Camus et le FLN, hier et aujourd'hui...

Marxisme et mouvement ouvrier.

A. Camus

Message par com_71 » 17 Sep 2019, 00:43

Sur un site consacré à l'actualité de l'Algérie, cet article, moins d'actualité :

Albert Camus, le danseur de corde

le 15 septembre 2019, Par Ahmed Halfaoui

Dans une chronique publiée dans L’Express le vendredi 28 octobre 1955, Albert Camus livre, dans un exercice alambiqué, son regard sur la lutte de libération des Algériens. Il le fait en se démarquant nettement de ceux qui, parmi ses compatriotes français, ont pris fait et cause pour cette lutte. Tout au long du texte, l’auteur roule et déroule un argumentaire qui, on le sent, lui semble difficile à faire admettre. Il se met dans un centre dont il tente, seul, de définir une circonférence.

Albert Camus ignore délibérément toutes les données de la tragédie algérienne et s’accroche à l’espoir de tout arrêter avec un retour de tous à une notion de justice dont il se garde de livrer le contenu. Son célèbre dilemme, entre sa mère et la justice, est éblouissant dans le texte. On se rend compte qu’entre une justice sans réalité et une mère réelle et présente, il ne pouvait pas ne pas choisir la mère.

Il commence ainsi : «Avant d’en venir, sinon aux solutions du problème algérien, du moins à la méthode qui les rendait possibles, il me reste à m’adresser aux militants arabes (comprendre le FLN). A eux aussi, je demanderai de ne rien simplifier et de ne pas rendre impossible l’avenir algérien. Je sais que, du bord où je suis, ces militants ont l’habitude d’entendre des discours plus encourageants.»

L’avertissement nous prépare à ne pas attendre de lui ce qui devrait être attendu d’une personnalité vécue, plus que de nombreuses autres, comme une alliée naturelle. Il ne va pas rejoindre le combat parce qu’il a d’autres solutions et une méthode au «problème», dont il n’ose pas dire le nom. Il nous explique pourquoi il ne va pas être encourageant : «Si j’étais d’ailleurs un combattant arabe et que des Français vinssent m’assurer de leur appui inconditionnel, il va sans dire que j’accueillerais avec empressement ce renfort. Mais Français de naissance et, depuis 1940, par choix délibéré, je le resterai jusqu’à ce qu’on veuille bien cesser d’être allemand ou russe: je vais donc parler selon ce que je suis.»

Il veut rester Français, tout simplement. Il ne dit pas que ceux qui soutiennent les «militants arabes» ne sont pas Français, mais pour lui, seul, cela aurait la conséquence de perdre la France.

Son «seul espoir est que les militants arabes qui [le] liront voudront réfléchir au moins aux arguments d’un homme qui, depuis vingt ans, et bien avant que leur cause soit découverte par Paris, a défendu sur la terre algérienne, dans une quasi-solitude, leur droit à la justice.» Ici, il se dédouane par la primauté de l’intérêt pour la cause algérienne et minore ceux qui l’ont rejointe plus tard.

Il cherche, ensuite et ouvertement, à isoler les réseaux de militants anticolonialistes en les discréditant aux yeux des indépendantistes : «Qu’ils fassent d’abord, et soigneusement, la différence entre ceux qui soutiennent la cause algérienne, parce qu’ils souhaitent, là comme ailleurs, la démission de leur propre pays, et ceux qui demandent réparation pour le peuple algérien parce qu’ils veulent que la France soit grande aussi de sa justice. L’amitié des premiers, je dirai seulement qu’elle a prouvé déjà son inconstance.» La liberté des Algériens passe par la promotion de la France à travers sa «justice», Camus veut en convaincre les militants du FLN, comme si ces derniers pouvaient se soucier de ce que la France coloniale pouvait subir. Il faudrait être un grand naïf pour admettre que l’auteur n’en est pas un.

Ayant réglé leur compte aux tenants français de l’indépendance, il veut se placer. Il se dit faire partie des seconds « … qui sont et ont été plus sûrs, il faut seulement qu’on ne stérilise pas leur difficile effort par des flots de sang ou par une intransigeance aveugle». Il faut donc cesser de se battre et attendre que Camus fasse appliquer sa notion de justice. Il précise quand même un peu :

«Les massacres de civils doivent être d’abord condamnés par le mouvement arabe de la même manière que nous, Français libéraux, condamnons ceux de la répression. Ou, sinon, les notions, relatives d’innocence et de culpabilité qui éclairent notre action disparaîtraient dans la confusion du crime généralisé, dont la logique est la guerre totale.» La menace est claire, nous ne savons pas si Camus avait cette intention, mais il veut faire peur en brandissant la «guerre totale» à la face des nationalistes. L’offensive de l’ALN dans le constantinois est invoquée pour appuyer ses assertions : «Déjà, depuis le 20 août, il n’y a plus d’innocents en Algérie, sauf ceux, d’où qu’ils viennent, qui meurent. En dehors d’eux, il n’y a que des culpabilités dont la différence est que l’une est très ancienne, l’autre toute récente». Tous coupables, sans nuances, sauf l’ancienneté. Colonisateurs et colonisés dans la même violence et la même injustice. C’est une loi de l’histoire, dit-il :

«Telle est, sans doute, la loi de l’histoire. Quand l’opprimé prend les armes au nom de la justice, il fait un pas sur la terre de l’injustice.» D’après lui, devant cette attitude de l’opprimé, la loi de l’esprit en dicte une autre : «Mais il peut avancer plus ou moins et, si telle est la loi de l’histoire, c’est en tout cas la loi de l’esprit que, sans cesser de réclamer justice pour l’opprimé, il ne puisse l’approuver dans son injustice, au-delà de certaines limites. Les massacres des civils, outre qu’ils relancent les forces d’oppression, dépassent justement ces limites et il est urgent que tous le reconnaissent clairement». Les conséquences de la guerre d’indépendance sont résumées aux victimes françaises et il a «une proposition à faire, qui concerne l’avenir» et dont il parlera bientôt.

Camus projette, alors, sa vision de l’«avenir arabe», tout «respectable» qu’il le considère. Il le pense « …commandé par l’accession rapide des peuples musulmans à des conditions de vie modernes… » et compromis «par un mouvement plus aveugle qui, sans souci des besoins matériels immenses de masses tous les jours multipliées, rêve d’un panislamisme qui se conçoit mieux dans les imaginations du Caire que devant les réalités de l’histoire». Parce que « …ce n’est pas par l’Orient que l’Orient se sauvera physiquement, mais par l’Occident, qui, lui-même, trouvera alors nourriture dans la civilisation de l’Orient.» Bourguiba en serait l’exemple à suivre. «Les Français (lui en l’occurrence)…ne peuvent en tout cas soutenir l’aile, extrémiste dans ses actions, rétrograde dans la doctrine, du mouvement arabe.» «Ils (Camus) se prononcent pour la personnalité arabe en Algérie, non pour la personnalité égyptienne. Et ils (Camus) ne se feront pas les défenseurs de Nasser sur fond de tanks Staline ni de Franco prophète de l’Islam et du dollar. En bref, ils ne peuvent être les fossoyeurs de leurs convictions et de leur pays.» Alors, viendra la reconnaissance de «la personnalité arabe» par «la personnalité française». Cette reconnaissance a une condition «il faut pour cela que la France existe».

La chute de la chronique camusienne peut survenir. Il s’est expliqué et peut oser cette phrase : « … nous, qui demandons aujourd’hui la reconnaissance de cette personnalité arabe, restons en même temps les défenseurs de la vraie personnalité française, celle d’un peuple qui, dans sa majorité, et seul parmi les grandes nations du monde, a le courage de reconnaître les raisons de l’adversaire qui présentement le combat à mort. Un tel pays, qu’il est alors révoltant d’appeler raciste à cause des exploits d’une minorité, offre aujourd’hui, malgré ses erreurs, payées au demeurant de trop d’humiliations, la meilleure chance d’avenir au peuple arabe».

Toute la détresse du militant de « gauche » , pied-noir dans l’âme, s’étale. Il n’aura convaincu personne. L’exclusion des Algériens dans ses livres est le symptôme de la déchirure qu’il vit, entre son vécu et une réalité sociale qu’il voudrait plus tranquille, au prix de l’acceptation de la ségrégation colonialiste. Surtout qu’il s’agit, pour lui, de justifier son attitude qui ne ressemble ni à celle de ceux qui se battent ni à celle de ceux qui les soutiennent ni à celle des colonialistes (qu’il n’évoque, étrangement, pas dans sa problématique).

Bien avant lui, des communistes pieds-noirs ont refusé, contre les orientations léninistes, l’indépendance, soit ouvertement en brandissant la peur d’un gouvernement arabe, soit en proposant l’émancipation dans une France socialiste, soit en demandant de différer l’objectif en arguant que l’Algérie était encore une «nation en formation».

Par Ahmed Halfaoui


https://www.dzvid.com/2019/09/15/albert ... -de-corde/
L’intérêt ne pense pas, il calcule. Les motifs sont ses chiffres. K. Marx, « Débats sur la loi relative au vol de bois » 1842.
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Re: A. Camus

Message par Plestin » 17 Sep 2019, 04:22

Albert Camus a écrit :

(...) ni de Franco prophète de l’Islam et du dollar


A quoi faisait-il référence ?
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Re: A. Camus

Message par artza » 17 Sep 2019, 10:40

Et oui, Franco était tout ce qu'on voudra, mais pas islamophobe.

Il appréciait bien trop ses cruels cavaliers "maures" (los mauros) dont les mineurs asturiens puis les paysans andalous et les ouvriers de Séville et Malaga apprécièrent les compétences.

Pendant la guerre d'Algérie le gouvernement franquiste qui n'appréciait pas la république française (sans dieu et maçonnique) facilitait bien la tâche au FLN à partir du Rif alors espagnol.
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Re: A. Camus

Message par artza » 17 Sep 2019, 10:59

C'est un article d'un journaliste en 2019!

A l'époque le FLN voyait les choses autrement.

Le 22 janvier 1956, après la publication de son article dans l'Express donc, les libéraux d'Alger (Chevalier etc...) invitaient Camus à une conférence pour une trêve civile avec la bénédiction du FLN qui fournit le SO car les menaces des "ultras" étaient à prendre au sérieux et surtout le FLN était très intéressé à l'ouverture de négo. avec le gouvernement français.
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Re: A. Camus

Message par pouchtaxi » 17 Sep 2019, 14:14

Plestin a écrit :Albert Camus a écrit :

(...) ni de Franco prophète de l’Islam et du dollar


A quoi faisait-il référence ?
La référence est plus lourde qu’il n’y paraît. Il faudrait résumer l’histoire de l’Espagne depuis les guerres carlistes jusqu’au soulèvement franquiste.

Je serai donc affreusement schématique.

Pendant la guerre civile, plus de 60 000 marocains combattirent dans les rangs franquistes, « los moros ».

Parmi eux, il y avait des membres des troupes coloniales espagnoles au Maroc (Los regulares) et des marocains recrutés tout au long du conflit. Les militaires espagnols les appâtaient avec une petite quantité de vivres remises aux familles, la plupart d’entre eux venaient évidement de milieux très pauvres.

Il faut se rappeler que l’insurrection franquiste fut préparée depuis le Maroc colonisé. Il y eut donc aussi un certain travail idéologique destiné à convaincre de la nécessité pour un marocain, d’aller se faire tuer en Espagne pour combattre le communisme ennemi de Dieu. Une fraction de l’appareil militaro-politique franquiste mis en avant un lien historique profond entre l’Espagne éternelle, c’est-à-dire conservatrice, et l’Afrique, notamment l’Afrique du nord avec un glissement métonymique vers l’Islam.

Toute cette mythologie n’empêcha évidemment pas le fait brutal que ces soldats furent purement et simplement de la chair à canon que l’on renvoya après usage sans les indemnités et pensions auxquelles eurent droit les soldats de nationalité espagnole, comme dans bien d’autres armées colonisatrices…..

La carrière de Franco est paradigmatique de ce mythe hispano-africain, il est élevé très tôt au grade de général pour avoir efficacement réprimé des insurrections au Maroc. Il affecte, comme de nombreux colonisateurs, une relation privilégiée avec les colonisés. Cela peut sembler paradoxal mais c’est ainsi. L’oppresseur a toujours besoin de « justifier » sa domination. Franco finança le pèlerinage à la Mecque en pleine guerre civile de plusieurs centaines de marocains. Il garda jusqu’en 1956, une garde personnelle marocaine la « Guardia mora ». Pour de nombreux militaires espagnols, l’Afrique était un terrain où l’on pouvait gagner gloire et honneur, notamment sous la forme pratique d’une ascension plus rapide dans la hiérarchie des grades.

Tout cela ne tombe pas de rien.

Depuis les guerres carlistes il est classique chez certains historiens et hommes politiques espagnols d’opposer deux Espagne, l’une est traditionaliste, conservatrice, catholique et ennemie du progrès lequel est accusé de désagréger les valeurs morales, l’autre est moderniste, influencée par les Lumières et adepte du progrès.

La seconde est tournée vers l’Europe, la première est tournée vers l’Afrique identifiée à la possibilité d’une grandeur impériale de l’Espagne.

Les militaires et la droite conservatrice ont été éduqués dans cette ambiance « africaniste ». Elle a naturellement ressurgie en 1936, dans la forme à laquelle fait allusion Camus.
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Re: A. Camus

Message par yannalan » 17 Sep 2019, 15:46

Les "moros" de Franco ont été recrutés de la même façon que les tabors marocains de 39/45. Les recruteurs allaient dans la montagne recruter des guerriers, avec diverses promesses. Au débarquement de Provence, les gradés ont eu du mal à leur demander de patienter et de ne pas piller ou violer avant le frontière allemande.Mais ils étaient de très bon combattants. Les régiments de tirailleurs étaient plus "militaires"
Pour illustrer, la chanson officielle : meskine= pauvre mellah: quartier juif, au Maroc
Et demain nous saurons tuer
Les pourceaux qu'Allah a jetés
Sur la terre pour faire admirer
Les tabors et les goumiers.

II

Nous sommes seuls (bis)
Pour défendre nos défilés.
Nous ne croyons qu'en la chanson
De nos couteaux prêts à tuer.
Nous ne croyons qu'en nos razzias
Sur les meskines et les mellahs.


III

Et demain au lever du jour,
Quittant la vallée du Missour,
Nous suivrons notre Moulouyia
Jusqu'à nos fortins de Tadla.

IV

Nous sommes les rois du djébel,
Les guerriers Ait-Tserrouchen.
Nous défendrons nos chefs, nos terres
Et notre droit à la guerre
yannalan
 
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Re: A. Camus

Message par Plestin » 17 Sep 2019, 18:05

Merci pour vos réponses détaillées.

J'avais surtout retenu qu'il aurait sans doute été possible pour une organisation révolutionnaire durant la révolution espagnole, d'affaiblir l'offensive franquiste en s'adressant précisément aux enrôlés marocains et en leur proposant l'indépendance du Maroc, afin de les retourner contre Franco ; chose qu'évidemment aucun parti politique du camp bourgeois républicain n'aurait pu envisager de faire.
Plestin
 
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Re: A. Camus

Message par pouchtaxi » 18 Sep 2019, 10:11

D’ailleurs :

Trotsky :
Leçons d'Espagne : dernier avertissement.
17 décembre 1937

Si, à la tête des ouvriers et des paysans armés, c'est-à-dire à la tête de l'Espagne républicaine, il y avait eu des révolutionnaires et non des agents poltrons de la bourgeoisie, le problème de l'armement n'aurait jamais joué un rôle de premier plan. L'armée de Franco, y compris les Riffains coloniaux et les soldats de Mussolini, n'était nullement assurée contre la contagion révolutionnaire [38]. Entourés de toutes parts des flammes de la révolution socialiste, les soldats fascistes se seraient réduits à une quantité insignifiante. Ce ne sont pas les armes qui manquaient à Madrid et à Barcelone, ni les « génies » militaires. Ce qui manquait, c'était le parti révolutionnaire.


On sait que quelques nationalistes marocains tentèrent de prendre langue avec le gouvernement de Front Populaire qui refusa toujours de proclamer l’indépendance du Maroc.


Et par ailleurs, les franquistes, préparant leur insurrection au Maroc, n’hésitaient pas à dire aux marocains : « mais voyez donc la République n’ a rien fait pour vous ».
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