme qui détourne les ouvriers de leur véritable combat ?


Une protestation n’a de la valeur si elle fait naître une conviction, en laissant une impression de force, ou, si elle se développe, la conscience, Mais peut-on raisonnablement croire qu’un travailleur qui pensait défendre ses intérêts en votant social-démocrate ou communiste, va commencer à émettre des doutes sur l’électoralisme, parce qu’on a incendié le Reichstag ? Tout cela est totalement dérisoire, comparé à ce que la bourgeoisie elle-même fait pour guérir les ouvriers de leurs illusions, en rendant le Reichstag complètement impuissant, en décidant de le dissoudre, en l’écartant du processus décisionnel. Des camarades allemands ont dit que cela ne pourrait être que positif puisque la confiance des ouvriers dans le parlementarisme recevrait ainsi un fameux coup. Sans doute, mais on peut tout de même se demander si ce n’est pas représenter les choses d’une façon quelque peu simpliste. Les illusions démocratiques se répandront alors par une autre voie. Là où il n’y a pas de droit de vote généralisé, là où le parlement est impuissant, c’est la conquête de la démocratie véritable qui est avancée et les travailleurs s’imaginent qu’ils ne peuvent y arriver que par ce moyen. En fait, une propagande systématique visant à développer à partir de chaque événement une compréhension de la signification réelle du parlement et de la lutte de classe, ne peut jamais être escamotée et est toujours l’essentiel.


L’acte personnel ne peut-il être un signal, la poussée qui met en mouvement cet immense combat par un exemple radical ?


Il est tout de même courant dans l’histoire que l’action d’un individu dans des moments de tension agisse comme l’étincelle sur un baril de poudre. Certes, mais la révolution prolétarienne n’a rien de l’explosion d’un baril de poudre. Même si le Parti communiste essaie de se convaincre et de convaincre le monde que la révolution peut éclater à tout moment, nous savons que le prolétariat doit encore se former à cette nouvelle façon de combattre comme masse. Dans ces visions perce encore un certain romantisme bourgeois. Dans les révolutions bourgeoises passées, la bourgeoisie montante, et derrière elle le peuple, se trouvait confrontée aux personnes des souverains et à leur oppression arbitraire; un attentat sur la personne du roi ou d’un ministre pouvait signifier le signal de la révolte. Dans la vision selon laquelle aujourd’hui encore un acte personnel pourrait mettre les masses en mouvement, se révèle comme la conception bourgeoise du chef, non pas du dirigeant de parti élu, mais du chef qui se désigne soi-même et qui par son action entraîne les masses passives. La révolution prolétarienne n’a rien à voir avec ce romantisme désuet du chef ; c’est de la classe, poussée par des forces sociales massives, que doit venir toute initiative.


Mais après tout, la masse se compose aussi de personnes et les actions de masse recouvrent un certain nombre d’actions personnelles. Certes, et c’est ici que nous touchons à la vraie valeur de l’acte personnel. Séparé d’une action de masse, en tant qu’acte d’individu qui pense pouvoir réaliser seul quelque chose de grand, il est inutile. Mais en tant que partie d’un mouvement de masse, il est de la plus grande importance. La classe en lutte n’est pas un régiment de marionnettes identiques marchant d’un même pas et réalisant de grandes choses guidées par la force aveugle de son propre mouvement. Elle est au contraire une masse de personnalités multiples, poussées par une même volonté, se soutenant, s’exhortant, se donnant du courage et rendant, de par leurs forces de nature différente, mais toutes concentrées vers le même but, leur mouvement irrésistible. Dans ce cadre, l’audace des plus braves trouve l’occasion de s’exprimer dans des actes personnels de courage, alors que la compréhension claire des autres dirige ces actes vers le but adéquat pour ne pas en perdre les fruits. Et dans un mouvement ascendant également, cette interaction des forces et des actes est de grande valeur, quand elle est dirigée par une compréhension claire de ce qui vit à ce moment-là parmi les ouvriers, de ce qu’il faut faire et de comment développer leur combativité. Mais dans ce cas, il faudra bien plus de ténacité, d’audace et de courage qu’il n’en fallut pour incendier un parlement !
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Belles feuilles Trotsky ...conclusion à la commission Dewey

Message par com_71 » 12 Mai 2019, 13:41

...Aujourd’hui, alors que nous sommes ici à examiner les procès de Moscou, le comité exécutif du Comintern, selon les informations de la presse, siège actuellement à Moscou. Son ordre du jour est : la lutte contre le trotskisme mondial. La session du comité exécutif du Comintern n’est pas seulement un chaînon de la longue chaîne de montages de Moscou, mais également la projection de ces derniers dans l’arène mondiale. Demain, nous entendrons parler de nouveaux méfaits de trotskistes en Espagne, ou de leur soutien direct ou indirect aux fascistes. Les échos de cette basse calomnie ont été déjà entendus dans cette pièce. Demain nous entendrons comment les trotskistes aux États-Unis préparent des déraillements de trains et l’obs­truction du canal du Panama, pour les intérêts du Japon. Nous appren­drons le lendemain comment les trotskistes au Mexique sont en train de préparer des mesures pour la restauration de Porfirio Diaz.
Vous dites que Diaz est mort depuis longtemps ? Les créateurs d’amalgame à Moscou ne s’arrêtent pas devant de telles broutilles. Ils ne s’arrêtent devant rien, rien du tout. Politiquement et moralement, c’est une ques­tion de vie ou de mort pour eux. Les émissaires de la Guépéou rôdent dans tous les pays de l’ancien et nouveau monde. Que signifient pour la clique dirigeante de dépenser plus ou moins 20 ou 50 millions de dol­lars pour défendre son autorité et son pouvoir. Ces gentlemen achètent la conscience humaine comme ils achètent des sacs de pommes de terre. Nous le verrons dans plusieurs exemples.

Heureusement que tout le monde ne peut pas être acheté. Autrement l’humanité aurait pourri depuis longtemps. Ici, avec la commission, nous avons une précieuse cellule de l’opinion publique non négociable. Tous ceux qui ont soif de la purification de l’atmosphère sociale se tourneront instinctivement vers la commission. En dépit des intrigues, des pots-de-vin et des calomnies, elle sera rapidement protégée par le bouclier de la sympathie des larges masses populaires.

Madame, Messieurs de la commission ! Depuis déjà cinq années, je répète cinq années, j’ai demandé sans cesse la création d’une commission d’enquête internationale. Le jour où j’ai reçu le télégramme sur la création de votre sous-commission a été un jour de grande fête dans ma vie. Quelques amis m’ont demandé anxieusement : les staliniens ne vont-ils pas infiltrer la commission, comme ils avaient d’abord infiltré le Comité de défense de Trotsky ? J’ai répondu : sous la lumière du jour, les staliniens ne sont pas redoutables. Au contraire, j’accueillerai les questions les plus vénéneuses des staliniens pour les briser, je répondrais seulement par ce qui se passe réellement. La presse mondiale donnera la publicité nécessaire à mes réponses. Je sais par avance que La Guépéou essaiera de corrompre les journalistes et tous les journaux. Mais je ne doute pas un seul moment que la conscience du monde puisse être soudoyée et que nous obtiendrons, ici, une des plus brillantes victoires.
Estimés membres de la commission ! L’expérience de ma vie, dans laquelle il ne manque ni de succès ni d’échecs, n’a pas détruit ma foi dans l’avenir clair et brillant de l’humanité, mais, au contraire, m’a donné un tempérament indestructible. Cette foi en la raison, dans la vérité, dans la solidarité humaine, que j’ai acquise à l’âge de 18 ans dans le quartier ouvrier de la ville provinciale russe de Nikolaïev, cette foi je l’ai totalement préservée. Elle est devenue plus mature, mais pas moins ardente. La formation même de votre commission - avec à sa tête, en fait, un homme d’une autorité morale incontestable, un homme qui par la vertu de l’âge devrait avoir le droit de rester en dehors des escarmouches de l’arène politique - est un fait dans lequel je vois un nouveau et véritablement magnifique renforcement de l’optimisme révolutionnaire qui constitue un élément fondamental de ma vie...
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Belles feuilles : Trotsky, révolution populaire... (1936)

Message par com_71 » 21 Mai 2019, 08:06

Le fasciste Strasser dit que 95% du peuple ont intérêt à la révolution et que, par conséquent, il s'agit d'une révolution populaire, mais non de classe. Thaelmann reprend la même chanson.
En fait, pourtant, l'ouvrier communiste devrait dire à l'ouvrier fasciste : Oui, bien sûr, 95%, sinon 98%, de la population sont exploités par le capital financier. Mais cette exploitation est organisée hiérarchiquement: exploiteurs, sous-exploiteurs, exploiteurs de troisième classe, etc. C'est seulement au moyen de cette gradation que les sur-exploiteurs maintiennent en servitude la majorité de la nation.
Pour que la nation puisse effectivement se reconstituer autour d'un nouvel axe de classe, elle doit se reconstruire idéologiquement, et ce n'est réalisable que si le prolétariat, loin de se laisser absorber par "le peuple", par "la nation", développe son programme particulier de révolution prolétarienne et contraint la petite bourgeoisie à choisir entre les deux régimes.
Le mot d'ordre d'une révolution populaire est une berceuse lénifiante pour la petite bourgeoisie comme pour les larges masses ouvrières; il les engage à se résigner à la structure bourgeoise hiérarchisée du "peuple" et ralentit leur émancipation.
En Allemagne, dans les conditions actuelles, ce mot d'ordre d'une révolution populaire efface toute démarcation idéologique entre le marxisme et le fascisme, réconcilie une partie des ouvriers et la petite bourgeoisie avec l'idéologie fasciste, leur permettant de penser qu'il n'est pas nécessaire de faire un choix puisque, d'un côté comme de l'autre, il s'agit de révolution populaire.
Ces révolutionnaires à la manque, chaque fois qu'ils se heurtent à un ennemi sérieux, songent avant tout à s'accommoder de lui, à se parer de ses couleurs et à conquérir les masses, non par la lutte révolutionnaire, mais par quelque truc ingénieux.
Ignominieuse façon, vraiment, de poser la question !


https://www.marxists.org/francais/trots ... /rp16.html
artza a écrit :Souverainistes, chauvins, frexit de droite, de gauche et d'extrême-gauche unissez-vous! :mrgreen:

Plus rigolo, à la marge ou plutôt à l'égout de ce front populaire il y a tous les nostalgiques de Pétain, De Gaulle et Staline :lol:
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Re: Belles feuilles

Message par Gayraud de Mazars » 29 Juin 2019, 13:56

Salut camarades,

Je viens de relire le remarquable "Talon de Fer"...

Œuvres – octobre 1937
Léon Trotsky

https://www.marxists.org/francais/trots ... london.htm

Lettre à Joan London
Coyoacan, 16 octobre 1937

Chère camarade,

J'éprouve une certaine confusion à vous avouer que ces derniers jours seulement, c'est-à-dire avec un retard de trente ans, j'ai lu pour la première fois Le Talon de Fer, de Jack London. Ce livre a produit sur moi – je le dis sans exagération – une vive impression. Non pour ses seules qualités artistiques : la forme du roman ne fait ici que servir de cadre à l'analyse et à la prévision sociales. L'auteur est à dessein très économe dans l'usage des moyens artistiques. Ce qui l'intéresse, ce n'est pas le destin individuel de ses héros, mais le destin du genre humain. Par là, je ne veux pourtant absolument pas diminuer la valeur artistique de l'œuvre et surtout de ses derniers chapitres, à partir de la commune de Chicago. Là n'est pas l'essentiel. Le livre m'a frappé par la hardiesse et l'indépendance de ses prévisions dans le domaine de l'histoire.

Le mouvement ouvrier mondial s'est développé à la fin du siècle passé et au début du siècle présent sous le signe du réformisme. Une fois pour toutes semblait établie la perspective d'un progrès pacifique et continu de l'épanouissement de la démocratie et des réformes sociales. Bien sûr, la révolution russe fouetta l'aile radicale de la social-démocratie allemande et donna pendant quelque temps une vigueur dynamique à l'anarcho-syndicalisme en France. Le Talon de Fer porte d'ailleurs la marque indubitable de l'année 1905. La victoire de la contre-révolution s'affirmait déjà en Russie au moment où parut ce livre remarquable. Sur l'arène mondiale, la défaite du prolétariat russe donna au réformisme non seulement la possibilité de reprendre des positions un moment perdues mais encore les moyens de se soumettre complètement le mouvement ouvrier organisé. Il suffit de rappeler que c'est précisément au cours des sept années suivantes (de 1907 à 1914) que la social-démocratie internationale atteignit enfin la maturité suffisante pour jouer le rôle bas et honteux qui fut le sien pendant la guerre mondiale.

Jack London a su traduire en vrai créateur l'impulsion donnée par la première révolution russe, il a su aussi repenser dans son entier le destin de la société capitaliste à la lumière de cette révolution. Il s'est tout particulièrement penché sur les problèmes que le socialisme officiel d'aujourd'hui considère comme définitivement enterrés : la croissance de la richesse et de la puissance à l'un des pôles de la société, de la misère et des souffrances à l'autre pôle. L'accumulation de la haine sociale, la montée irréversible de cataclysmes sanglants, toutes ces questions Jack London les a senties avec une intrépidité qui nous contraint sans cesse à nous demander avec étonnement : quand donc ces lignes furent-elles écrites ? Etait-ce bien avant la guerre ?

Il faut souligner tout particulièrement le rôle que Jack London attribue dans l'évolution prochaine de l'humanité à la bureaucratie et à l'aristocratie ouvrières. Grâce à leur soutien, la ploutocratie américaine réussira à écraser le soulèvement des ouvriers et à maintenir sa dictature de fer pour les trois siècles à venir. Nous n'allons pas discuter avec le poète sur un délai qui ne peut pas ne pas nous sembler extraordinairement long. L'important, ici, ce n'est d'ailleurs pas le pessimisme de Jack London, mais sa tendance passionnée à secouer ceux qui se laissent bercer par la routine, à les contraindre à ouvrir les yeux, à voir ce qui est et ce qui est en devenir. L'artiste utilise habilement les procédés de l'hyperbole. Il pousse jusqu'à leur limite extrême les tendances internes du capitalisme à l'asservissement, à la cruauté, à la férocité et à la traîtrise. Il manie les siècles pour mieux mesurer la volonté tyrannique des exploiteurs et le rôle traître de la bureaucratie ouvrière. Ses hyperboles les plus romantiques sont, en fin de compte, infiniment plus justes que les calculs de comptables des politiques soi-disant "réalistes".

Il n'est pas difficile d'imaginer l'incrédulité condescendante avec laquelle la pensée socialiste officielle d'alors accueillit les prévisions terribles de Jack London. Si l'on se donne la peine d'examiner les critiques du Talon de Fer qui furent alors publiées dans les journaux allemands " Neue Zeit " et " Vorwaerts ", dans les journaux autrichiens " Kampf " et " Arbeiter Zeitung ", il ne sera pas difficile de se convaincre que le " romantique " de trente ans voyait incomparablement plus loin que tous les leaders sociaux-démocrates réunis de cette époque. Dans ce domaine, d'ailleurs, Jack London ne soutient pas seulement la comparaison avec les réformistes et les centristes. On peut affirmer avec certitude qu'en 1907 il n'était pas un marxiste révolutionnaire, sans excepter Lénine et Rosa Luxembourg, qui se représentât avec une telle plénitude la perspective funeste de l'union entre le capital financier et l'aristocratie ouvrière. Cela suffit à définir la valeur spécifique du roman.

Le chapitre " La Bête hurlante de l'Abîme " est indiscutablement le centre de l'œuvre. Au moment où le roman fut publié, ce chapitre apocalyptique dut apparaître comme la limite de l'hyperbolisme. Ce qui s'est passé depuis l'a pratiquement dépassé. Et pourtant le dernier mot de la lutte des classes n'a pas encore été dit. " La Bête de l'Abîme " c'est le peuple réduit au degré le plus extrême d'asservissement, d'humiliation et de dégénérescence. Il ne faudrait pas pour cela se risquer à parler du pessimisme de l'artiste ! Non, London est un optimiste, mais un optimiste au regard aigu et perspicace. " Voilà dans quel abîme la bourgeoisie va nous précipiter si vous ne la mettez pas à la raison " – telle est sa pensée, et cette pensée a aujourd'hui une résonance incomparablement plus actuelle et plus vive qu'il y a trente ans. Enfin, rien n'est plus frappant dans l'œuvre de Jack London que sa prévision vraiment prophétique des méthodes que le Talon de Fer emploiera pour maintenir sa domination sur l'humanité écrasée. London s'affirme magnifiquement libre des illusions réformistes et pacifistes. Dans son tableau de l'avenir il ne laisse absolument rien subsister de la démocratie et du progrès pacifique. Au-dessus de la masse des déshérités s'élèvent les castes de l'aristocratie ouvrière, de l'armée prétorienne, de l'appareil policier omniprésent et, couronnant l'édifice, de l'oligarchie financière. Quand on lit ces lignes on n'en croit pas ses yeux : c'est un tableau du fascisme, de son économie, de sa technique gouvernementale et de sa psychologie politique (les pages 299, 300 et la note de la page 301 sont particulièrement remarquables). Un fait est indiscutable : dès 1907 Jack London a prévu et décrit le régime fasciste comme le résultat inéluctable de la défaite de la révolution prolétarienne. Quelles que soient " les fautes " de détail du roman – et il y en a – nous ne pouvons pas ne pas nous incliner devant l'intuition puissante de l'artiste révolutionnaire.

J'écris ces lignes à la hâte. Je crains fort que les circonstances ne me permettent pas de compléter mon appréciation de Jack London. Je m'efforcerai de lire plus tard les autres ouvrages que vous m'avez envoyés, et de vous dire ce que j'en pense. Vous pouvez faire de mes lettres l'usage que vous-même jugerez nécessaire. Je vous souhaite de réussir dans le travail que vous avez entrepris sur la biographie du grand homme qu'était votre père.

Avec mes salutations cordiales.

Léon Trotsky


Fraternellement,
GdM
"Un seul véritable révolutionnaire dans une usine, une mine, un syndicat, un régiment, un bateau de guerre, vaut infiniment mieux que des centaines de petits-bourgeois pseudo-révolutionnaires cuisant dans leur propre jus."
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Re: Belles feuilles

Message par Gayraud de Mazars » 30 Juil 2019, 20:18

Salut camarades,

Canicule : un poème qui rafraîchit
Brève de Lutte Ouvrière, le 25/07/2019

https://www.lutte-ouvriere.org/breves/c ... 33580.html

Le temps perdu

Devant la porte de l'usine
le travailleur soudain s'arrête
le beau temps l'a tiré par la veste
et comme il se retourne
et regarde le soleil
tout rouge tout rond
souriant dans son ciel de plomb
il cligne de l'œil
familièrement
Dis donc camarade soleil
tu ne trouves pas
que c'est plutôt con
de donner une journée pareille
à un patron ?

Jacques Prévert


Fraternellement,
GdM
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Re: Belles feuilles

Message par com_71 » 24 Sep 2019, 08:59

Pas piquée des vers, une lettre de Pierre Loti à Paul Doumer, en introduction au "Pèlerin d'Angkor" :


...Et puis, pardonnez-moi d’avoir dit que notre empire d’Indo-Chine manquerait de grandeur et surtout manquerait de stabilité, – quand vous avez travaillé, si glorieusement et pacifiquement, pour lui assurer de la durée ! Que voulez vous, je ne crois pas à l’avenir de nos trop lointaines conquêtes coloniales. Et je pleure tant de milliers et de milliers de braves petits soldats, qu’avant votre arrivée nous avons couchés dans ces cimetières asiatiques, alors que nous aurions si bien pu épargner leurs vies précieuses, ne les risquer que pour les suprêmes défenses de notre cher sol français…
L’intérêt ne pense pas, il calcule. Les motifs sont ses chiffres. K. Marx, « Débats sur la loi relative au vol de bois » 1842.
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Re: Belles feuilles, Boukharine

Message par com_71 » 25 Oct 2019, 09:05

Boukharine : "Comme des animaux domestiques"

Un brigand impérialiste allemand a écrit : "Nous avons besoin non seulement des jambes des soldats, mais aussi de leurs cerveaux et de leurs coeurs." L'État bourgeois s'efforce précisément de faire de la classe ouvrière un animal domestique, qui travaille comme un cheval, produit de la valeur ajoutée et reste tout à fait calme. Le système capitaliste assure ainsi son développement. La machine de l'exploitation tourne. De la classe ouvrière pressurée s'extrait constamment de la plus-value. Et l'État capitaliste, en montant la garde, veille à ce que les esclaves salariés ne se rebellent pas.
L’intérêt ne pense pas, il calcule. Les motifs sont ses chiffres. K. Marx, « Débats sur la loi relative au vol de bois » 1842.
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Re: Belles feuilles

Message par Cyrano » 27 Oct 2019, 12:19

Justement, tiens, Boukharine? J'ai lu y'a une semaine le formidable livre de sa femme:
"Boukharine, ma passion" par Anna Larina Boukharina, éditions Gallimard.

Anna Larina est née en 1914 et elle rencontre Boukharine en 1930 (Nicolaï a alors 42 ans). Les amoureux se marieront en 1934, ils auront un fils, Iouri en 1936. Les amours, hélas, seront brèves: Boukharine est fusillé en 1938 et Anna Larina est emprisonnée en tant que femme d'ennemi du peuple. Pendant 20 ans elle végétera dans les prisons staliniennes, les camps, les isolateurs, la relégation.

Après la mort de Staline, en 1953, elle sera libérée mais restera en exil jusqu'en 1959 (elle ne reverra son fils que 19 ans après son arrestation, en 1956 : Iouri ira la voir là où elle était encore reléguée, dans un coin de Sibérie).

En 1988, Boukharine sera officiellement réhabilité : et c'est ainsi ainsi que les Editions de Moscou publieront, dans la foulée en 1989, un volume de ses œuvres choisies. Anna Larina verra donc officiellement publié le testament de Boukharine dans ce volume : c'est elle qui le détenait dans sa mémoire depuis 50 ans: "A la future génération de dirigeants du parti".

Anna Larina meurt en 1996. Son livre est particulièrement émouvant – et provoque un vertige à constater l'extermination «jusqu'au dernier de la vieille garde léniniste», comme elle l'écrit.
Une magnifique figure féminine.

Pages 31 et 32 du livre d'Anna Larina :

« En décembre 1938, je fus emmenée à la prison d’instruction de Moscou. Derrière moi, il y avait déjà un an et demi de relégation à Astrakhan, de prisons de transit et d’instruction, et, enfin, de camp pour parents de prétendus ennemis du peuple à Tomsk où j’avais été une seconde fois arrêtée, et à nouveau envoyée en prison.

A cette époque, de nombreuses femmes de hauts dirigeants politiques et militaires étaient ainsi tirées du camp pour être envoyées à Moscou : loin de devoir alléger leur sort, le but du voyage était au contraire de l’aggraver, et définitivement – afin de liquider les témoins gênants de crimes, bien réels ceux-là. A peu près en même temps que moi, étaient convoquées à Moscou les femmes de Gamarnik, de Toukhatchevski, d’Ouborevitch et celle du Second secrétaire du comité du Parti de la région de Leningrad, Tchoudov, qui avait travaillé du temps de Kirov, Lioudmila Chapochnikova. Toutes, par la suite, devaient être fusillées.
Tomsk avait été mon premier camp d’internement. Je n’y avais passé que quelques mois avant d’être à nouveau arrêtée mais c’est là qu’il m’avait été donné de vivre le « procès Boukharine » et l’exécution de Nikolaï Ivanovitch. Et c’est précisément là que j’avais res¬senti de façon particulièrement aiguë la tragédie de ce temps, la considérant désormais, en dépit de l’horreur que j’avais personnellement vécue, comme la tragédie du Pays des soviets. Il y avait environ quatre mille femmes de « traîtres à la Patrie » dans le camp de Tomsk. Et ce n’était là qu’un camp parmi beaucoup d’autres.

Les seuls hommes y étaient les gardiens, vêtus de longues capotes noires, qui nous comptaient chaque matin, et le vidangeur, surnommé « tonton caca » par Iouri, petit garçon de deux ans interné au camp avec sa mère. Il y avait là des femmes de vieux révolutionnaires – Chliapnikov, Béla Kun –, des femmes de militaires – I.E.Iakir, celle de son frère cadet, fusillé lui aussi, la sœur de M.N. Toukhat-chevski – , des femmes de dirigeants du Parti et de soviets des républiques fédérées, des femmes de simples kolkhoziens, de présidents de soviets ruraux, de fonctionnaires du NKVD ayant travaillé sous Iagoda. En dépit de nos différences – qu’il s’agisse des qualités morales et intellectuelles, du poste occupé par le mari et de sa biographie - nous avions toutes un dénominateur commun, qui nous avait conduites à ce camp : nous étions les femmes d’« ennemis du peuple » qui, presque sans exception, n’en avaient jamais été. Il n’empêche : officiellement, nous étions des « TchSIR » - sigle signifiant littéralement « membres de familles de traîtres à la Patrie ». Dans l’esprit des chefs du camp, la qualité de « traître » de la majorité des TchSIR était, me semble-t-il, quelque chose d’abstrait car eux-mêmes ne comprenaient pas ce qui se passait dans le pays. De nouveaux convois de détenues arrivaient, se succédaient sans cesse, les uns après les autres. Le peuple était devenu l’ennemi du peuple.
»
Cyrano
 
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