Un article de Libé... de 2014

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Message par com_71 » 08 Jan 2017, 22:06

URSS La Grande Terreur à visages découverts
Par Veronika Dorman, correspondante à Moscou — 7 novembre 2014 à 18:46
Le centre Sakharov de Moscou expose le travail de mémoire du photographe polonais Tomasz Kizny sur les victimes des grandes purges staliniennes. Une galerie de portraits expressifs et saisissants présentés pour la première fois dans un pays pourtant peu enclin au mea-culpa.

URSS La Grande Terreur à visages découverts

Alexeï Jeltikov, serrurier des ateliers du métro moscovite, ouvre de grands yeux remplis d’incrédulité et d’inquiétude. Accusé de participer à un groupe contre-révolutionnaire, il a été exécuté le 1er novembre 1937. C’est le premier portrait que l’on voit en pénétrant dans l’exposition «La Grande Terreur, 1937-1938», qui s’est ouverte le 30 octobre au musée du centre Sakharov, à Moscou. C’est aussi celui qui a été choisi par le photographe polonais Tomasz Kizny pour représenter son travail de recherche : une galerie de 80 portraits, un infime échantillon des centaines de milliers d’hommes et de femmes exterminés en 1937 et 1938 en URSS, pendant les grandes purges staliniennes, tels qu’ils ont été capturés par les photographes du NKVD (police politique soviétique).
«Pour savoir, il faut s’imaginer»

Ces clichés, tirés des dossiers d’instruction, ont été pris quelques jours à peine avant l’exécution. Tout en les condamnant à l’annihilation et à l’oubli, l’appareil répressif prenait soin d’immortaliser ses victimes dans les fichiers de police. «Pour savoir, il faut s’imaginer», telle est la devise de Kizny. Il l’a placée aussi en exergue de son monumental album photo, à l’origine de l’exposition (1). «L’image est un facteur essentiel pour éveiller, faire prendre conscience. Bien sûr, les textes historiques expliquant les mécanismes de la Terreur sont très importants, mais si nous voulons toucher le grand public, la mémoire collective, alors il faut faire appel à l’imagination», explique le photographe.

Pour collecter ces matériaux, Kizny a accompli un laborieux travail d’historien. Dès le début des années 90, il commence à rassembler toutes les traces photographiques possibles de ces seize mois terribles, d’août 1937 à novembre 1938, durant lesquels plus de 750 000 personnes ont été exécutées, après avoir été condamnées à mort par des tribunaux d’exception à l’issue d’un jugement aussi expéditif que parodique, à travers toute l’Union soviétique.

La Grande Terreur, ce ne sont pas seulement les très médiatisés «procès de Moscou» contre la vieille garde bolchevique, les procès publics par centaines de dirigeants communistes locaux, ou encore les purges des élites politiques, économiques et militaires. C’est aussi, et surtout, une campagne d’extermination menée contre la société tout entière. «Les opérations secrètes de masse, écrit l’historien Nicolas Werth, avaient pour objectif d’éradiquer définitivement les éléments considérés comme étrangers ou nuisibles dans un projet d’homogénéisation et de purification de la société socialiste.» Ces opérations étaient décidées et planifiées au plus haut niveau, par Staline et son Politburo.
«Dix ans de camp sans droit de correspondance»

«Depuis des années, je suis hanté par l’idée de dresser ce portrait collectif de la société durant la Terreur», raconte Kizny. Le cœur serré, il a dû sélectionner quelques dizaines de portraits parmi les 1 200 de sa collection, pour respecter l’équilibre des origines sociales, âges et sexes. Roman Semachkine, 37 ans, artiste peintre, arrêté le 1er novembre 1937, accusé de «propagande fasciste contre-révolutionnaire», exécuté le 22 décembre 1937. Naftaly Iosselovitch, 51 ans, juif, chef d’atelier d’une usine de plastique, arrêté le 1er octobre 1937, accusé «d’intense activité contre-révolutionnaire», exécuté le 17 novembre 1937. Elizaveta Voïnova, 32 ans, femme au foyer, arrêtée le 23 septembre 1937, accusée d’avoir «mis son logement à disposition d’un employé de l’ambassade du Japon et d’avoir exprimé des sentiments défaitistes», exécutée le 13 novembre 1937. Maria Volnoukhina, 61 ans, retraitée, arrêtée le 2 octobre 1937, accusée de «participation à un groupe contre-révolutionnaire et propagande antisoviétique», exécutée le 21 octobre 1937.

On entre au musée Sakharov comme dans un cénotaphe. Sur la brique à nu, les photos d’identité carcérales, uniformisées au tirage par Kizny pour ne pas distraire par leur irrégularité, s’alignent en une kyrielle d’expressifs portraits en noir et blanc - masques mortuaires façonnés du vivant de leurs modèles. Traits tirés, regards empreints de désespoir, d’abattement, de mépris ou de colère… Ces femmes et ces hommes savent qu’ils vont à l’échafaud. «Les photos des victimes sont le document photographique le plus puissant, le plus impressionnant du stalinisme. Nous pouvons regarder ces gens dans les yeux, au moment où ils étaient confrontés à la question existentielle de la terreur», explique Kizny, un frémissement dans la voix.

L’une des caractéristiques de la Grande Terreur est l’opacité qui l’a entourée. Quand les gens étaient emmenés au milieu de la nuit, leur trace se perdait. L’instruction, la condamnation et l’exécution se faisaient dans le plus grand secret. «Dix ans de camp sans droit de correspondance» était la formule de service, seule information que les proches parvenaient à soutirer aux autorités. Les réprimés étaient ainsi privés du droit d’être commémorés, leurs proches de la possibilité de faire leur deuil.

Pour compléter sa galerie de portraits, Kizny est parti à la rencontre des enfants de victimes, présents au moment de l’arrestation. Ils racontent la douleur d’avoir vécu durant des décennies sans savoir quand et où leurs parents avaient péri, quelle était leur sépulture. Quatre de ces témoignages, filmés, passent en boucle au cœur de l’exposition.
Une centaine de charniers

En restituant les visages des victimes, Kizny a également voulu rétablir, en images, la géographie de la Terreur. Les lieux d’inhumation des exécutés étaient tenus secrets, et même l’ouverture des archives du NKVD n’a presque pas livré d’informations. Grâce au travail acharné des proches, des ONG, de l’Eglise, une centaine de charniers ont été découverts à travers toute l’ex-URSS. Certains, comme le polygone de Boutovo, au sud de Moscou, sont devenus des lieux de mémoire et de pèlerinage. Mais la plupart ne sont même pas marqués d’un panneau. Kizny a filmé et photographié ces coins de forêts, marécages et bords d’autoroute muets. «Les paysages souvent ne disent rien, car il ne reste plus de traces, explique le photographe. Sauf un silence, qui n’est pas d’ordre acoustique mais spirituel, si tu sais ce qui s’est passé là. C’est ce silence inexprimable que je voulais capturer et représenter.»

Alors que Tomasz Kizny est à l’œuvre depuis près d’un quart de siècle sur le thème des répressions en URSS, c’est la première fois que son travail est présenté en Russie. «Etre ici, à Moscou, donne du sens à ce que je fais, se réjouit-il. Mon objectif n’est pas tant de collecter des archives que de montrer que la prise de conscience du passé agit sur le présent et l’avenir.»

Mais le présent inquiète et l’avenir effraie. Plus de vingt ans après la chute du régime communiste, la société russe ne parvient toujours pas à se mobiliser pour repenser son histoire en profondeur et de façon critique. Le discours officiel, tout à l’autocélébration, semble éloigner définitivement la possibilité d’un repentir collectif. Les crimes du régime sont évincés par la sublimation des épisodes nourrissant l’orgueil national, principalement la Seconde Guerre. L’image de Staline, le vainqueur du nazisme, le grand modernisateur, le «bon manager», est revue à la hausse ; la dimension substantiellement répressive et criminelle de son régime est, elle, minorée. «Le travail de mémoire sur les crimes du passé dérange la nouvelle conception historique nationale, qui est triomphaliste, analyse Arseny Roginsky, président de l’ONG Memorial. La Russie se raconte aujourd’hui une histoire faite de victoires et de succès et veut éduquer la jeunesse dans la fierté et non pas le mea-culpa.» Pire, la terreur d’Etat n’est pas un phénomène historique contre lequel la société russe aurait été vaccinée à jamais.
«Une certaine idée de l’histoire nationale»

Selon une étude publiée en octobre par la fondation Opinion publique (FOM), 48% des Russes envisagent que des répressions de masse semblables à celles des années 30 puissent se répéter de leur vivant. Et 14% sont persuadés que la possibilité en est même très grande. Le sociologue Grigori Kertman (FOM) y voit un signe de lucidité populaire : «Les gens savent que tout peut arriver en Russie. Ils ont une certaine idée de l’histoire nationale et ne se font pas tellement d’illusions sur la nature du pouvoir actuel.» Dans le même temps, la violence d’Etat n’est pas forcément perçue comme une mauvaise chose. Beaucoup de Russes sont convaincus que le pouvoir doit être impitoyable avec ses «ennemis».

Ironie du sort, parmi ceux que l’Etat russe considère comme ses ennemis figurent les défenseurs de la mémoire des répressions de masse. Toujours selon les observations de Kertman, par rapport à 2012, deux fois plus de Russes trouvent que les médias consacrent beaucoup trop de temps aux répressions politiques (16% contre 33%). Dans la conscience collective, l’image des «libéraux» qui, entre autres thèmes, militent pour une institutionnalisation de la mémoire des crimes du stalinisme, s’est dégradée. Sous l’impulsion d’une propagande peu subtile diffusée par les médias d’Etat, ils sont assimilés aujourd’hui à une «cinquième colonne», ces ennemis de l’intérieur qui sapent l’envol patriotique et impérialiste de la Russie.

(1) «La Grande Terreur en URSS, 1937-1938», de Tomasz Kizny et Dominique Roynette, Editions Noir sur Blanc (2013), 412 pp., 40 €.
Veronika Dorman correspondante à Moscou

La Grande Terreur 1937-1938 de Tomasz Kizny Jusqu’au 30 nov. au centre Sakharov, à Moscou, en collaboration avec l’Institut culturel polonais de Moscou et la fondation Picture Doc.
L’intérêt ne pense pas, il calcule. Les motifs sont ses chiffres. K. Marx, « Débats sur la loi relative au vol de bois » 1842.
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