Belles feuilles

Marxisme et mouvement ouvrier.

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Message par com_71 » 02 Avr 2015, 13:18

Belles feuilles : Marx, Malheur à Juin (1848)

Marx a écrit :Le dernier vestige officiel de la révolution de février, la Commission exécutive, s'est évanouie, comme la brume, devant la gravité des événements. Les feux d'artifice de Lamartine se sont transformés en fusées incendiaires de Cavaignac.

[...]

La révolution de février fut la belle révolution, la révolution de la sympathie générale, parce que les contradictions (entre la bourgeoisie et le peuple) qui éclatèrent en elle contre la royauté, n'étaient pas encore développées et demeuraient en sommeil, unies, côte à côte, parce que la lutte sociale qui formait l'arrière-plan de cette révolution, n'avait atteint qu'une existence inconsistante, une existence purement verbale. La révolution de juin est laide, c'est la révolution repoussante, parce que la réalité a pris la place des mots, parce que la République a démasqué la tête même du monstre en lui arrachant la couronne qui la protégeait et la cachait.

L'Ordre ! tel fut le cri de guerre de Guizot. L'Ordre ! cria Sébastiani le guizotin, quand Varsovie devint russe. L'Ordre ! crie Cavaignac, écho brutal de l'Assemblée nationale française et de la bourgeoisie républicaine.

L'Ordre ! gronda sa mitraille en déchirant le corps du prolétariat.

Aucune des nombreuses révolutions de la bourgeoisie française depuis 1789 n'était un attentat contre l'Ordre, car toutes laissaient subsister la domination de classe, l'esclavage des ouvriers, l'ordre bourgeois, malgré le changement fréquent de la forme politique de cette domination et de cet esclavage.
Juin a touché à cet ordre. Malheur à juin !

Sous le gouvernement provisoire, on fit imprimer sur des milliers d'affiches officielles que les ouvriers au grand cœur « mettaient trois mois de misère à la disposition de la République »; il était donc décent, mieux : nécessaire, c'était à la fois de la politique et de la sentimentalité, de leur prêcher que la révolution de février avait été faite dans leur propre intérêt et que, dans cette révolution, il s'agissait avant tout des intérêts des ouvriers. Depuis que siégeait l'Assemblée nationale - on devenait prosaïque. Il ne s'agissait plus alors que de ramener le travail à ses anciennes conditions, comme le disait le ministre Trélat. Les ouvriers s'étaient donc battus en février pour être jetés dans une crise industrielle.

La besogne de l'Assemblée nationale consiste à faire en sorte que février n'ait pas existé, tout au moins pour les ouvriers qu'il s'agit de replonger dans leur ancienne condition. Et même cela ne s'est pas réalisé, car une assemblée, pas plus qu'un roi, n'a le pouvoir de dire à une crise industrielle de caractère universel : Halte-là ! L'Assemblée nationale, dans son désir zélé et brutal d'en finir avec les irritantes formules de février, ne prit même pas les mesures qui étaient encore possibles dans le cadre de l'ancien état de choses. Les ouvriers parisiens de 17 à 25 ans, elle les enrôle de force dans l'armée ou les jette sur le pavé; les provinciaux, elle les renvoie de Paris en Sologne, sans même leur donner avec le laisser-passer l'argent du voyage; aux Parisiens adultes, elle assure provisoirement de quoi ne pas mourir de faim dans des ateliers organisés militairement, à condition qu'ils ne participent à aucune réunion populaire, c'est-à-dire à condition qu'ils cessent d'être des républicains. La rhétorique sentimentale d'après février ne suffisait pas, la législation brutale d'après le 15 mai [6] non plus. Dans les faits, en pratique, il fallait trancher. Avez-vous fait, canailles, la révolution de février pour vous ou bien pour nous ? La bourgeoisie posa la question de telle façon, qu'il devait y être répondu en juin - avec des balles et par des barricades.

Et pourtant, ainsi que le dit le 25 juin un représentant du peuple, la stupeur frappe l'Assemblée nationale tout entière. Elle est abasourdie quand question et réponse noient dans le sang le pavé de Paris; les uns sont abasourdis parce que leurs illusions s'évanouissent dans la fumée de la poudre, les autres parce qu'ils ne saisissent pas comment le peuple peut oser prendre lui-même en main la défense de ses intérêts les plus personnels. Pour rendre cet événement étrange accessible à leur entendement, ils l'expliquent par l'argent russe, l'argent anglais, l'aigle bonapartiste, le lys et des amulettes de toutes sortes. Mais les deux fractions de l'Assemblée sentent qu'un immense abîme les sépare toutes deux du peuple. Aucune n'ose prendre le parti du peuple.

À peine la stupeur passée, la furie éclate, et c'est à juste titre que la majorité siffle ces misérables utopistes et tartufes qui commettent un anachronisme en ayant toujours à la bouche ce grand mot de Fraternité. Il s'agissait bien en effet de supprimer ce grand mot et les illusions que recèlent ses multiples sens. Lorsque Larochejaquelein, le légitimiste, le rêveur chevaleresque, fulmine contre l'infamie qui consiste à crier « Vae victis ! Malheur aux vaincus ! » la majorité de l'Assemblée est prise de la danse de Saint-Guy comme si la tarentule l'avait piquée. Elle crie : "Malheur !" aux ouvriers pour dissimuler que le « vaincu » c'est elle. Ou bien c'est elle qui doit maintenant disparaître, ou c'est la République. C'est pourquoi elle hurle convulsivement : "Vive la République !"

[...]

On nous demandera si nous n'avons pas une larme, pas un soupir, pas un mot pour les victimes de la fureur du peuple, pour la garde nationale, la garde mobile, la garde républicaine, les troupes de ligne ?

L'État prendra soin de leurs veuves et de leurs orphelins, des décrets les glorifieront, de solennels cortèges funèbres conduiront leurs dépouilles à leur dernière demeure, la presse officielle les déclarera immortels, la réaction européenne leur rendra hommage, de l'Est à l'Ouest.

Quant aux plébéiens, déchirés par la faim, vilipendés par la presse, abandonnés par les médecins, traités par les « gens bien » de voleurs, d'incendiaires, de galériens, leurs femmes et leurs enfants précipités dans une misère encore plus incommensurable, les meilleurs des survivants déportés outre-mer, c'est le privilège, c'est le droit de la presse démocratique de tresser des lauriers sur leur front assombri de menaces.


https://www.marxists.org/francais/marx/ ... 480629.htm
L’intérêt ne pense pas, il calcule. Les motifs sont ses chiffres. K. Marx, « Débats sur la loi relative au vol de bois » 1842.
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Belles feuilles : Elisée Reclus, La peine de mort

Message par com_71 » 03 Avr 2015, 19:57

https://www.marxists.org/francais/gener ... e_mort.htm

...la peine de mort est inutile. Mais est-elle juste ?

Non, elle n’est pas juste. Quand un individu se venge isolément, il peut considérer son adversaire comme responsable, mais la société, prise dans son ensemble, doit comprendre le lien de solidarité qui la rattache à tous ses membres, vertueux ou criminels, et reconnaître que dans chaque crime elle a aussi sa part. A-t-elle pris soin de l’enfance du criminel ? Lui a-t-elle donné une éducation complète ? Lui a-t-elle facilité les chemins de la vie ? Lui a-t-elle toujours donné de bons exemples ? A-t-elle veillé à ce qu’il ait bien toutes les chances de rester honnête ou de le redevenir après une première chute ? Et si elle ne l’a pas fait, le criminel ne peut-il pas la taxer d’injustice ?

L’économiste Stuart Mill, ce probe savant qu’il est bon de donner en exemple à tous ses confrères, compare tous les membres de la société à des coureurs auxquels un César quelconque fixerait le même but. L’un des concurrents est jeune, agile, dispos, un autre est déjà vieux ; il en est de malades, de boiteux, de culs-de-jatte. Serait-il juste de condamner les derniers : les uns à la misère, les autres à l’esclavage ou à la mort, tandis que le premier serait couronné vainqueur ? Et fait-on autre chose dans la société ? Les uns ont des chances de bonheur, d’éducation et de force : ils sont déclarés vertueux ; les autres sont condamnés par le milieu à rester vautrés dans la misère ou dans le vice : c'est sur eux que doit tomber la vindicte sociale ?

Mais il est encore une autre cause qui défend à la société bourgeoise de prononcer la peine de mort. C’est qu'elle-même tue et tue par millions. S’il est un fait prouvé par l’étude de l’hygiène, c’est que la vie moyenne pourrait être doublée. La misère abrège la vie du pauvre. Tel métier tue dans l’espace de quelques années, tel autre en quelques mois. Si tous avaient les jouissances de la vie, ils vivraient comme des pairs d’Angleterre, ils dépasseraient la soixantaine, mais condamnés pratiquement soit aux travaux forcés, soit — ce qui est pis — au manque de travail, ils meurent avant le temps, et pendant leur courte vie, la maladie les a torturés. Le calcul est facile à faire. C’est au moins 8 à 10 millions d’hommes que la société extermine chaque année, en Europe seulement, non en les tuant à coups de fusils, mais en les forçant à mourir en supprimant leur couvert au banquet de la vie. Il y a dix ans, un ouvrier anglais, Duggan, se suicida avec toute sa famille. Un infâme journal, toujours occupé à vanter les mérites des rois et des puissants, eut l’imprudence de se féliciter de ce suicide de l’ouvrier. "Quel bon débarras, s’écria-t-il, les ouvriers pour qui il n’y a pas de place, se tuent eux-mêmes, ils nous dispensent de la besogne désagréable de les tuer de nos mains". Voilà le cynique aveu de ce que pensent tous les adorateurs du Dieu Capital !

Quel est donc le remède à tous ces meurtres en masse, en même temps qu’aux meurtres qui se commettent isolément ? Vous savez d’avance ce que propose un socialiste. C’est un changement social complet, c’est le collectivisme, l’appropriation de la terre et des instruments par tous ceux qui travaillent. C’est ainsi que le gouffre de haine pourra se combler entre les hommes, que la misère et la poursuite de la fortune, cette grande conseillère de crimes, cesseront d’exciter les citoyens les uns contre les autres, et que la vindicte sociale pourra se reposer enfin. Au droit de la force, qui prévaut dans la nature sauvage, il est temps de faire succéder la justice, qui est l’idéal de tout homme digne de ce nom.

Mais dans la société transformée, il est possible qu’il y ait encore des crimes. Physiologiquement le type du criminel pourra se présenter de nouveau. Que ferons-nous alors ? Tuerons-nous le criminel ? Non certes. Celui chez lequel le crime provient de la folie, nous le soignerons, comme nous soignons les fous ou les autres malades, en nous garant de leurs violences. Quant aux hommes devenus criminels par la fougue du tempérament ou l’ardeur du sang, il serait dès maintenant possible de leur proposer la réhabilitation par l’héroïsme.

On l’a vu cent fois : des galériens se jettent dans les flammes ou dans les eaux pour sauver des malheureux et se sentir renaître ainsi dans l’estime des autres hommes. Les forçats que la commune de Carthagène rendit libres et que la France a refait esclaves, ont été sublimes d’héroïsme pendant leur courte liberté de quelques mois. Obéissez, disait le Christianisme, et le peuple s’est avili. Enrichissez-vous, disent les bourgeois à leurs fils, et ceux-ci cherchent à s’enrichir de toutes les manières, soit en violant, soit avec plus d’habilité, en tournant la loi. Devenez des héros, disent les socialistes révolutionnaires et des brigands même pourront se relever par l'héroïsme.
L’intérêt ne pense pas, il calcule. Les motifs sont ses chiffres. K. Marx, « Débats sur la loi relative au vol de bois » 1842.
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Belles feuilles : Rosa Luxemburg, dans l'asile de nuit 1912

Message par com_71 » 04 Avr 2015, 19:59

L'atmosphère de fête dans laquelle baignait la capitale du Reich vient d'être cruellement troublée. A peine des âmes pieuses avaient-elles entonné le vieux et beau cantique " O gai Noël, jours pleins de grâce et de félicité " qu'une nouvelle se répandait : les pensionnaires de l'asile de nuit municipal avaient été victimes d'une intoxication massive. Les vieux tout autant que les jeunes : l'employé de commerce Joseph Geihe, vingt et un ans ; l'ouvrier Karl Melchior, quarante-sept ans ; Lucian Szczyptierowski, soixante-cinq ans. Chaque jour s'allongeait la liste des sans-abri victimes de cet empoisonnement. La mort les a frappés partout : à l'asile de nuit, dans la prison, dans le chauffoir public, tout simplement dans la rue ou recroquevillés dans quelque grange. Juste avant que le carillon des cloches n'annonçât le commencement de l'an nouveau, cent cinquante sans-abri se tordaient dans les affres de la mort, soixante-dix avaient quitté ce monde.

Pendant plusieurs jours l'austère bâtiment de la Fröbel-strasse, qu'on préfère d'ordinaire éviter, se trouva au centre de l'intérêt général. Ces intoxications massives, quelle en était donc l'origine ? S'agissait-il d'une épidémie, d'un empoisonnement provoqué par l'ingestion de mets avariés ? La police se hâta de rassurer les bons citoyens : ce n'était pas une maladie contagieuse ; c'est-à-dire que les gens comme il faut, les gens " bien ", ne couraient aucun danger. Cette hécatombe ne déborda pas le cercle des " habitués de l'asile de nuit ", ne frappant que les gens qui, pour la Noël, s'étaient payé quelques harengs-saurs infects " très bon marché " ou quelque tord-boyaux frelaté. Mais ces harengs infects, où ces gens les avaient-ils pris ? Les avaient-ils achetés à quelque marchand " à la sauvette " ou ramassés aux halles, parmi les détritus ? Cette hypothèse fut écartée pour une raison péremptoire : les déchets, aux Halles municipales, ne constituent nullement, comme se l'imaginent des esprits superficiels et dénués de culture économique, un bien tombé en déshérence, que le premier sans-abri venu puisse s'approprier. Ces déchets sont ramassés et vendus à de grosses entreprises d'engraissage de porcs : désinfectés avec soin et broyés, ils servent à nourrir les cochons. Les vigilants services de la police des Halles s'emploient à éviter que quelque vagabond ne vienne illégalement subtiliser aux cochons leur nourriture, pour l'avaler, telle quelle, non désinfectée et non broyée. Impossible par conséquent que les sans-abri, contrairement à ce que d'aucuns s'imaginaient un peu légèrement, soient allés pêcher leur réveillon dans les poubelles des Halles. Du coup, la police recherche le " vendeur de poisson à la sauvette " ou le mastroquet qui aurait vendu aux sans-abri le tord-boyaux empoisonné.

De leur vie, ni Joseph Geihe, Karl Melchior ou Lucian Szczyptierowski, ni leurs modestes existences n'avaient été l'objet d'une telle attention. Quel honneur tout d'un coup! Des sommités médicales – des Conseillers secrets en titre – fouillaient leurs entrailles de leur propre main. Le contenu de leur estomac – dont le monde s'était jusqu'alors éperdument moqué -, voilà qu'on l'examine minutieusement et qu'on en discute dans la presse. Dix messieurs – les journaux l'ont dit – sont occupés à isoler des cultures du bacille responsable de la mort des pensionnaires de l'asile. Et le monde veut savoir avec précision où chacun des sans-abri a contracté son mal dans la grange où la police l'a trouvé mort ou bien à l'asile où il avait passé la nuit d'avant ? Lucian Szczyptierowski est brusquement devenu une importante personnalité : sûr qu'il enflerait de vanité s'il ne gisait, cadavre nauséabond, sur la table de dissection.

Jusqu'à l'Empereur – qui, grâce aux trois millions de marks ajoutés, pour cause de vie chère, à la liste civile qu'il perçoit en sa qualité de roi de Prusse, est Dieu merci à l'abri du pire – jusqu'à l'Empereur qui au passage s'est informé de l'état des intoxiqués de l'asile municipal. Et par un mouvement bien féminin, sa noble épouse a fait exprimer ses condoléances au premier bourgmestre, M. Kirschner, par le truchement de M. le Chambellan von Winterfeldt. Le premier bourgmestre, M. Kirschner n'a pas, il est vrai, mangé de hareng pourri, malgré son prix très avantageux, et lui-même, ainsi que toute sa famille, se trouve en excellente santé. Il n'est pas parent non plus, que nous sachions, fût-ce par alliance, de Joseph Geihe ni de Lucian Szczyptierowski. Mais enfin à qui vouliez-vous donc que le Chambellan von Winterfeldt exprimât les condoléances de l'Impératrice ? Il ne pouvait guère présenter les salutations de Sa Majesté aux fragments de corps épars sur la table de dissection. Et " la famille éplorée " ?... Qui la connaît ? Comment la retrouver dans les gargotes, les hospices pour enfants trouvés, les quartiers de prostituées ou dans les usines et au fond des mines ? Or donc le premier bourgmestre accepta, au nom de la famille, les condoléances de l'Impératrice et cela lui donna la force de supporter stoïquement la douleur des Szczyptierowski. A l'Hôtel de ville également, devant la catastrophe qui frappait l'asile, on fit preuve d'un sang-froid tout à fait viril. On identifia, vérifia, établit des procès-verbaux ; on noircit feuille sur feuille tout en gardant la tête haute. En assistant à l'agonie de ces étrangers, on fit preuve d'un courage et d'une force d'âme qu'on ne voit qu'aux héros antiques quand ils risquent leur propre vie.

[...]

Lucian Szczyptierowski, qui finit sa vie dans la rue, empoisonné par un hareng pourri, fait partie du prolétariat au même titre que n'importe quel ouvrier qualifié et bien rémunéré qui se paie des cartes de nouvel an imprimées et une chaîne de montre plaqué or. L'asile de nuit pour sans-abri et les contrôles de police sont les piliers de la société actuelle au même titre que le Palais du Chancelier du Reich et la Deutsche Bank. Et le banquet aux harengs et au tord-boyaux empoisonné de l'asile de nuit municipal constitue le soubassement invisible du caviar et du champagne qu'on voit sur la table des millionnaires. Messieurs les Conseillers médicaux peuvent toujours rechercher au microscope le germe mortel dans les intestins des intoxiqués et isoler leurs " cultures pures " : le véritable bacille, celui qui a causé la mort des pensionnaires de l'asile berlinois, c'est l'ordre social capitaliste à l'état pur.

Chaque jour des sans-abri s'écroulent, terrassés par la faim et le froid. Personne ne s'en émeut, seul les mentionne le rapport de police. Ce qui a fait sensation cette fois à Berlin, c'est le caractère massif du phénomène. Le prolétaire ne peut attirer sur lui l'attention de la société qu'en tant que masse qui porte à bout de bras le poids de sa misère. Même le dernier d'entre eux, le vagabond, devient une force publique quand il forme masse, et ne formerait-il qu'un monceau de cadavres.

D'ordinaire un cadavre est quelque chose de muet et de peu remarquable. Mais il en est qui crient plus fort que des trompettes et éclairent plus que des flambeaux. Au lendemain des barricades du 18 mars 1848, les ouvriers berlinois relevèrent les corps des insurgés tués et les portèrent devant le Château royal, forçant le despotisme à découvrir son front devant ces victimes. A présent il s'agit de hisser les corps empoisonnés des sans-abri de Berlin, qui sont la chair de notre chair et le sang de notre sang, sur des milliers de mains de prolétaires et de les porter dans cette nouvelle année de lutte en criant : A bas l'infâme régime social qui engendre de pareilles horreurs !


https://www.marxists.org/francais/luxem ... 120101.htm
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Belles feuilles : Kropotkine, aux jeunes gens (1904)

Message par com_71 » 06 Avr 2015, 00:37

C'est aux jeunes gens que je veux parler aujourd'hui. Que les vieux — les vieux de cœur et d'esprit, bien entendu — mettent donc la brochure de côté, sans se fatiguer inutilement les yeux à une lecture qui ne leur dira rien.

Je suppose que vous approchez des dix-huit ou vingt ans ; que vous finissez votre apprentissage ou vos études ; que vous allez entrer dans la vie. Vous avez, je le pense, l'esprit dégagé des superstitions qu'on a cherché à vous inculquer ; vous n'avez pas peur du diable et vous n'allez pas entendre déblatérer les curés et pasteurs. Qui plus est, vous n'êtes pas un des gommeux, tristes produits d'une société en déclin, qui promènent sur les trottoirs leurs pantalons mexicains et leurs faces de singe et qui déjà à cet âge n'ont que des appétits de jouissance à tout prix..., je suppose au contraire que vous avez le cœur bien à sa place, et c'est à cause de cela que je vous parle.

Une première question, je le sais, se pose devant vous. — «Que vais-je devenir?» vous êtes-vous demandé maintes fois. En effet, lorsqu'on est jeune on comprend qu'après avoir étudié un métier ou une science pendant plusieurs années — aux frais de la société, notez-le bien — ce n'est pas pour s'en faire un instrument d'exploitation, et il faudrait être bien dépravé, bien rongé par le vice, pour ne jamais avoir rêvé d'appliquer un jour son intelligence, ses capacités, son savoir, à aider à l'affranchissement de ceux qui grouillent aujourd'hui dans la misère et dans l'ignorance.

Vous êtes de ceux qui l'avez rêvé, n'est-ce pas ? Eh bien, voyons, qu'est-ce que vous allez faire pour que votre rêve devienne une réalité?

Je ne sais dans quelles conditions vous êtes né. Peut-être, favorisé par le sort, avez-vous fait des études scientifiques ; c'est médecin, avocat, homme de lettres ou de science que vous allez devenir ; un large champ d'action s'ouvre devant vous ; vous entrez dans la vie avec de vastes connaissances, des aptitudes exercées ; ou bien, vous êtes un honnête artisan, dont les connaissances scientifiques se bornent au peu que vous avez appris à l'école, mais qui avez eu l'avantage de connaître de près ce qu'est la vie de rude labeur menée par le travailleur de nos jours.

Je m'arrête à la première supposition, pour revenir ensuite à la seconde ; j'admets que vous avez reçu une éducation scientifique. Supposons que vous allez devenir... médecin.

Demain, un homme en blouse viendra vous chercher pour voir une malade. Il vous mènera dans une de ces ruelles, où les voisines se touchent presque la main par-dessus la tête du passant ; vous montez dans un air corrompu, à la lumière vacillante d'un lampion, deux, trois, quatre, cinq étages couverts d'une crasse glissante, et dans une chambre sombre et froide vous trouvez la malade couchée sur un grabat, recouverte de sales haillons. Des enfants pâles, livides, grelottant sous leurs guenilles, vous regardent de leurs yeux grands ouverts.

Le mari a travaillé toute sa vie des douze ou treize heures à n'importe quel labeur ; maintenant il chôme depuis trois mois. Le chômage n'est pas rare dans son métier ; il se répète périodiquement toutes les années ; mais autrefois, quand il chômait, la femme allait travailler comme journalière... laver vos chemises peut-être, en gagnant trente sous par jour ; mais la voilà alitée depuis deux mois et la misère se dresse hideuse devant la famille.

Que conseillerez-vous à la malade, Monsieur le docteur ? vous, qui avez deviné que la cause de la maladie, c'est l'anémie générale, le manque de bonne nourriture, le manque d'air ? Un bon bifteck chaque jour ? un peu de mouvement à l'air libre ? une chambre sèche et bien aérée ? Quelle ironie ! Si elle le pouvait, elle l'aurait déjà fait sans attendre vos conseils !

Si vous avez le cœur bon, la parole franche, le regard honnête, la famille vous contera bien des choses. Elle vous dira que de l'autre côté de la cloison, cette femme qui tousse d'une toux qui vous fend le cœur, est la pauvre repasseuse ; qu'un escalier plus bas, tous les enfants ont la fièvre ; que la blanchisseuse du rez-de-chaussée, elle non plus ne verra pas le printemps, et que dans la maison à côté c'est encore pis.

Que direz-vous à tous ces malades ? Bonne nourriture, changement de climat, un travail moins pénible ?... Vous auriez voulu pouvoir le dire, mais vous n'osez pas, et vous sortez le cœur brisé, la malédiction sur les lèvres.

Le lendemain vous réfléchissez encore aux habitants du taudis, lorsque votre camarade vous raconte qu'hier un valet de pied est venu le chercher, en carrosse cette fois-ci. C'était pour l'habitante d'un riche hôtel, pour une dame, épuisée par des nuits sans sommeil, qui donne toute sa vie aux toilettes, aux visites, à la danse et aux querelles avec un mari butor. Votre camarade lui a conseillé une vie moins inepte, une nourriture moins échauffante, des promenades à l'air frais, le calme de l'esprit et un peu de gymnastique de chambre, pour remplacer jusqu'à un certain point le travail productif !

L'une meurt parce que, toute sa vie durant, elle n'a jamais assez mangé, ne s'est jamais suffisamment reposée ; l'autre languit parce que durant toute sa vie elle n'a jamais su ce que c'est que le travail...

Si vous êtes une de ces natures mollasses qui se font à tout, qui, à la vue des faits les plus révoltants se soulagent par un léger soupir et par une chope, alors vous vous ferez à la longue à ces contrastes et, la nature de la bête aidant, vous n'aurez plus [lacune] de vous caser dans les rangs des jouisseurs pour ne jamais vous trouver parmi les misérables. Mais si vous êtes «un homme», si chaque sentiment se traduit chez vous par un acte de volonté, si la bête n'a pas tué l'être intelligent, alors, vous reviendrez un jour chez vous en disant : «Non, c'est injuste, cela ne doit pas traîner ainsi. Il ne s'agit pas de guérir les maladies, il faut les prévenir. Un peu de bien-être et de développement intellectuel suffiraient pour rayer de nos listes la moitié des malades et des maladies. Au diable les drogues ! De l'air, de la nourriture, un travail moins abrutissant, c'est par là qu'il faut commencer. Sans cela, tout ce métier de médecin n'est qu'une duperie et un faux-semblant.»

Ce jour-là vous comprendrez le socialisme. Vous voudrez le connaître de près, et si l'altruisme n'est pas pour vous un mot vide se sens, si vous appliquez à l'étude de la question sociale la sévère induction du naturaliste, vous finirez par vous trouver dans nos rangs, et vous travaillerez, comme nous, à la révolution sociale. [...]


https://www.marxists.org/francais/gener ... s_gens.htm
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Belles feuilles : Blanqui, le toast de Londres (1851)

Message par com_71 » 06 Avr 2015, 20:21

Quel écueil menace la révolution de demain ?

L'écueil où s'est brisée celle d'hier : la déplorable popularité de bourgeois déguisés en tribuns.

Ledru-Rollin, Louis Blanc, Crémieux, Lamartine, Garnier-Pagès, Dupont de l'Eure, Flocon, Albert, Arago, Marrast !

Liste funèbre ! Noms sinistres, écrits en caractères sanglants sur tous les pavés de l'Europe démocratique.

C'est le gouvernement provisoire qui a tué la Révolution. C'est sur sa tête que doit retomber la responsabilité de tous les désastres, le sang de tant de milliers de victimes.

La réaction n'a fait que son métier en égorgeant la démocratie.

Le crime est aux traîtres que le peuple confiant avait acceptés pour guides et qui l'ont livré à la réaction.

Misérable gouvernement ! Malgré les cris et les prières, il lance l'impôt des 45 centimes qui soulève les campagnes désespérées, il maintient les états-majors royalistes, la magistrature royaliste, les lois royalistes. Trahison !

Il court sus aux ouvriers de Paris ; le 15 avril, il emprisonne ceux de Limoges, il mitraille ceux de Rouen le 27 ; il déchaîne tous leurs bourreaux, il berne et traque tous les sincères républicains. Trahison ! Trahison !

A lui seul, le fardeau terrible de toutes les calamités qui ont presque anéanti la Révolution.

Oh ! Ce sont là de grands coupables et entre tous les plus coupables, ceux en qui le peuple trompé par des phrases de tribun voyait son épée et son bouclier; ceux qu'il proclamait avec enthousiasme, arbitres de son avenir.

Malheur à nous, si, au jour du prochain triomphe populaire, l'indulgence oublieuse des masses laissait monter au pouvoir un de ces hommes qui ont forfait à leur mandat ! Une seconde fois, c'en serait fait de la Révolution.

Que les travailleurs aient sans cesse devant les yeux cette liste de noms maudits ! Et si un seul apparaissait jamais dans un gouvernement sorti de l'insurrection, qu'ils crient tous, d'une voix : trahison !

Discours, sermons, programmes ne seraient encore que piperies et mensonges ; les mêmes jongleurs ne reviendraient que pour exécuter le même tour, avec la même gibecière ; ils formeraient le premier anneau d'une chaîne nouvelle de réaction plus furieuse !

Sur eux, anathème, s'ils osaient jamais reparaître !

Honte et pitié sur la foule imbécile qui retomberait encore dans leurs filets !

Ce n'est pas assez que les escamoteurs de Février soient à jamais repoussés de l'Hôtel de Ville, il faut se prémunir contre de nouveaux traîtres.

Traîtres seraient les gouvernements qui, élevés sur les pavois prolétaires, ne feraient pas opérer à l'instant même :

1° - Le désarmement des gardes bourgeoises.

2° - L'armement et l'organisation en milice nationale de tous les ouvriers.

Sans doute, il est bien d'autres mesures indispensables, mais elles sortiraient naturellement de ce premier acte qui est la garantie préalable, l'unique gage de sécurité pour le peuple.

Il ne doit pas rester un fusil aux mains de la bourgeoisie. Hors de là, point de salut.

Les doctrines diverses qui se disputent aujourd'hui les sympathies des masses, pourront un jour réaliser leurs promesses d'amélioration et de bien-être, mais à la condition de ne pas abandonner la proie pour l'ombre.

Les armes et l'organisation, voilà l'élément décisif de progrès, le moyen sérieux d'en finir avec la misère.

Qui a du fer, a du pain.

On se prosterne devant les baïonnettes, on balaye les cohues désarmées. La France hérissée de travailleurs en armes, c'est l'avènement du socialisme.

En présence des prolétaires armés, obstacles, résistances, impossibilités, tout disparaîtra.

Mais, pour les prolétaires qui se laissent amuser par des promenades ridicules dans les rues, par des plantations d'arbres de la liberté, par des phrases sonores d'avocat, il y aura de l'eau bénite d'abord, des injures ensuite, enfin de la mitraille, de la misère toujours.

Que le peuple choisisse !


https://www.marxists.org/francais/blanq ... ondres.htm
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Re: Belles feuilles : Marx, Adresse à la Ligue des Communist

Message par com_71 » 08 Avr 2015, 02:47

...Nous avons vu comment les démocrates accéderont au pouvoir lors du prochain mouvement et comment ils seront contraints de proposer des mesures plus ou moins socialistes. La question est de savoir quelles mesures y seront opposées par les ouvriers. Il va de soi qu'au début du mouvement les ouvriers ne peuvent encore proposer des mesures directement communistes. Mais ils peuvent :

1. Forcer les démocrates à intervenir, sur autant de points que possible, dans l'organisation sociale existante, à en troubler la marche régulière, à se compromettre eux-mêmes, à concentrer entre les mains de l'Etat le plus possible de forces productives, de moyens de transport, d'usines, de chemins de fer, etc.

2. Ils doivent pousser à l'extrême les propositions des démocrates qui, en tout cas, ne se montreront pas révolutionnaires, mais simplement réformistes, et transformer ces propositions en attaques directes contre la propriété privée. Si, par exemple, les petits bourgeois proposent de racheter les chemins de fer et les usines, les ouvriers doivent exiger que ces chemins de fer et ces usines soient simplement et sans indemnité confisqués par l'Etat en tant que propriété de réactionnaires. Si les démocrates proposent l'impôt proportionnel, les ouvriers réclament l'impôt progressif. Si les démocrates proposent eux-mêmes un impôt progressif modéré, les ouvriers exigent un impôt dont les échelons montent assez vite pour que le gros capital s'en trouve compromis. Si les démocrates réclament la régularisation de la dette publique, les ouvriers réclament la faillite de l'Etat. Les revendications des ouvriers devront donc se régler partout sur les concessions et les mesures des démocrates.

Si les ouvriers allemands ne peuvent s'emparer du pouvoir et faire triompher leurs intérêts de classe sans accomplir en entier une évolution révolutionnaire assez longue, ils ont cette fois du moins la certitude que le premier acte de ce drame révolutionnaire imminent coïncide avec la victoire directe de leur propre classe en France et s'en trouve accéléré.

Mais ils contribueront eux-mêmes à leur victoire définitive bien plus par le fait qu'ils prendront conscience de leurs intérêts de classe, se poseront dès que possible en parti indépendant et ne se laisseront pas un instant détourner - par les phrases hypocrites des petits bourgeois démocratiques - de l'organisation autonome du parti du prolétariat. Leur cri de guerre doit être : La révolution en permanence !

Londres, mars 1850.


https://www.marxists.org/francais/marx/ ... 500300.htm
L’intérêt ne pense pas, il calcule. Les motifs sont ses chiffres. K. Marx, « Débats sur la loi relative au vol de bois » 1842.
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Belles feuilles : Trotsky, Mendeleïev et le marxisme (1925)

Message par com_71 » 08 Avr 2015, 15:08

[...]La relation de la société socialiste avec l'héritage scientifique et plus généralement culturel du passé peut encore moins être une relation d'acceptation passive et indifférente. On peut dire à cet égard que, tandis que le socialisme manifeste une grande confiance envers les sciences consacrées à l'étude directe de la nature, il doit appliquer une non moins grande méfiance critique aux sciences et pseudosciences étroitement liées à la structure de la société humaine, à son organisation économique, à l'Etat, au droit, à la morale, etc. D'ailleurs, ces deux sphères ne sont pas séparées par un mur infranchissable. Mais c'est un fait incontestable que l'héritage est de plus de valeur dans ces sciences qui ne concernent pas la société humaine mais la matière, dans les sciences naturelles au sens large du terme, et donc y compris, bien sûr, dans la chimie.
La connaissance de la nature est imposée aux hommes par la nécessité de dominer la nature, et ici la moindre dérogation aux lois objectives définies par les propriétés mêmes de la matière, est sanctionnée par l'expérimentation pratique. Seule l'étude de l'histoire naturelle, et en particulier les investigations de la chimie, peut donner une garantie sérieuse contre les déformations, hypothèses farfelues et falsifications intentionnelles, semi-intentionnelles ou non-intentionnelles. Néanmoins la recherche sociale a consacré avant tout ses efforts à la justification de la société, telle que façonnée par l'histoire, pour la protéger des attaques venant des "théories destructives". C'est dans ce rôle des sciences humaines officielles, l'apologie de la société bourgeoise, que réside l'explication du faible niveau de leurs acquisitions.
Tant que la science dans son ensemble restait la "servante de la théologie", elle ne pouvait donner des résultats valables qu'en contrebande. Tel était le cas au Moyen-Age. Les sciences naturelles, comme il a déjà été dit, ont saisi, sous le régime bourgeois, l'opportunité d'un large développement. Mais les sciences sociales sont passées au service du capital. C'est vrai aussi, en grande partie, de la psychologie, qui fait le lien entre les sciences sociales et les sciences naturelles, ainsi que de la philosophie qui systématise les conclusions générales de toutes les sciences.
[...]Pourtant, la valeur de la science consiste précisément en cela : savoir pour prédire.
La part la plus précieuse de l'héritage est incontestablement constitué par les sciences naturelles, et parmi ces sciences naturelles une des places les plus importantes est occupée par la chimie. Votre congrès se tient sous le signe de Mendeleïev qui était et est encore la fierté de la science russe.
" Connaître pour pouvoir prévoir et agir "

La précision et le degré de pouvoir prédictif atteints dans les différentes sciences sont divers. Mais par ses prévisions – passives dans certains cas comme en astronomie, actives dans d'autres comme en chimie et en génie chimique – la science se contrôle elle-même et justifie ses finalités sociales. Un chercheur isolé peut tout à fait ne pas s'inquiéter des résultats pratiques de ses travaux. Plus large est sa pensée, plus audacieuse, plus libérée des nécessités pratiques quotidiennes, mieux c'est. Mais la science n'est pas le résultat de l'activité d'un chercheur isolé, c'est une fonction sociale. L'estimation de la valeur sociale et historique de la science est déterminée par sa capacité à augmenter la puissance de l'homme, en armant celui-ci de la faculté de prévoir et de dominer la nature.

[...]entre la découverte de Neptune et la révolution de 1848, deux jeunes savants, Marx et Engels, ont écrit le "Manifeste du Parti Communiste", où ils ont non seulement prédit l'imminence d'événements révolutionnaires dans un avenir proche, mais aussi donné à l'avance l'analyse des forces en présence, la logique de leur mouvement ultérieur jusqu'à la victoire inévitable du prolétariat et l'établissement de sa dictature.
[...]
En 1869 Mendeleïev, à partir de recherches et de réflexions sur les masses atomiques, a établi son " système périodique des éléments ". A la masse atomique, critère le plus stable, Mendeleïev relie une série d'autres propriétés et caractéristiques, et dispose les éléments dans l'ordre ainsi défini. Ensuite, grâce à cet ordre, il découvre l'existence d'un certain désordre, à savoir l'absence de quelques éléments. Ces éléments inconnus, ou individus chimiques, comme les appelait parfois Mendeleïev, devaient, selon la logique du "système", occuper les cases définies mais restées vides. Ici, Mendeleïev, de la main impérieuse du chercheur sûr de lui, a frappé à l'une des portes de la nature jusqu'ici fermée, et de l'intérieur une voix lui a répondu " présent ! ". En fait, trois voix ont répondu en même temps, car aux endroits indiqués par Mendeleïev, furent découverts trois nouveaux éléments, qui reçurent les noms d'hélium, scandium et germanium.

Quel magnifique triomphe de l'esprit d'analyse et de synthèse !
Dans ses " Bases de la Chimie ", Mendeleïev caractérise de manière imagée la culture scientifique, en la comparant avec la construction d'un pont métallique au-dessus d'un précipice ; il n'est pas nécessaire pour cela de descendre établir des fondations au fond de la gorge, il suffit de prendre appui sur un bord et de lancer l'arche calculée avec précision, qui viendra porter de l'autre côté.
Il en est de même de la pensée scientifique. Elle ne peut s'appuyer que sur les fondements en granit de l'expérience ; mais sa généralisation, à la manière de l'arche du pont, s'éloigne du monde des faits, pour ensuite, en un autre point calculé à l'avance, se confronter de nouveau à lui. Ce moment de la création scientifique, quand la généralisation se transforme en prévision, et, par l'expérience, permet d'aboutir à la vérification de la prévision, donne toujours à la pensée humaine sa satisfaction la plus fière et la plus méritée ! Il en a été ainsi dans la chimie avec la découverte des nouveaux éléments sur la base du système périodique.

[...]

" La cause des réactions chimiques réside dans les propriétés physiques et mécaniques des composants ". (" Bases de la chimie "). Cette formule de Mendeleïev a un caractère entièrement matérialiste. La chimie ne recherche pas une quelconque force nouvelle supra-mécanique et supra-physique pour expliquer les phénomènes, mais ramène l'essentiel des processus chimiques aux propriétés mécaniques et physiques des composants.

[...]

La réaction de Mendeleïev au problème de la réorganisation sociale était hostile et méprisante, il croyait que rien de bon n'en était jamais sorti depuis des temps immémoriaux. Mendeleïev attend au contraire un futur meilleur des sciences naturelles, au premier chef de la chimie, qui doit divulguer tous les secrets de la nature.

[...]

La loi de la transition de la quantité en qualité de Hegel a trouvé en Darwin un praticien génial, bien que non éclairé en philosophie. Mais en même temps nous rencontrons assez souvent chez Darwin, sans parler des darwinistes, des tentatives tout à fait naïves et non scientifiques de transférer les conclusions de la biologie vers l'évolution des sociétés. Interpréter les antagonismes sociaux comme une "variante" de la lutte pour la survie des espèces revient à ne voir que de la mécanique dans la physiologie de l'accouplement.

Dans tous ces cas nous observons une seule et même erreur fondamentale : les méthodes et les acquis de la chimie ou de la physiologie, s'échappant de leur domaine, sont transférés à l'étude des sociétés humaines. Il est peu probable qu'un naturaliste transférera sans changement les lois réglant le mouvement des atomes, vers le champ du mouvement des molécules, qui est régi par d'autres lois. Mais beaucoup de naturalistes s'en tiennent à une position différente en ce qui concerne la sociologie. Ils dédaignent souvent le conditionnement par l'histoire de la structure de la société, au bénéfice de la structure atomique des choses, de la structure physiologique des réflexes, ou la lutte pour la vie. Certes, la vie de la société humaine dominée par ses conditions matérielles, est environnée de tous côtés par des processus chimiques et, en dernier ressort, les combine en elle-même. D'autre part, la société est constituée d'êtres humains, dont le mécanisme psychique peut être réduit à un système de réflexes. Mais la vie sociale n'est pas un processus chimique ni physiologique, mais un processus social avec ses propres lois, qui doivent subir une analyse sociologique objective, si l'humanité doit atteindre l'objectif d'acquérir la capacité de prévoir et de régir le destin de la société.

[...]

Mendeleïev est intervenu plus d'une fois avec dédain sur la dialectique. Mais par ce mot il comprenait non la dialectique de Hegel ou de Marx, mais l'art superficiel du jeu avec les idées, mélange de sophistique et de scolastique. La dialectique scientifique embrasse la totalité des méthodes de pensée, qui reflètent les lois du développement. Une de ces lois est la transition de la quantité en qualité. La chimie est pénétrée profondément par cette loi. Sur ses fondations se dresse entièrement le système périodique de Mendeleïev, qui à partir des différences quantitatives des poids atomiques déduit les différences qualitatives des éléments. Il est notable que c'est de ce point de vue qu'Engels a apprécié la découverte par Mendeleïev des nouveaux éléments. Dans l'essai " Dialectique de la Nature", Engels écrivait : " Mendeleïev a montré que dans la série des éléments disposés selon leurs poids atomiques, il y a diverses lacunes indiquant qu'on doit encore découvrir de nouveaux éléments. Il a décrit d'avance l'ensemble des propriétés chimiques de chacun de ces éléments inconnus et a prévu, approximativement, leurs poids atomiques. Mendeleïev, en appliquant inconsciemment la loi hégelienne de la transition de la quantité en qualité, a réalisé un exploit scientifique, que l'on peut tout-à-fait mettre sur le même plan que la découverte de Leverrier, calculant l'orbite de Neptune, planète encore inconnue. "

Sans même les modifications qu'elle devait subir par la suite, la logique du système périodique s'est trouvée être plus puissante que les limites conservatrices que voulait lui imposer son propre créateur. La parenté des éléments et leur transformation mutuelle peuvent être considérées comme empiriquement prouvées dès le moment où les éléments radioactifs conduisent à la possibilité de la division des atomes en leurs composants. Avec le système périodique de Mendeleïev, avec la chimie des éléments radioactifs, la dialectique fête sa victoire la plus remarquable !

Mendeleïev n'adhérait pas à un système philosophique fini. Il n'en voulait pas, parce que cela serait inévitablement entré en collision avec ses habitudes et ses sympathies personnelles conservatrices.

[...]

L'optimisme technologique de Mendeleïev a toujours orienté sa pensée vers les questions pratiques de l'industrie et du travail. De ses travaux purement théoriques il a presque toujours tiré des déductions sur les problèmes économiques. La thèse de Mendeleïev était consacrée à la question de la combinaison de l'alcool et de l'eau, cette question est toujours d'une grande signification économique. Mendeleïev a inventé une poudre spéciale sans fumée, pour les besoins de la défense nationale. Il s'est toujours occupé des questions de pétrole, et cela dans deux directions, une purement théorique : quelle est l'origine du pétrole ? et une autre technico-industrielle. Ici nous devons bien nous rappeler les objections de Mendeleïev contre l'utilisation du pétrole simplement comme combustible : "on peut aussi brûler les assignats !" s'exclamait notre chimiste. Mendeleïev, protectionniste convaincu, a accepté un rôle dirigeant dans l'élaboration de la politique douanière et a écrit "le tarif sensé", dont on peut retenir maintes suggestions valables du point de vue du protectionnisme socialiste.

[...]

Mendeleïev ne se lassait pas de répéter que le but de la connaissance est le "profit". Autrement dit, il voyait la science d'un point de vue utilitaire. Mais en même temps il, comme on l'a vu, il insistait sur le rôle créateur de la recherche scientifique désintéressée. Vraiment, pourquoi chercher des voies commerciales détournées, par le Pôle Nord ? Parce que l'ouverture du pôle est un objectif d'études désintéressées, susceptibles d'éveiller de grandes passions scientifiques et sportives. N'y aurait-il pas ici une contradiction avec l'affirmation que le but de la science est le profit ? Non, il n'y a pas de contradiction. La science est une fonction sociale, et non individuelle. Du point de vue socio-historique la science est utilitaire. Mais cela ne signifie pas du tout que chaque savant invite l'utilité en son laboratoire. Non ! Le plus souvent le chercheur est poussé en avant par sa passion pour la science, et plus sa découverte est considérable, moins, en règle générale, il prévoit d'avance ses possibles conséquences pratiques. Ainsi, la passion désintéressée du chercheur n'est pas du tout en contradiction avec la destination utilitaire de chaque science, tout comme l'abnégation personnelle du militant révolutionnaire ne contredit pas l'utilité du rôle de la classe pour laquelle il lutte.

Mendeleïev combinait parfaitement sa passion pour la science avec la préoccupation constante du progrès technique de l'humanité. C'est pourquoi les deux groupes de votre congrès – les représentants de la chimie théorique d'une part, les représentants de la chimie appliquée de l'autre, – ont un droit égal a se placer sous la bannière de Mendeleïev. Nous devons élever la génération montante de nos savants dans l'esprit de cette combinaison harmonieuse de la recherche purement scientifique avec les tâches industrielles. La foi de Mendeleïev en les possibilités illimitées de la science, la prévision et de la domination de la matière doit devenir la foi scientifique commune des chimistes de la patrie socialiste. Par la bouche d'un de ses savants, Du Bois Reymond, la classe sociale quittant la scène historique nous confie sa devise philosophique : "Ignoramus, ignorabimus !" c'est-à-dire : "Nous ne comprenons pas, nous n'apprendrons jamais". Mensonge, répond la pensée scientifique qui lie son sort à celui de la classe montante. L'inconnaissable n'existe pas pour la science. Nous comprendrons tout ! Nous apprendrons tout ! Nous reconstruirons tout !


https://www.marxists.org/francais/trots ... 250917.htm
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Belles feuilles : F. Le Lionnais, la peinture à Dora (1946)

Message par com_71 » 10 Avr 2015, 01:09

L'événement eut lieu un matin au cours d'une de ces séances auxquelles nous étions accoutu­més. Nous étions quelques milliers de bagnards qui stagnions sur la place d'appel, pendant qu'on procédait à une fouille générale. Mon regard se porta machinalement sur la colline qui s'élevait du côté de l'infirmerie. L'automne y achevait son établissement. Alors ces grands arbres dépouillés fondirent sur moi sans crier gare et m'emportèrent avec eux. L'Enfer de Dora se métamorphosa subi­tement en un Breughel dont je devins l'hôte. Fa­vorisée sans doute par l'affaiblissement physique et mental dans lequel nous nous trouvions, une vive exaltation s'empara de moi : l'impression de m'être évadé, comme aurait pu le faire une fumée, sous l’œil de mes gardiens imbéciles. Cette eupho­rie fut de brève durée. Elle fut assez longue ce­pendant pour me permettre de supporter la solide volée de coups de poings et de gifles à décrocher les mâchoires (encore un cas où se révèle la supé­riorité expressive du langage populaire sur le vocabulaire académique : c'est « baffes » qu'il fau­drait dire) qui furent mon lot quand mon tour arriva d'être fouillé.

Je sus alors que j'étais de nouveau sollicité par l'appel d'une ancienne passion. Toutefois, il fallut la réapprendre. Ce fut dans mon «block » qu'allait se faire le réapprentissage.

Ces blocks étaient parfois décorés de peintures dues aux talents de quelques détenus. Il ne s'agis­sait pas tant de nous faire plaisir que d'embellir un petit coin de nos bagnes, celui que s'étaient ré­servé nos chefs de blocks, de puissants potentats. Ces peintures manquaient pour la plupart d'intérêt et oscillaient entre la Foire aux Croûtes et le Salon des Artistes Français.

Il en était une cependant qui me fascinait. Elle représentait un cours d'eau dans l'Allemagne du Sud, ou le Tyrol (du moins je le suppose). Venue du fond du tableau la rivière se précipitait sur le spectateur. Le courant était tout à la fois bouillon­nant et parfaitement immobile. Solidement planté sur un radeau, un forestier le convoyait avec un chargement de bois. Par suite d'une entière et heureuse inexpérience de son art, le peintre avait figuré un radeau un peu plus large que le cours d'eau. L’œuvre aurait pu prendre place dignement à « l'Exposition des Peintres Populaires de la Réa­lité » où j'ai passé de bons moments en 1937, ou encore à la récente « Exposition des Peintres Au­todidactes ». J'aurais bien voulu emporter avec moi ce petit panneau de bois colorié : les nazis m'empêchèrent de réaliser ce projet en nous obligeant à évacuer Dora quelques jours avant la Libération.

J'avais fait la connaissance dans le camp de deux ou trois peintres. Mais je les voyais peu par suite des difficultés inhérentes à la profession de détenu ; et d'ailleurs je ne recherchais point leur compagnie. Nous n'avions pas la même manière de comprendre et d'aimer la peinture. Je préférais m'entretenir de ce sujet avec mon meilleur ami de là-bas, un jeune homme auquel je m'étais atta­ché comme on ne peut le faire que dans ces excep­tionnelles circonstances et qui ne devait, hélas, pas sortir vivant de cette affreuse aventure : il s'appelait Jean Gaillard.

Aussi intelligent que sensible il était avide de tout ce qui touchait aux choses de l'esprit. Ensemble nous passions tout le temps dont nous pouvions disposer à faire le tour des connaissances humaines, une sorte d'inventaire de tout ce que les civilisations ont su édifier. Je retraçais pour mon ami l'histoire de la Théorie des Nombres et nous l'élargîmes bientôt en une histoire plus générale des Mathématiques. Ce fut ensuite le tour de l'Électricité, de l'Optique et de la Chimie. Nous obliquâmes vers la philosophie dont nous reconsti­tuâmes la trajectoire depuis les théogonies primi­tives jusqu'à l'existentialisme et au marxisme. Le jour de la peinture arriva et Jean me demanda de lui faire part de ce que je savais et pensais sur cette question.

Je commençai par lui exposer le plan de mon grand livre sur la Peinture. Cet ouvrage (qui faute de temps a les plus grandes chances de ne jamais paraître) propose en cette matière le point de vue d'un amateur de mathématiques et par conséquent de fantaisie. Pour illustrer ma théorie des « deux portes » et quelques autres thèses (dont certaines n'étaient pas sans le scandaliser agréablement) il eût été nécessaire de les appuyer sur des exemples nombreux, précis et tangibles. Malheureusement, je ne pouvais lui mettre sous les yeux ni les oeuvres elles-mêmes, ni même des reproductions. Il fallut nous contenter d'un expédient : je lui décri­vis ces oeuvres avec la plus grande minutie pen­dant les interminables heures d'attente sur la place d'appel. Doué d'une excellente mémoire, Jean réussit ce tour de force de se familiariser avec quelques tableaux célèbres au point de pou­voir en parler en meilleure connaissance de cause que tant de gens qui les ont regardés sans les comprendre, sans les aimer, et je crois, bien sou­vent, sans les voir.

C'est ainsi que nous contemplâmes longuement avec les yeux de la pensée la Vierge au Chancelier Rollin de Van Eyck. Je projetais comme avec une lanterne magique le sévère regard du donateur, les lapins écrasés sous les colonnes, l'ivresse de Noé racontée sur un chapiteau, les petites touffes d'herbe qui poussent entre les pavés de la courette et les six marches de l'escalier qui conduit à la terrasse, tous les détails de la circulation fluviale et de l'agitation citadine du fond. Les tragiques diagonales entrecroisées du Saint François rece­vant les stigmates de Giotto le bouleversèrent, le tendre et délicieux Supplice de Saint Cosme et Saint Damien de Fra Angelico le charma. Nous fîmes de longues excursions dans La Tentation de Saint Antoine de Jérôme Bosch (de Lisbonne) ; dans La Vierge aux Rochers de Vinci ; dans un certain tondo de Pérugin (il est au Louvre et re­présente la Vierge entre Sainte Rose, Sainte Ca­therine et deux Anges) auquel on n'accorde pas l'attention qu'il mériterait (et surtout qu'on ne vienne pas m'opposer la fadeur - indiscutable - des figures ; le problème est ailleurs), dans La fuite de Sodome de Lucas de Leyde, d'une si extraordi­naire atmosphère d'apocalypse, dans La Mélanco­lie de Dürer (dont nous reconstituâmes le carré magique en nous souvenant qu'il contient la date de sa création : 1514) ; dans ce petit Véronèse du Musée de Grenoble qui représente l'apparition du Christ à Madeleine et qui, s'il n'est probablement pas le plus remarquable des Véronèse existants, est, en tout cas, le plus magique que je connaisse. (N'ayant pas encore revu ce tableau, je me de­mande si la robe de Marie-Madeleine est bien réellement telle - et si féerique - que je crois m'en souvenir.)

Pierre par pierre, nous construisions le plus merveilleux musée du monde. Ce faisant, nous avions fini par extraire de chaque œuvre un détail seulement, parfois deux, infiniment plus sonores, plus lourds et plus justes, - plus vrais que la misérable réalité qui nous broyait sans nous convaincre. La Kermesse de Rubens nous livra la petite jalouse du premier plan, à gauche, et aussi, à droite, ce prodigieux passage du tumulte humain au mélancolique apaisement de la nature, Nous dérobâmes sa grappe de raisin à la Fécondité de Jordaens, le petit âne du Buisson de Ruysdael, la nappe miraculeuse des Pèlerins d'Emmaüs. Nous pénétrâmes, le cœur battant, dans la chambre qui est à l'arrière-plan des Ménines...

Nous réinventions chaque tableau, inquiets de dire, avec de simples mots, ce bonheur insolent dans la couleur des Femmes d'Alger, le fleurissement sensuel du Moulin de la Galette, et la préméditation de chacune des mille touches appa­rentes de la Maison du Pendu.

Il me fut relativement plus facile de ressusciter des oeuvres d'un contenu plus richement affectif comme La Charmeuse de Serpents du douanier Rousseau, ou Le Fou en transes de Klee. Je crois avoir rendu mon camarade quelque peu amoureux de cette précieuse jeune fille qui, sur la gauche de L'embarquement pour Cythère, nous tourne presque le dos et engage avec une char­mante décision son bras dans celui d'un jeune gentilhomme pour l'entraîner vers la nef en par­tance. Je profitai de ces rectangles que Poussin a disposés derrière son autoportrait du Louvre pour légitimer ceux (assez différents, bien sûr) de Braque et de Mondrian. La Mariée mise à nu par ses célibataires, même de Marcel Duchamp, surprit beaucoup mon ami. Il hésitait un peu devant la description que je lui en fis et n'accepta cette couvre étonnante que sous bénéfice d'un futur inventaire. Il marqua plus d'empressement à conclure alliance avec La Horde de Max Ernst. Il est vrai que l'atmosphère de Dora était plus favorable à ce dernier tableau.

Ainsi armés nous aurions souhaité nous enga­ger plus avant dans le roman des lignes et des couleurs, mais il ne nous fut pas possible d'avan­cer plus loin. C'est à peine si nous pûmes évoquer le graphisme tendu des Pollaiulo, les éclairages artificiels de Georges de La Tour, ces harmonies colorées où je crois trouver l'indice que Véronèse a vu l'ultraviolet et cette géométrie des Peintres de la Vérité qui leur fait introduire dans certaines oeuvres de véritables systèmes de coordonnées cartésiennes (figurées, par exemple, par des oiseaux ou par des mains dans les ta­bleaux que j'ai déjà cités de Van Eyck et de Vinci.)

Pourtant mon vagabondage ne se bornait pas aux toiles plus ou moins connues et consacrées. Je réservai pour ma méditation solitaire certaines évocations qu'il m'aurait été trop long de justifier. Par exemple ces innombrables mauvais (oh, très mauvais) tableaux qui ornent les salles à manger et les salons de quelques-uns de mes amis ou relations. J'y fais parfois de curieuses découvertes au cours des voyages d'exploration que j'y entreprends lorsque la conversation de­vient suffisamment générale pour que je puisse m'en abstraire à l'insu de mes hôtes. Ou encore telles affiches obsédantes dans mon souvenir, comme celle des opticiens Lissac, qui représente une jolie dame au souriant visage rongé d'une lèpre mécanique... (A notre première reprise de relations, dans le métro, je lui fis un petit clin d’œil complice.)

Vers cette époque, nous fûmes brutalement sé­parés, mon camarade et moi, par un changement d'équipes et je dus franchir seul l'étape suivante. Elle consiste en une sorte de jeu que je pratique depuis des années et dont je suis friand. Il s'agit d'établir entre deux ou plusieurs tableaux des communications, ou encore de greffer sur l'un des éléments prélevés sur un autre.

Par exemple, je projette d'excitantes baigneu­ses de Fragonard au beau milieu de l'Enterrement d'Ornans, et je laisse tous ces bonnes gens se débrouiller entre eux. Ou bien, j'attire dans une même pièce le Condottière d'Antonello de Mes­sine, et le buveur du Bon Bock, puis je m'en vais sur la pointe des pieds, je ferme à double tour et j'observe les réactions par une petite lucarne secrète (ainsi faisait tel docteur sadique avec ses victimes). Ou encore je transporte un paysan de Louis Le Nain au milieu du Couronnement de Marie de Médicis et j'étudie ses impressions. De telles confrontations sont généralement pleines d'enseignements. C'est ainsi que l'on s'aperçoit que, malgré d'indiscutables différences d'éduca­tion, La Goulue et La Famille Bellelli communient avec la même ferveur dans le culte de l'argent. Un Christ de Grünewald regarde avec un certain éton­nement un Christ de Reni, comme s'il s'agissait d'un autre que lui-même et, par contre, la Vierge de Botticelli (celle du Musée de Berlin) se re­trouve comme un miroir dans la Vénus marine, du même peintre.

Je ne procède pas toujours par contraste et je ne me contente pas, bien entendu, de faire des expériences sociales, quoique cet exercice soit bien intéressant et révélateur de quelques-unes des racines les plus profondes de la peinture. À l'occasion, je me repose dans des passages plus nuancés, par exemple en échangeant les petits pages qui sont l'un et l'autre à droite du Saint Ferdinand, du Gréco, et d'Alof de Vignacourt, du Caravage, ou en faisant égarer un chevreuil de Courbet dans un sous-bois de Théodore Rousseau. Les dialogues de natures mortes sont, eux aussi, captivants, mais d'une réalisation souvent diffi­cile. Il est aisé de dérober à Chardin sa petite pipe et de la dissimuler sous le coussin de la Dentellière de Vermeer. Par contre, il me semble quasi impossible de rien ajouter ou retrancher à certaines natures mortes de Cézanne. Je pense notamment à ces quelques pommes qui furent ex­posées jadis à l'Orangerie (dans la grande salle ovale, au fond, à gauche de la porte). Il règne autour de cette oeuvre une barrière de potentiel qui empêche d'y pénétrer pour y rien modifier. Si ce n'était pas une plaisanterie de parler de la « chose en soi », c'est là qu'il conviendrait de la chercher.

Ainsi passèrent pour moi les jours à Dora, au milieu des interminables appels dans la neige et du vent froid de l'hiver. Rompu maintenant à mon jeu, je n'avais plus guère besoin des toiles peintes par ces peintres pour créer mon univers de formes et de couleurs. Quelques semaines avant la Libération, j'avais récupéré suffisamment d'élasticité intérieure pour pouvoir me livrer de nouveau à l'un de mes anciens vices : la Peinture mentale.

Je suis en effet l'auteur d'un grand nombre de tableaux que j'ai dû me contenter d'imaginer faute d'être capable de les peindre. (Les fées, à ma naissance, me dotèrent d'une considérable mala­dresse manuelle.) Je me suis fait une spécialité de paysages enivrants et de visages effarants. Par contre, je ne réussis pas bien la nature morte, et j'aime mieux ne rien dire de mes essais de ta­bleaux de genre.

C'est surtout le soir que je me livre le plus volontiers à cette sorte d'exercice. Malheureusement, mes tableaux ne durent généralement pas plus de quelques minutes, quelquefois même quelques secondes. En termes de radio-activité, leurs « périodes » sont comprises entre celles du Thorium A (0,14 seconde) et du Radium C (3 mi­nutes). Tout se défait avec rapidité, comme les dessins de la pluie sur une vitre, et d'authentiques chefs-d’œuvre se mettent à couler comme des camemberts. Le plus souvent, découragé, je me désintéresse de ces créations trop liquides et je pense à autre chose. D'autres fois, je m'accroche, je m'efforce de les remanier et j'utilise les débris d'un tableau en pleine déliquescence pour en fa­briquer hâtivement un autre, qui ne durera d'ail­leurs pas plus longtemps.

Emporté par mon élan, il m'arrive parfois d'al­ler plus loin et de concevoir, dans mes instants les mieux aiguisés, des tableaux singuliers. Ce sont des oeuvres d'une espèce qui ne serait plus guère humaine et dont les sens et la technique corres­pondraient à ces domaines ensorcelés dans les­quels nous n'avons pu pénétrer jusqu'ici qu'au moyen de notre intelligence mathématicienne. Je rêve à des fresques qui comporteraient des pôles à l'infini, à d'autres dont les lignes seraient des fonctions sans dérivées, à d'autres encore, multivalentes, dont la complexité ne se pourrait débrouiller qu'au moyen de sortes de « Surfaces de Riemann », à mille sortilèges aussi peu sérieux...

Je n'ai parlé que de la peinture pour ne point encombrer cet article de souvenirs trop disparates.

J'ajouterai pourtant que ces exercices étaient souvent liés à une activité musicale et littéraire aussi intense. Où êtes-vous souvenirs de la Passa­caille de Bach jouée au cours d'une désinfection particulièrement redoutable, du Quintette pour clarinette de Mozart, dont les volutes argentées s'enlaçaient au thème infect de la dysenterie, du XIe Quatuor de Beethoven, grondant sa révolte au lendemain d'une série de pendaisons particulière­ment bien réussie, et de toutes ces angéliques visitations de poètes - Shelley, Rimbaud ou Eluard - qui se firent plus pressantes au moment de la grande faim ?


https://www.marxists.org/francais/lelio ... 0/dora.htm
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Belles feuilles : Connoly, une révolution à l'échelle...1914

Message par com_71 » 11 Avr 2015, 10:42

L'éclatement de la guerre sur le continent européen rend impossible cette semaine d'écrire pour Forward sur tout autre sujet. Je ne doute pas que pour la plupart de mes lecteurs l'Irlande a cessé d'être, pour parler familièrement, le centre du monde, et que leurs pensées se tournent avec gravité vers un examen de la position du mouvement socialiste européen face à cette crise.

À l'heure où j'écris, à la lumière des développements récents, de telles considérations risquent d'être très loin d'apporter des réflexions satisfaisantes au penseur socialiste. Car quelle est la position du mouvement socialiste en Europe aujourd'hui ? Résumons-la brièvement.

Pendant une génération au moins le mouvement socialiste de tous les pays impliqués maintenant a progressé par sauts et par bonds et, de façon plus satisfaisante encore, par une croissance et un développement lents et continus.

Le nombre de suffrages pour les candidats socialistes a augmenté à une vitesse phénoménale, le nombre d'élus dans toutes les assemblées législatives est devenu de plus en plus un facteur de perturbation pour les calculs gouvernementaux. Journaux, magazines, pamphlets et littérature de toute sorte enseignant les idées socialistes ont été et sont diffusés par millions dans les masses ; en Europe, chaque armée, chaque marine a vu une proportion sans cesse croissante de socialistes parmi ses soldats et marins et l'organisation industrielle de la classe ouvrière a perfectionné son emprise sur la machinerie économique de la société, et l'a rendue de plus en plus réceptive à la conception socialiste de ses devoirs. Dans le même temps, la haine du militarisme s'est répandue dans toutes les couches de la société, recrutant partout, et suscitant l'aversion contre la guerre même chez ceux qui dans d'autres domaines acceptaient l'ordre des choses capitaliste. Les associations antimilitaristes et les campagnes antimilitaristes des associations et partis socialistes, et les résolutions antimilitaristes des conférences internationales socialistes et syndicalistes sont devenues des faits quotidiens et ne sont plus des phénomènes dont on s'étonne. Tout le mouvement ouvrier est impliqué dans le mot d'ordre de guerre à la guerre, impliqué à la hauteur de sa force et de son influence.

Et maintenant, comme le proverbial tonnerre dans un ciel bleu, la guerre est sur nous, et la guerre entre les nations les plus importantes parce que les plus socialistes. Et nous sommes impuissants.

Et qu'advient-il de toutes nos résolutions ; de toutes nos promesses de fraternisation ; de tout le système soigneusement construit d'internationalisme ; de tous nos espoirs pour le futur ? N'étaient-ils tous que bruit et fureur, sans signification ? Quand un artilleur allemand, un socialiste servant dans l'armée allemande d'invasion, envoie un obus dans les rangs de l'armée française, explosant les têtes, déchirant les entrailles et broyant les membres de douzaines de camarades socialistes de cette armée, le fait qu'il ait, avant de partir au front, manifesté contre la guerre a-t-il quelque valeur pour les veuves et les orphelins faits par l'obus qu'il a envoyé lors de sa mission meurtrière ? Ou quand un fusilier français vide son fusil meurtrier dans les rangs de la ligne d'attaque allemande, sera-t-il capable de tirer quelque réconfort de la possibilité que ses balles tuent ou blessent des camarades qui se sont unis dans de tonitruantes ovations à l'éloquent Jaurès, quand celui-ci a plaidé à Berlin pour la solidarité internationale ? Quand un socialiste enrôlé dans l'armée de l'empereur d'Autriche enfonce une longue et cruelle baïonnette dans le ventre d'un conscrit socialiste de l'armée du tsar de Russie, et qu'il la tourne de telle sorte que quand il la retire il entraîne les entrailles, est-ce que cet acte terrible perd de sa monstrueuse cruauté du fait de leur commune adhésion à une propagande antiguerre du temps de la paix ? Quand le soldat socialiste originaire des provinces baltes de la Russie est envoyé en Pologne prussienne bombarder villes et villages jusqu'à ce qu'une traînée de sang et de feu couvre les foyers des Polonais sujets malgré eux de la Prusse, sera-t-il à son tour soulagé à la pensée que le tsar qu'il sert a envoyé d'autres soldats quelques années auparavant porter les mêmes dévastation et meurtre dans ses foyers près de la Baltique, alors qu'il contemple les cadavres de ceux qu'il a massacrés et les foyers qu'il a détruits ?

Mais pourquoi continuer ? N'est-il pas clair comme la vie que nulle insurrection de la classe ouvrière, nulle grève générale, nul soulèvement généralisé de la classe ouvrière européenne n'occasionnerait ou n'entraînerait un plus grand massacre de socialistes que ne le fera leur participation comme soldats aux campagnes des armées de leurs pays respectifs. Chaque obus qui explose au milieu d'un bataillon allemand tuera des socialistes ; chaque charge de cavalerie autrichienne laissera sur le sol les corps tordus d'agonie de socialistes serbes ou russes ; chaque navire russe, autrichien ou allemand envoyé par le fond ou explosé jusqu'au ciel signifie chagrin et deuil dans les foyers de camarades socialistes. Si ces hommes doivent mourir, ne vaudrait-il pas mieux qu'ils meurent dans leur pays en combattant pour la liberté de leur classe, et pour l'abolition de la guerre, que d'aller dans des pays étrangers mourir en massacrant et massacré par ses frères pour que puissent vivre des tyrans et des profiteurs ?

On détruit la civilisation sous vos yeux. Les résultats de la propagande, du travail patient et héroïque, du sacrifice de générations de la classe ouvrière sont annihilés par les gueules d'une centaine de canons ; des milliers de camarades avec lesquels nous avons vécu une fraternelle communion sont condamnés à mort ; eux dont l'espoir était de se consacrer à la construction en commun de la parfaite société du futur sont conduits à un massacre fratricide dans des désastres où cet espoir sera enterré sous une mer de sang.

Je n'écris pas dans un esprit de critique chicanière avec mes camarades du continent. Nous savons trop peu ce qui se passe sur le continent, et les événements ont évolué trop vite pour qu'aucun d'entre nous soit en position de critiquer quoi que ce soit. Mais, croyant comme je le fais que serait justifiée toute action qui mettrait un terme au crime colossal qui se perpétue, je me sens obligé d'exprimer l'espoir qu'avant longtemps nous lirons la nouvelle de la paralysie des transports sur le continent, même si cette paralysie nécessite l'érection de barricades socialistes, des actes de révolte de soldats et de marins comme il y en eut en Russie en 1905. Même l'échec d'une tentative de révolution socialiste par la force des armes, succédant à la paralysie de la vie économique du militarisme, serait moins désastreuse pour la cause du socialisme que le fait que des socialistes permettent qu'on les utilise pour le massacre de leurs frères de combat.

Une grande insurrection de la classe ouvrière au niveau du continent arrêterait la guerre ; une protestation universelle dans des meetings n'épargnerait pas à une seule vie un massacre sans raison.

Je ne fais pas la guerre au patriotisme ; je ne l'ai jamais fait. Mais contre le patriotisme du capitalisme - le patriotisme qui fait de l'intérêt de la classe capitaliste la pierre de touche du devoir et du droit - je place le patriotisme de la classe ouvrière, qui juge tout acte public selon ses effets sur le sort de ceux qui produisent. Ce qui est bon pour la classe ouvrière, je le considère comme patriotique, mais le parti ou le mouvement qui œuvre avec le plus de succès pour la conquête par la classe ouvrière du contrôle des destinées du pays dans lequel elle travaille, est la plus parfaite incarnation de ce patriotisme.

Pour moi, par conséquent, le socialiste d'un autre pays est un patriote ami, de même que le capitaliste de mon propre pays est un ennemi naturel. Je considère que chaque nation est propriétaire d'une certaine contribution à la richesse commune de la civilisation, et je considère la classe capitaliste comme l'ennemi logique et naturel de la culture nationale qui constitue cette contribution particulière.

Par conséquent, plus mon affection pour la tradition nationale, la littérature, le langage, les solidarités nationales est forte, plus je suis enraciné dans mon opposition à cette classe capitaliste, qui dans son goût sans âme pour le pouvoir et l'or, broierait les nations comme dans un mortier.

Raisonnant à partir de telles prémisses, cette guerre m'apparaît comme le crime le plus effrayant de tous les siècles. La classe ouvrière doit être sacrifiée pour qu'une petite clique de dirigeants et de fabricants d'armes puissent assouvir leur goût du pouvoir et leur avidité pour la richesse. Les nations doivent d'être effacées, le progrès arrêté, et les haines internationales érigées en divinités à vénérer.


https://www.marxists.org/francais/conno ... 081914.htm
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Belles feuilles : Larissa Reissner, Sviajsk (1920)

Message par com_71 » 13 Avr 2015, 01:17

Lorsque deux camarades qui ont travaillé ensemble en 1918, et combattu sous Kazan contre les Tchécoslovaques puis dans l’Oural ou à Samara et Tsaritsyne, se retrouvent après des années, cela ne manque jamais : l’un d’eux demande, après les premières questions, « Tu te souviens de Sviajsk ? ». Et ils se donnent une nouvelle poignée de main.

Sviajsk ? C’est aujourd’hui une légende, l’une de ces légendes révolutionnaires que personne n’a encore écrites mais que l’on se raconte déjà d’un bout à l’autre de l’immensité russe. Aucun ancien soldat de l’Armée rouge, aucun d’entre les fondateurs de l’Armée ouvrière et paysanne n’oublie Sviajsk lorsqu’il rentre chez lui une fois démobilisé et qu’il se remémore les trois années de la Guerre civile : Sviajsk, c’est le carrefour où se mit à déferler pour la première fois le flot de l’offensive révolutionnaire dans les quatre directions.
[...]
Les blancs se croyaient en présence de troupes fraîches, bien organisées, que même leur service de renseignement n’avait pas remarquées. Leurs soldats, épuisés par un raid de 48 heures, eurent tendance à surestimer la force de l’ennemi ; ils étaient loin de soupçonner que face à eux il n’y avait qu’une poignée de combattants rassemblés à la hâte, et que derrière ceux-ci il n’y avait que Trotsky et Slavine, assis après une nuit blanche devant une carte dans une salle enfumée du quartier général déserté, au centre de Sviajsk où il n’y avait plus âme qui vive et où les balles sifflaient dans les rues.

Cette nuit-là, comme les précédentes, le train de Léon Davidovitch était resté là comme toujours, sans sa locomotive. On ne dérangea pas un seul des détachements de la Cinquième Armée qui avançaient vers Kazan ou qui s’apprêtaient à la prendre d’assaut, on n’en préleva pas un seul du front pour couvrir Sviajsk qui était pratiquement sans défense. L’armée et la flotte ne furent informées de l’attaque nocturne qu’une fois que tout était fini et que les blancs étaient déjà en train de se retirer, convaincus d’avoir affaire à toute une division.

Le lendemain, 27 déserteurs qui avaient fui sur les bateaux au moment le plus critique furent jugés et fusillés. Il y avait parmi eux plusieurs communistes. On a beaucoup parlé plus tard de l’exécution de ces 27 déserteurs, notamment à l’arrière, bien sûr, où l’on ne savait pas à quel point la route de Moscou ne tenait qu’à un fil, et avec elle toute notre offensive contre Kazan entreprise avec nos derniers moyens et nos dernières forces.

Pour commencer, on disait partout dans l’armée que les communistes s’étaient montrés lâches, que la loi n’était pas faite pour eux, qu’ils pouvaient déserter impunément alors qu’on fusillait les simples soldats comme des chiens.

Sans l’extraordinaire courage de Trotsky, du commandant de l’armée et des membres du Conseil révolutionnaire de la Guerre, la réputation des communistes travaillant dans l’armée aurait été ruinée pour longtemps.

Quand une armée subit toutes les privations possibles pendant six semaines, quand elle se bat pratiquement à mains nues, sans même des bandages, aucun beau discours ne peut faire croire que la lâcheté n’est pas de la lâcheté et que la culpabilité peut avoir des « circonstances atténuantes ».

On dit que parmi ceux qui furent fusillés il y avait beaucoup de bons communistes, certains même dont la faute était rachetée par les services qu’ils avaient déjà rendus à la révolution, par des années de prison et d’exil. C’est parfaitement vrai. Personne ne prétend qu’ils périrent au nom des préceptes du vieux code militaire qui dit qu’il faut « faire un exemple » quand au milieu des roulements de tambour on fait « œil pour œil, dent pour dent ». Bien sûr que Sviajsk était une tragédie.

Mais tous ceux qui ont vécu la vie de l’Armée rouge, qui sont nés et sont devenus forts avec elle dans les batailles de Kazan, témoigneront que l’esprit d’airain de cette armée n’aurait jamais pu se forger, que la fusion entre le parti et la masse des soldats, entre la base et le sommet du commandement, rien de tout cela n’aurait pu se faire si, à la veille de l’assaut sur Kazan où des centaines de soldats allaient perdre la vie, le parti n’avait pas montré clairement aux yeux de tous qu’il était prêt à offrir à la Révolution ce grand sacrifice sanglant ; et que pour le parti aussi les lois sévères de la discipline entre camarades s’appliquent, que le parti a le courage d’appliquer sans faiblir les lois de la République soviétique à ses propres militants aussi.

Il y eut 27 fusillés, et cela combla la brèche que les blancs avaient réussi à ouvrir dans la cohésion et la confiance en elle-même de la Cinquième Armée. Cette salve, qui punissait des communistes, des commandants et de simples soldats pour leur lâcheté et leur comportement déshonorant sur le champ de bataille, força la partie la moins consciente de la masse des soldats, les plus enclins à déserter (car il y en avait bien sûr), à se ressaisir et à se ranger avec ceux qui allaient consciemment et sans la moindre contrainte au combat.

C’est à ce moment précis que se décida le sort de Kazan, et non seulement cela mais le sort de toute l’intervention blanche. L’Armée rouge reprit confiance, elle se régénéra et se renforça pendant les longues semaines de défense et d’attaque.

C’est dans une situation de danger constant et de grandes épreuves morales qu’elle élabora ses lois, sa discipline, ses nouveaux statuts héroïques. Pour la première fois s’évanouit la panique face à la technique plus moderne de l’ennemi. On apprit comment avancer sous les tirs d’artillerie ; et, sans qu’on le recherche, par simple instinct de conservation, on inventa de nouvelles méthodes militaires, ces méthodes de combat spécifiques, les méthodes de la Guerre civile, que l’on étudie déjà dans les écoles supérieures de guerre. C’est très important qu’il y ait eu un homme justement comme Trotsky à Sviajsk à ce moment-là.

Le rôle de Trotsky

Quel que soit son titre ou son nom, il est clair que l’organisateur de l’Armée rouge, le futur Président du Conseil militaire révolutionnaire de la République, se devait d’avoir été à Sviajsk et d’avoir vécu toute l’expérience pratique de ces semaines de combat ; il dut mobiliser toutes les ressources de sa volonté et de son génie organisationnel pour défendre Sviajsk, pour défendre l’organisme de l’armée écrasé sous le feu des blancs.

De plus, il y a dans la guerre révolutionnaire encore une autre force, un autre facteur sans lequel on ne peut remporter la victoire : c’est le puissant romantisme de la Révolution, grâce auquel on peut, tout frais revenu des barricades, se mouler dans les formes rigoureuses de l’appareil militaire, sans perdre le pas rapide et léger qu’on a acquis dans les manifestations politiques, ni l’esprit indépendant et la souplesse qu’on a pu acquérir au cours des longues années de travail du parti dans la clandestinité.

Pour l’emporter en 1918 il fallait prendre tout le feu de la révolution, toute sa chaleur incandescente et l’atteler au modèle séculaire, vulgaire, repoussant, de l’armée.

Jusqu’à présent l’histoire a toujours résolu ce problème avec des effets théâtraux imposants mais éculés. Elle faisait monter sur scène un personnage en « tricorne et uniforme de campagne gris », et celui-ci, ou quelque autre général sur un cheval blanc, créait des républiques, des drapeaux, des slogans avec le sang et la moelle révolutionnaires.

La Révolution russe a suivi sa propre voie, en matière d’édification militaire comme en tant d’autres. L’insurrection et la guerre se sont fondues l’une dans l’autre, l’Armée et le Parti se sont développés ensemble, inextricablement entremêlés. L’unité de leurs objectifs mutuels était consignée sur les drapeaux des régiments avec toutes les formules les plus tranchantes de la lutte des classes. A Sviajsk tout cela était encore flou, c’était seulement dans l’air, cherchant son expression.

Il fallait que l’Armée ouvrière et paysanne trouvât son expression d’une façon ou d’une autre ; elle devait prendre sa forme extérieure, produire ses formules à elle, mais comment ? Personne ne le savait encore très bien. On ne disposait bien sûr à l’époque d’aucun précepte, d’aucun programme systématique indiquant comment cet organisme titanesque devait grandir et se développer.

Il y avait seulement un pressentiment créateur dans le parti et dans les masses : une prémonition de cette organisation révolutionnaire militaire qu’on n’avait jamais vue auparavant et dont chaque jour de combat soufflait une nouvelle caractéristique.

Ce fut là le grand mérite de Trotsky : il attrapait au vol le moindre geste des masses qui portât déjà en lui-même la marque de cette formule organisationnelle singulière tant recherchée.

Il triait et mettait en place toutes les menues formules pratiques grâce auxquelles Sviajsk assiégée simplifiait, hâtait ou organisait son travail de combat. Et cela pas seulement dans un sens technique étroit. Non. Toute nouvelle collaboration réussie entre un spécialiste et un commissaire, entre celui qui commande et celui qui exécute l’ordre et en porte la responsabilité, toute nouvelle collaboration était immédiatement transformée en ordre, circulaire ou règlement, une fois qu’elle avait subi le test de l’expérience et qu’elle avait été clairement formulée. De cette manière l’expérience révolutionnaire ne fut pas perdue, oubliée ou déformée.

La norme obligatoire pour tous n’était pas la médiocrité mais au contraire ce qu’il y avait de mieux, les idées de génie venues des masses elles-mêmes dans les moments de lutte les plus enflammés et les plus créatifs. Dans les petites choses comme dans les grandes, que ce fût des questions complexes comme la division du travail entre les membres du Conseil révolutionnaire de la Guerre ou un geste rapide, vif, amical échangé lorsque se saluaient un commandant rouge et un soldat, chacun occupé et pressé d’aller quelque part, tout cela, il fallait le tirer de la vie, l’assimiler et le rendre aux masses sous forme de norme universelle. Et quand les choses n’avançaient pas, que cela coinçait ou allait mal, il fallait comprendre pourquoi cela n’allait pas, il fallait aider, tirer comme la sage-femme tire le nouveau-né lors d’un accouchement difficile.

On peut s’exprimer avec la plus grande clarté, donner à une nouvelle armée une forme plastique impeccable et rationnelle, et malgré tout stériliser son esprit, le laisser s’évaporer sans pouvoir le garder vivant dans le dédale des formules juridiques. Pour éviter ce piège il faut être un grand révolutionnaire. Il faut posséder l’intuition d’un créateur et avoir en soi un puissant émetteur radio sans lequel on ne peut aller au contact des masses.

En dernière analyse, c’est précisément cet instinct révolutionnaire qui est le tribunal suprême ; c’est lui qui purifie sa nouvelle justice créatrice de toutes les tendances arriérées et contre-révolutionnaires cachées. Il attaque violemment la justice formelle trompeuse au nom de la justice prolétarienne supérieure, qui ne permet pas que ses lois souples s’ossifient et perdent tout rapport avec la vie, qu’elles soient un poids superflu, mesquin, irritant sur les épaules des soldats de l’Armée rouge.

Trotsky avait justement ce sens intuitif.

Jamais il ne permettait au soldat, au chef militaire, au commandant qu’il y avait en lui de supplanter le révolutionnaire. Et quand de sa voix métallique surhumaine il confrontait un déserteur, il était terrifiant, un grand rebelle qui pouvait écraser et tuer quiconque pour sa lâcheté, sa trahison, non pas d’un point de vue militaire mais du point de vue de la cause révolutionnaire mondiale.

Trotsky n’aurait pas pu faire preuve de lâcheté. Le mépris de cette armée extraordinaire l’aurait écrasé ; elle n’aurait pu pardonner à un faible d’avoir versé le sang de 27 de ses frères lors de sa première victoire.

Quelques jours avant l’occupation de Kazan par nos troupes, Léon Davidovitch avait dû quitter Sviajsk ; il avait été rappelé à Moscou à la nouvelle de la tentative d’assassinat contre Lénine. Mais ni le raid de Savinkov contre Sviajsk, organisé avec un remarquable savoir-faire par les socialistes-révolutionnaires, ni, presque au même moment, la tentative d’assassinat de ce même parti contre Lénine, ne pouvaient plus arrêter l’Armée rouge. La vague finale de l’offensive engloutit Kazan.

Les troupes embarquèrent tard dans la nuit du 9 septembre et au petit matin, vers 5 heures et demie, les lourds transporteurs de troupes à plusieurs ponts, escortés par des torpilleurs, approchèrent des quais de Kazan. C’était étrange de naviguer dans la pénombre à la lueur de la lune, de passer devant le moulin au toit vert, à moitié détruit, derrière lequel on avait repéré une batterie blanche ; puis devant le « Dauphin » à moitié calciné, pillé, échoué sur le rivage désert ; et devant tous les méandres, langues de terre, anses et bancs de sable familiers où du matin au soir la mort avait rôdé pendant de si longues semaines, où s’étaient élevées les volutes de fumée, où avaient jailli les gerbes dorées des tirs d’artillerie.

Nous naviguions tous feux éteints, dans un silence absolu, sur la Volga qui coulait, noire, froide et lisse. Derrière nous, une légère écume vibre sur le morne sillage, lavé par des vagues, oubliant tout, coulant avec indifférence vers la mer Caspienne. Et pourtant l’endroit où glissait maintenant silencieusement l’énorme bateau était hier encore un maelström déchiré et labouré par l’explosion incessante des obus. Ici, un oiseau nocturne a effleuré il y a un instant de son aile l’eau d’où montait une légère volute de brume dans l’air froid, alors qu’hier encore jaillissaient tant de fontaines blanches d’écume ; hier les ordres tonnaient sans arrêt ; les torpilleurs effilés traçaient leur chemin dans la fumée, les flammes et une pluie d’éclats d’acier, la coque tremblant sous l’impatience comprimée des moteurs et le recul des batteries doubles de canon qui tiraient un coup à la minute, émettant un son semblable à un hoquet d’acier.

On tirait, on se dispersait sous une grêle d’obus cliquetants, on épongeait le sang sur les ponts… Et maintenant tout est silence ; la Volga coule comme elle coulait il y a mille ans, comme elle coulera encore pendant des siècles.

Nous atteignîmes les quais sans tirer un seul coup de feu. Les premières lueurs de l’aube éclairaient le ciel. Dans la pénombre grise et rose commençaient à émerger de noirs fantômes bossus et calcinés. Grues, poutres de bâtiments incendiés, poteaux télégraphiques renversés, tout cela semblait avoir enduré une tristesse sans borne, perdu toute sensibilité, comme un arbre aux branches difformes et dénudées. Un royaume de la mort lavé par les roses glacées de l’aube nordique.

Et les canons abandonnés, la gueule vers le haut, ressemblaient dans la pénombre à des figures abattues, pétrifiées dans leur désespoir muet, la tête relevée par des mains froides et humides de rosée.

Brouillard. On commence à trembler de froid et de tension nerveuse ; l’air est imbibé de l’odeur de cambouis et de cordages enduits de résine. Le col bleu de l’artilleur tourne avec le mouvement du corps, regardant avec surprise la rive déserte et silencieuse reposant dans un silence de mort.

C’est cela la victoire.

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