Article dans LDC : Engels et l'oppression des femmes

Marxisme et mouvement ouvrier.

Re: Article dans LDC : Engels et l'oppression des femmes

Message par Cyrano » 28 Août 2023, 08:17

Pas beaucoup de réactions pour défendre l'article de la LDC? Ou bien, c'est le genre de truc qui ne se lit pas?
Cyrano
 
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Re: Article dans LDC : Engels et l'oppression des femmes

Message par L'Assommoir » 28 Août 2023, 20:26

Cyrano a écrit :En fait, la défaite historique, c'est qu'on les a laissées où elles étaient?!
En somme, on a, avant : Eh les filles la bouffe est-elle prête? On attend...
Et après, on a: Eh les filles, hop, fiça, faut nous préparer la bouffe! Sinon, ça va chier...
C'est nettement plus concis que le livre d'Engels. Vous pouvez me remercier.

Très élégant...
Non la défaite historique ne provient pas de la division sexuée du travail. Cette division du travail entre les hommes et les femmes pré-existait certainement depuis longtemps (même si son caractère systématique reste une hypothèse et que les recherches continuent sur le sujet). En tout cas elle n'implique en rien ,en elle-même, une oppression. Le fait de voir dans la prise en charge des tâches domestiques quelque chose de rabaissant est un biais de notre époque, un mépris de "la ménagère", fruit de milliers d'années d'humiliations. S'occuper de ces tâches extrêmement diverses et pénibles dans des sociétés préhistoriques demandait certainement énormément d'efforts et de savoir-faire et était tout aussi crucial que d'aller chasser ou pêcher, etc...
En revanche, lorsque dans des conditions particulières, l'échange de produits issus de l'agriculture ou artisanaux permet de s'enrichir ou d'obtenir un pouvoir politique ou religieux quelconque, alors l'activité de l'homme, tournée vers l'extérieur, prend le pas sur celle de la femme, tournée vers l'intérieur.
Ainsi, la division sexuée du travail n'implique l'oppression que si un système économique, même embryonnaire, vient donner une valeur toujours plus grande au produit du travail de l'homme, par rapport à celui de la femme.
L'apparition et la systématisation de la production marchande a engendré la systématisation de l'oppression des femmes : voici la défaite historique de la femme.
Mais F. Engels l'explique bien mieux que moi et je ne prétendrai certainement pas être plus concis que lui.
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Re: Article dans LDC : Engels et l'oppression des femmes

Message par Gayraud de Mazars » 28 Août 2023, 20:46

Salut l'Assommoir,

Merci de ton post et bienvenu sur le FALO...

Ces chasseurs préhistoriques étaient des femmes
De Margot Hinry
Le 13 mai 2022

https://www.nationalgeographic.fr/ces-c ... des-femmes

À l'occasion de la diffusion du documentaire événement “Les Femmes préhistoriques”, accompagnez-nous dans un voyage dans le temps pour revisiter l’histoire des femmes.

Et si ce que nous pensions connaître de l’histoire de nos ancêtres était faux ? Non, les femmes préhistoriques n’étaient pas frêles et sans défense, elles n’étaient pas uniquement occupées à materner et à attendre le retour des chasseurs, recluses dans une grotte.

Une étude datant de 2018 a bouleversé les écrits, jusqu’ici très binaires. Entre 30 et 50 % des chasseurs « de gros gibiers » auraient été des femmes.

Loin des préjugés, la science s’exprime et délie les pensées préconçues. Les femmes de la préhistoire auraient été très actives et musclées, elles se seraient attelées à la chasse, au rabattage des animaux, à la cueillette des fruits et des œufs. Des hypothèses nouvelles invitent à penser que la société préhistorique était une société plutôt matriarcale.

Au moment des premières fouilles, les archéologues n’auraient pas questionné le sexe des restes humains mis au jour dans des sépultures de chasseurs-cueilleurs préhistoriques, actant qu’il ne pouvait s’agir là que d’hommes, puisque des attributs de chasse avaient été enterrés avec eux. Des analyses récentes ont permis de prouver que des squelettes féminins portaient des marques de lutte, de chasse, et avaient été ensevelis entourés d’armes.

Le documentaire inédit “Les Femmes préhistoriques” a été diffusé le 22 mai 2022 sur la chaîne National Geographic.


Fraternellement,
GdM
"Un seul véritable révolutionnaire dans une usine, une mine, un syndicat, un régiment, un bateau de guerre, vaut infiniment mieux que des centaines de petits-bourgeois pseudo-révolutionnaires cuisant dans leur propre jus."
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Re: Article dans LDC : Engels et l'oppression des femmes

Message par Jacquemart » 29 Août 2023, 08:14

Bon, National Geographic comme source scientifique, mieux vaut éviter. Quand en plus, l'article se fonde sur une étude sensationnaliste et très faible d'un point de vue méthodologique, cela donne ce genre de prose, tout à fait dans l'air du temps – on se donne l'impression de briser des décennies de préjugés sur la préhistoire, et on rétablit enfin Mme Paléolithique dans ses droits et son statut social - prétendre découvrir des sociétés "pluôt matriarcales", ça ne coûte pas cher, ça flatte les sentiments du public dans le sens du poil et ça fait vendre du papier.

Pour ce qui est de l'étude invoquée, le chiffre avancé de 30% à 50% de femmes parmi les chasseuses de gros gibier aux Amériques paléolithiques repose sur la statistique suivante : sur 27 cas retenus d'association entre squelettes et armes de chasse (toutes périodes et tous sites confondus), 11 sont identifiés comme des femmes. Sauf que sur ces 27 cas, seuls 4 sont considérés comme certains par les auteurs eux-mêmes... dont la fameuse jeune fille péruvienne qui a fait le buzz, et qui n'est sexée qu'avec une certitude de 82 % (normalement, on ne parle pas de certitude en-dessous de 95 %). Et sur les trois autres, deux sont des enfants.

Quant aux squelettes féminins portant des "marques de chasse" dont parle la présentation de National Geographic, j'aimerais bien savoir ce que c'est qu'une "marque de chasse".

Alors, on ne peut certes exclure que chez certains peuples, des femmes aient chassé, et en Amérique il existe au moins un site archéologique moins ancien (Indian Knoll) où il semble bien que plusieurs femmes ont été enterrées avec des pièces de propulseur. Mais l'affirmer sur la base de statistiques aussi moisies que celles qui sont produites ici, ce n'est pas faire de la science, c'est faire de la comm'.

En ce qui concerne la discussion entre Cyrano et L'Assommoir, j'ai une question. Quand L'Assomoir écrit :
L'apparition et la systématisation de la production marchande a engendré la systématisation de l'oppression des femmes : voici la défaite historique de la femme.

Je ne suis pas sûr de comprendre. Si l'oppression des femmes a été "systématisée", cela veut dire qu'elle existait déjà auparavant (sans être systématique). Mais alors, comment s'explique-t-elle, puisque
la division sexuée du travail n'implique l'oppression que si un système économique, même embryonnaire, vient donner une valeur toujours plus grande au produit du travail de l'homme, par rapport à celui de la femme.

Et que si je comprends bien, avant le Néolithique, un tel système n'existait pas ?

Plus globalement, ce je ne pige pas, c'est sur quels faits on s'appuie pour parler de "défaite historique de la femme". Parce que tout cela, ce sont des raisonnements, certes apparement pas absurdes, mais des raisonnements. Or avant d'expliquer quelque chose, il faut être certain que le quelque chose en question existe bel et bien ! Et donc, je voudrais savoir quels sont les éléments, archéologiques, ethnologiques ou autres, qui établissent la réalité de cette fameuse défaite.
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Re: Article dans LDC : Engels et l'oppression des femmes

Message par L'Assommoir » 29 Août 2023, 12:34

Jacquemart a écrit :Parce que tout cela, ce sont des raisonnements, certes apparement pas absurdes, mais des raisonnements. Or avant d'expliquer quelque chose, il faut être certain que le quelque chose en question existe bel et bien !

Bonjour camarade,
je suis en désaccord profond avec cette assertion, posée comme cela, et avec ce qu'elle implique. Cela voudrait dire que nous ne serions fixés quant à l'origine de l'oppression des femmes, qu'après avoir compulsé les données de l'ensemble des sociétés ayant jamais existé sur Terre?
Mais transplantons ce raisonnement dans d'autres domaines : devrions-nous remettre en question l'universalité des lois de Newton avant de les avoir testées sur l'ensemble des astres de l'Univers? Et que penser de ces recherches toujours infructueuses sur l'existence du Boson de Higgs?

C'est tout le génie de certaines personnalités que d'avoir, par le raisonnement, découvert l'existence de lois décrivant la matière et ses mouvements. Le plus souvent, ces lois ne sont prouvées qu'après-coup, comme le système solaire de Copernic par exemple.
Voici un extrait de "Ludwig Feuerbach et l'aboutissement de la philosophie allemande"(F. Engels) :
"Le système solaire de Copernic fut, pendant trois cents ans, une hypothèse sur laquelle on pouvait parier à cent, à mille, à dix mille contre un, mais c'était, malgré tout, une hypothèse ; or lorsque Leverrier, à l'aide des données découlant de ce système, calcula non seulement la nécessité de l'existence d'une planète inconnue, mais aussi l'endroit où cette planète devait se trouver dans le ciel, et lorsque Galle la découvrit ensuite effectivement, le système de Copernic était prouvé." Et Neptune ainsi découverte! (1846)

Ainsi, les "faits" sur lesquels se base Engels pour parler de défaite historique sont les suivants:
1. L'oppression des femmes n'a pas toujours existé, la preuve avec les Iroquois.
2. L'oppression des femmes est aujourd'hui systématique, la preuve avec nos yeux.
Pendant plusieurs dizaines de milliers d'années, ont coexisté différentes sociétés patri/matri - linéaires/locales, puis, en moins de 2OOO ans, toute cette diversité disparait et fait place à une oppression systématique et universelle. On est bien en droit d'appeler ce brusque virage une défaite historique.

Ce raisonnement est pour nous fondamental car il implique une chose :
seul le renversement du capitalisme permettra l'avènement d'une société débarrassée de l'oppression des femmes.
En cela nous nous opposons à la thèse opportuniste qui consiste à admettre la possibilité d'une libération de l'oppression dans le cadre du capitalisme.
L'Assommoir
 
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Re: Article dans LDC : Engels et l'oppression des femmes

Message par Cyrano » 29 Août 2023, 20:20

Salut, l'Assommoir (pourquoi ce pseudo? La boisson?). Merci de venir dans la discussion, ça fait plaisir.

Je ne suis pas sûr que tes exemples de mécanique céleste soient bien pertinents:
Tu cites ce cher Engels qui écrit une grosse bêtise sur Copernic, Le Verrier, et tutti quanti. Non seulement ce qu'il dit sur Copernic et son "hypothèse" est faux. Ce que tu en déduis est aussi faux.

Copernic a publié son livre sur les orbites célestes en 1543 (mais depuis une dizaine d'années les idées de Copernic sur l'héliocentrisme circulaient et trouvaient un accueil favorable). Et ce n'était pas une hypothèse parmi d'autres: c'était la seule qui permettait une certaine concordance avec les phénomènes célestes observés – y compris le parcours rétrograde des planètes connues. Elle était confirmée - mais avec quelques coquilles qui trainaient.
Kepler, appuyé sur les théories de Copernic, va remplacer les cercles des orbites planétaires de celui-ci par des ellipses 70 ans plus tard. Au même moment, Galilée Aperçoit dans sa lunette 4 étincelles autour de Jupier. Tout ça, soixante-dix ans après Copernic).
60 ans après Kepler et Galilée, en 1687, Isaac Newton expose sa théorie de l'attraction universelle. On est juste 140 ans après la publication du livre de Copernic.

Je ne sais pas si tu te rends compte que y'a une petit glissement, lorsque tu écris: «devrions-nous remettre en question l'universalité des lois de Newton avant de les avoir testées sur l'ensemble des astres de l'Univers»
Tu sais très bien qu'on ne pratique pas ainsi. Partout la théorie de Newton a permis de prédire exactement les mouvements : que ce soit chez nous, dans le système solaire (tu rappelles la découverte d'Uranus), ou bien loin, par exemple avec les étoiles doubles, etc. On n'a trouvé nulle part des mouvements en contradiction avec la théorie de Newton.
La seule bizarrerie qui a vraiment résisté à l'explication par les lois de Newton, c'est celle observée dans l'orbite de Mercure et… c'est cette petite bizarrerie qui a conduit (entre autres) à abandonner le cadre newtonien pour celui de la relativité. Comme quoi, en sciences, les raisonnements sont indispensables, of course, mais in fine ce sont toujours les faits qui tranchent entre les différents raisonnements – et non l'inverse…
Un raisonnement qui est contredit par des faits qu'il ne parvient pas à expliquer est forcément un raisonnement qui a un problème (plus ou moins gros, ça on ne le sait jamais avant d'avoir résolu le problème).

Personne n'attend que la théorie soit validée lorsque on aura épluché, tout, tout, tout l'univers. D'ailleurs, y'en a alors qui diraient «eh, mais! Faut tenir compte de tous les univers qu'on ne connaît pas.» – tu reconnais le raisonnement de l'article de la LDC? Faudrait pas inverser les façon de dire.

Justement, il se trouve que si on ne se contente pas des Iroquois, on rencontre plutôt, et même plutôt deux fois qu'une, des sociétés où s'exerce une certaine domination masculine sur la femme.
Mais toi, tu dis:
«1. L'oppression des femmes n'a pas toujours existé, la preuve avec les Iroquois
Ignorons le fait que ça fasse monomaniaque. Franchement, tu trouves pas que c'est une façon pas vraiment élégante de défendre le marxisme?! Crois tu que Marx a écrit son gros livre sur le Capital en remarquant des trucs lorsqu'il passait uniquement devant l'usine du coin de sa rue?

A quoi bon s'arc-bouter comme ça? Si tu cites un passage d'Engels complètement faux sur le système copernicien, humm, j'me demande: y'a d'autres trucs faux ou périmés à citer et plus grave: à baser son raisonnement dessus? Ne faisons pas du génial Engels une statue en béton comme le monde stalinien avait fait avec Lénine.

Voilà l'ami une p'tite réflexion entre deux tasses de café.
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Re: Article dans LDC : Engels et l'oppression des femmes

Message par Byrrh » 30 Août 2023, 08:29

Au passage, je signale que Les Bons Caractères s'apprêtent à rééditer L'origine de la famille, de la propriété privée et de l'État : https://www.lesbonscaracteres.com/livre ... t-de-letat

Il est vrai que les précédentes rééditions (dont celle publiée par Le Temps des Cerises en 2012, préface de C. Darmangeat) sont désormais épuisées.
Byrrh
 
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Re: Article dans LDC : Engels et l'oppression des femmes

Message par Ottokar » 30 Août 2023, 09:23

Au passage, je signale que la phrase sur "la défaite historique" des femme se trouve dans le passage d'Engels où il explique le basculement de la famille matrilinéaire à la famille patrilinéaire, la famille monogamique moderne avec droit d'héritage paternel. Cela s'inscrit dans son schéma évolutionniste plus ou moins calqué sur Darwin avec des étapes générales qu'auraient connues toute l'humanité (mariage par groupe, etc.). Or il se trouve que les découvertes ethnologiques suivantes n'ont pas confirmé le caractère général de ces étapes, et l'histoire de la famille s'avère beaucoup plus riche, plus variée, plus complexe apparemment. C'est ce que dit d'ailleurs l'article de la LDC, en restant prudent et en disant que malheureusement, les formes sociales ne fossilisant pas, on n'aurait sans doute jamais de certitude sur ce qu'était la famille il y a 50, 100 000 ans ou plus. Les chercheurs eux, ne peuvent s'en contenter et font leur travail, essayant de faire parler des bouts d'os, des gravures, avec prudence et moult controverses techniques qui nous dépassent un peu, comme on vient de le lire.

La formule d'Engels de "la défaite historique" a frappé car elle montrait le changement avec la généralisation de la propriété privée. Et le raisonnement matérialiste, montrant le lien entre évolution des formes familiales et base matérielle est toujours valable, même si les liens sont moins directs que ce que Morgan et Engels imaginaient. Mais Engels se basait sur des faits, ainsi qu'il le dit dans la préface de l'Origine :
" Jusqu'en 1860 environ, il ne saurait être question d'une histoire de la famille. Dans ce domaine, la science historique était encore totalement sous l'influence du Pentateuque. La forme patriarcale de la famille (…) on l'identifiait avec la famille bourgeoise actuelle, si bien qu'à proprement parler la famille n'avait absolument pas subi d'évolution historique. [Puis] en 1871, Morgan apporta une documentation nouvelle et, sous maints rapports, décisive ".


Ce sont donc les découvertes ethnologiques qui lui ont inspiré ses théories. D'autres découvertes lui permettraient d'actualiser les nôtres, et il écrirait sans doute différemment s'il était parmi nous. mais il ne changerait pas de mode de raisonnement : la famille a une histoire, l'oppression des femmes n'a pas existé partout et toujours, de toute éternité, la généralisation récente des formes d'oppression familiale sont bien liées à l'évolution des forces productives, de la base matérielle de la société, du mode de vie qui s'est généralisé à partir de l'occident sur l'ensemble de la planète, et même si elles peuvent prendre des formes différentes avec le capitalisme, s'adoucir ici (notamment sous pression des luttes) ou se durcir ailleurs, c'est la fin du capitalisme qui sapera la base de ces oppressions.
Ottokar
 
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Re: Article dans LDC : Engels et l'oppression des femmes

Message par Cyrano » 31 Août 2023, 10:21

Un camarade charitable me fait remarquer que j'ai écrit un peu légèrement que la conception copernicienne «était la seule [à son époque] qui permettait une certaine concordance avec les phénomènes célestes observés.» Ça serait un peu inexact. Ce qui était séduisant dans la théorie de Copernic, c'était la simplicité, l'évidence qu'il introduisait dans le mouvement des astres. Mais tout ça serait un autre sujet.
Revenons aux Iroquois. Mais ce matin, même en retraite, pas le temps.
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Re: Article dans LDC : Engels et l'oppression des femmes

Message par Gayraud de Mazars » 15 Sep 2023, 10:53

Salut camarades,

Sur le site d'Arguments pour la lutte sociale [Aplutsoc] on peut lire cet article de Vincent Présumey qui revient aux sources du marxisme avec l'ouvrage de Friedrich Engels...

En relisant l’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’État
23 août 2023
par Vincent Présumey

https://aplutsoc.org/2023/08/23/en-reli ... -presumey/

L’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’État, de Friedrich Engels, est paru en Allemagne en 1884, et connut 4 éditions jusqu’en 1891, complétées par l’auteur. Celui-ci présente son livre comme « l’exécution d’un testament » de son ami Marx. De même qu’Engels s’est estimé (à juste titre) tenu de composer et de publier les volumes II puis III du Capital, de même a-t-il considéré qu’il devait donner un achèvement aux travaux anthropologiques engagés par Marx à la fin de sa vie. L’achèvement et la systématisation sont le fait d’Engels.

Marx, comme Engels, avaient été conduits à la lecture et à l’étude du grand anthropologue nord-américain Lewis Morgan, par leur ami russe Maxim Kowalewski (dont la correspondance avec Marx a disparu, détruite pour des raisons de sécurité dans l’empire des tsars). L’Origine … est, explicitement, une reprise et un commentaire des travaux de Morgan. Un autre pionnier de l’anthropologie, Bachofen, jugé par Engels idéaliste alors que Morgan est matérialiste, inspire en réalité assez fortement ses vues, à savoir l’idée, reformulée ainsi par Engels et présentée comme matriarcat chez Bachofen, du « communisme primitif » avec « commerce sexuel sans entraves » aux origines de l’humanité.

Il est clair, aujourd’hui, que nous avons là une reformulation du vieux mythe de l’Age d’or. La révolution communiste doit donc restaurer l’Age d’or, sur la base supérieure des progrès techniques et intellectuels de l’humanité. Le noyau rationnel de ce rêve millénariste, formulé par Engels, se trouve dans Marx qui ne lui donne jamais une telle dimension eschatologique : c’est la combinaison de la libre individualité postulée dans la société civile bourgeoise, mais qui y est privée de ses conditions de réalisation, avec la protection communautaire, détruite par le capital, ainsi restaurée, mais sans son caractère oppressif et ses limitations bornées.

Engels reprend de Morgan un schéma général de développement de l’humanité basé sur les techniques, en trois moments eux-mêmes composés de trois phases (notons, donc, le caractère ternaire de toute cette construction). Premier moment : l’état sauvage. Phase 1 : les humains vivent tout nus dans les arbres, mais élaborent le langage articulé. Phase 2 : ils pêchent et font du feu. Phase 3 : ils chassent avec arcs et flèches. Second moment : l’état barbare. Phase 1 : la poterie et la domestication des animaux, puis la culture des plantes, adviennent, différenciant du coup Ancien monde et Amérique car les ressources animales et végétales ne sont pas les mêmes. Phase 2 : Aryens et Sémites développent l’élevage nomade. Phase 3 : la métallurgie du fer permet la véritable agriculture par la charrue, et la guerre à grande échelle par les armes en fer. Troisième moment : l’état civilisé, qu’Engels divise à son tour en trois phases : esclavage, servage et salariat.

La révolution communiste est donc la sortie de la phase 3 par retour à la communauté primitive sur la base des acquis de la civilisation. Le thème central du livre est le passage de la barbarie à la civilisation marqué par la triple émergence (encore une triade) de la famille conjugale-patriarcale, de la propriété privée foncière et marchande, et de l’État.

Nous avons là un schéma presque unilinéaire (« presque » car il distingue les Amérindiens ; l’Afrique est en outre peu utilisée) de développement des « modes de production », certes différent du canevas du marxisme traditionnel lui-même en réalité tout à fait étranger à Marx, celui de la succession communisme primitif/esclavagisme/féodalisme/capitalisme, et d’autre part communisme primitif/ « mode de production asiatique », puis dictature du prolétariat/socialisme/communisme. Ces canevas mythiques sont, répétons-le, étrangers aux travaux de Marx, beaucoup plus, et de manière croissante dans leur développement, multilinéaires et concrets.

Surtout, le canevas d’Engels d’après Morgan, comme les canevas du marxisme traditionnel, ignorent la distinction fondamentale réelle, établie par Marx dans tout le Capital, entre le capitalisme et la totalité des modes de production antérieurs, avec sa dynamique d’accumulation illimitée – et catastrophique. Le capitalisme d’un côté, les sociétés précapitalistes diverses, avec ou sans classes, s’opposent. La lutte des classes dans le Capital est une donnée émergente et pas première. La lutte des classes n’est pas la découverte propre à Marx, loin s’en faut.

Au contraire, chez Engels, comme dans le marxisme traditionnel et comme dans le Manifeste, capital et divisions sociales en classes antérieures au capital sont mis sur le même plan. C’est une élaboration qui se situe encore dans le cadre de l’évolutionnisme, par phases successives – éventuellement séparées, tout du moins au stade de la « civilisation », par des transitions révolutionnaires – allant de l’animalité à l’humanité « évoluée », que nous avons, par excellence, chez un grand auteur des Lumières comme Adam Ferguson. Par contre, les conceptions que Marx dégage dans le Capital dépassent tout à fait ce type de progressisme évolutionniste, et aboutissent à une absence réelle de déterminisme.

Dans le cadre de son canevas, Engels établit une évolution des formes familiales, partant de la communauté sexuelle sans interdits (mais qui n’a rien à voir avec « le lupanar » comme le croient les bourgeois), y compris sans tabou de l’inceste, à l’établissement de sphères de relations sexuelles de plus en plus limitées, les excluant d’abord entre parents et enfants (famille consanguine), puis établissant des groupes « mariés » entre eux (famille « punaluenne ») et des formes d’appariement de plus en plus codifiés et limités. Bref, on a une délimitation progressive, allant de « tout le monde » à la famille conjugale.

Le point central, qui relève en fait du « désir » (et, à ce titre, a une grande importance) est l’idée de l’absence de relations hiérarchiques. Engels, de manière méthodologiquement justifiée à son époque, écarte tout comparatisme du côté des espèces animales et notamment des singes anthropomorphes. Nous savons clairement aujourd’hui que des rapports hiérarchiques entre individus, groupes et entre sexes, sont présents depuis l’animalité, mais que la particularité humaine est leur grande variabilité allant jusqu’à leur mise en cause.

Le moment clef que vise Engels est, dans la phase 3, le passage à la famille conjugale-patriarcale, « défaite historique des femmes », passage qui se termine par la fin de la filiation matriarcale et l’avènement de la filiation masculine. En gros, l’oppression des femmes découle d’une division du travail qui, à l’origine, ne les défavorisait en rien et même les hissait à un niveau supérieur (les hommes courent dehors, chassent, etc. les femmes, implicitement à partir des fonctions reproductives maternelles, gèrent le foyer), mais qui dérape du fait de l’appropriation des troupeaux et de l’importance croissante de la guerre. L’oppression des femmes est donc le noyau générique de toute les oppressions sociales ultérieures. Engels cite une note de Marx dans ses carnets et l’approuve chaudement, sans tenter vraiment de l’expliciter : dans la famille se trouvent en germes tous les rapports d’exploitation.

Ce livre est un puissant pamphlet féministe, et là se trouve sans doute sa valeur principale. L’intuition qui le fonde est la recherche d’un parallélisme entre oppression des femmes et oppressions de classe. En fait, la première est bien antérieure aux autres – mais du coup, elle les a en effet conditionnées.

L’idéal de relations sexuelles interpersonnelles chez Engels est l’hétérosexualité monogamique librement consentie, égalitaire et dissoluble. Le rêve de l’Age d’or primitif est atténué chez lui par l’absence de « l’amour ». Celui-ci apparaît comme une sorte de contestation interne et tardive dans le cadre conjugal-patriarcal oppressif, de préférence comme adultère, dans la poésie courtoise médiévale. La poésie a en réalité, de Sapho aux Arabes, introduit l’amour aussi comme homosexuel. Les relations « contre nature » sont rejetées par Engels, et l’on peut penser qu’il les associe à l’oppression des femmes (n’envisageant que l’homosexualité masculine) : chez les Grecs, la « pédérastie » découle de la dévalorisation des femmes.

Rappelons au passage que, dans le mouvement ouvrier allemand, le successeur de Lassalle (voir aussi le chapitre allemand des MIA), von Schweitzer, était un homosexuel notoire (le mot lui-même apparaît à cette époque), et que Lassalle comme Marx et Engels refusaient d’en tenir compte contre lui, considérant que ceci relevait de la liberté privée.

La monogamie amoureuse librement consentie est paradoxalement possible dans le prolétariat moderne, et donc la révolution communiste lui permettra de s’épanouir, mais attention, les individus de l’avenir feront bien ce qu’ils voudront, ne le programmons pas par avance, affirme sainement Engels, bien qu’il ait manifestement son idée (la libre monogamie hétérosexuelle).

Après les deux premiers chapitres dont je viens de résumer l’essentiel, Engels introduit une notion clef, la Gens, mot latin désignant un groupe large de parenté (réelle ou fictive), généralisé au monde entier car Morgan estime avoir découvert une forme similaire chez les Iroquois. Cette généralisation peut être considérée aujourd’hui comme méthodologiquement abusive, car les formes sociales sont bien plus variées, dès la préhistoire, que ne le pensaient Morgan et Engels, chez qui ce type de systématisation constituait pourtant bel et bien, dans le contexte de l’anthropologie naissante, un progrès scientifique. Elle ne signifie en fait rien d’autre que le constat de ce que l’organisation sociale de toutes les sociétés connues commence par des groupes larges de parenté, mais ce constat ne saurait être le point final de la recherche et de l’analyse, mais seulement son point de départ.

Chez Engels, la Gens (iroquoise d’après Morgan, grecque antique, romaine, celte, germaine, et, dans un remarquable appendice final, ghiliak en Sibérie orientale et à Sakhaline ; bref, universelle) s’identifie aux formes de plus en plus segmentées et pourvues de sous-ensembles, du groupe communiste primitif large, mythique, des débuts. Au troisième stade de la barbarie (l’âge du fer), le passage à la civilisation correspond à une triple révolution combinée.

La première, déjà présentée, est celle de la domination masculine dans la famille conjugale-patriarcale. En même temps se produit l’appropriation privée, des troupeaux puis des terres et des biens mobiliers et monétaires, et des esclaves. La division de la société en classes qui s’ensuit – libres et esclaves, et aussi riches et pauvres-, et le brassage des populations ainsi que les échanges marchands, produisent la formation d’un appareil autonome érigé au-dessus du corps social : l’État. Les structures démocratiques de la Gens – conseil des délégués des groupes gentilices, qui devient une boulé ou un Sénat ou une aristocratie, assemblée du peuple qui finit par disparaître ou être complètement cadenassée, chefs provisoires qui deviennent des rois permanents – sont détournées et/ou détruites.

Dans le dernier chapitre, Engels jette rapidement sur le papier des remarques beaucoup plus approfondies sur les typologies de l’État, qui sont plus développées dans ses articles politiques des années 1880-1890. En fait, l’analyse de l’émergence de l’État comme appareil autonome (territorialité, groupes spéciaux d’hommes armés, impôts, bureaucratie, en sont les traits-types dégagés par Engels), est historiquement tout à fait insuffisante ici, centrée justement sur des sociétés – cité athénienne, Rome, et non pas la Rome impériale mais celle de Tite-Live, peuplades celtes et germaniques – qui en étaient dépourvues.

Famille, propriété privée et État vont donc ensemble, et là se situe pour Engels le corps du délit de ce que doit combattre la révolution. Il est en particulier frappant que les relations marchandes et monétaires soit prises par lui comme dominantes, et dissolvantes pour la Gens, dès la Grèce de Solon. Chez Marx, les échanges marchands précapitalistes se produisaient entre communautés, pas en leur sein. Ici, nous avons un « échange marchand simple » précapitaliste quasi généralisé, hormis les communautés asiatiques, peu envisagées, et l’Amérique indienne. La « propriété privée » antique est de fait prise pour la propriété privée contemporaine, ce qui est totalement ahistorique. Ainsi, il n’y a pas vraiment de rupture entre le capitalisme et les sociétés de classe précapitalistes. La grande rupture se situe entre la « barbarie » et la « civilisation ». Ces conceptions ne sont pas celles auxquelles avait abouti Marx, bien qu’Engels les lui attribue en toute bonne foi, car elles en restent au stade où tous deux étaient arrivés, ensemble, en 1848.

Dans le développement historique général tel que se le représente Engels, il y a une exception germanique. Ses travaux philologiques sur les Germains, de la même période (les textes Sur l’histoire des anciens Germains, L’époque franque, La marche, sont publiés à la suite de l’Origine … dans son édition française aux ES, de 1975), sont d’un niveau élevé d’érudition et correspondent au niveau scientifique de la recherche allemande à la fin du XIX° siècle. Mais leur trame provient d’une représentation idéologique propre à Engels : les Germains, grâce à la victoire providentielle d’Arminius sur les légions romaines en 9 ap. J.C., ont échappé pendant des siècles à l’État et sont restés plus libres, plus « gentilices », avec y compris une moindre oppression des femmes, que les peuples de l’empire romain, ce qui a permis de féconder peu à peu le Moyen Age, celui de l’amour courtois et des chartes de franchises. Bref, les « libertés germaniques » portaient en germes les libertés bourgeoises : c’est là du pur Montesquieu.

Chez Engels, la victoire d’Arminius, qu’il chante comme une lutte anticoloniale, est la victoire allemande primitive et fondatrice, par opposition aux révolutions manquées de toute la lointaine suite de l’histoire allemande : Réforme et Guerre des paysans au XVI° siècle, avortement de la révolution de 1848 au profit du prussianisme méprisé et néanmoins progressiste à sa façon, au XIX°.

Engels a voulu donner un caractère achevé aux suggestions contenues dans les abondantes notes anthropologiques de Marx rédigées de 1878 à sa mort. Ce que nous connaissons aujourd’hui de ces notes, dont la moitié a été publiée par Lawrence Krader (en anglais) en 1949 et dont le reste est en cours de parution dans la seconde MEGA, montre un Marx plus nuancé et surtout n’ayant pas de certitude sur l’histoire humaine. Mais la valorisation des formes communautaires « primitives », précapitalistes et extra-européennes, valorisation tentée par Engels à partir de son érudition germanique dans son article-brochure sur la Marche (la Mark germanique), supposé aider la social-démocratie allemande à influencer les petits paysans (ce dont il est permis de douter), se retrouve bien, et très fortement, chez « le vieux Marx », dont elle est un thème central s’opposant fondamentalement aux formes capitalistes, à un niveau d’analyse qu’Engels et le marxisme traditionnel du XX° siècle, lui-même à un niveau très inférieur à Engels qui pense et invente librement, n’avaient pas saisi.


Fraternellement,
GdM
"Un seul véritable révolutionnaire dans une usine, une mine, un syndicat, un régiment, un bateau de guerre, vaut infiniment mieux que des centaines de petits-bourgeois pseudo-révolutionnaires cuisant dans leur propre jus."
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Gayraud de Mazars
 
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