Bourdieu

Marxisme et mouvement ouvrier.

Message par Cyrano » 10 Mars 2004, 14:50

lavana, ton message, à 7:58… : « quelle est ton opinion sur Bourdieu »… Je répondrai comme dans la pub, d'une voix démoralisée : « Mais vous prenez quoi le matin ?! »… Moi, à 7:58, j'en suis pas là ! Faut que je rebranche le fil rouge avec le rouge, le jaune avec le jaune, etc. Bon, je réponds, quelques points rapides.
1. Une confidence : par un phénomène biologique étrange, Bourdieu, ça me file de l'asthme. Pourtant, j'aime bien le lire, et j'aimais bien quand le Canard enchaîné dénichait une bourdieuserie. Hélas, je suis obligé de me limiter à cause du phénomène biologique mentionné. J'en ai donc une connaissance partielle.
2. Mais où sont les neiges d'antan ? Que sont-ils donc devenus les gourous marxologues du mouvement social d'avant : Althusser (Louis) et Marcuse (Herbert), et autres ? Qui citera encore Bourdieu (Pierre) dans quelques années ? Ô monde ingrat ! Je ne suis même pas sûr qu'il aura, dans son domaine, la postérité de Emile Durkheim ou de Max Weber.
3. Je vois, j'entends, et ça m'énerve toujours un peu : les "acteurs" du "mouvement social" parlent avec les mots "habitus", "dominés", etc. On dirait Laurent Boyer citant Lacan à Fréquenstar, ça fait chic, ça fait profond. C'est comme lire Télérama et boire de la Jenlain, ça fait malin.
4. Oh, certes, ce monsieur Bourdieu n'est pas un sot, et il dit aussi des choses pertinentes. Il m'est même arrivé de citer le sociologue, si ! Mais il n'est que le énième avatar qui se pousse du coude sur la scène pour proclamer le marxisme ringard ou insuffisant, pour quémander quelques mesures réformistes, pour caresser sans le sens du poil quelque mouvement social, et refiler un coup de pied de l'âne aux organisations se réclamant du léninisme. Il a du lire Nietzsche, il fait preuve d'une certaine bravoure : « Pour finir, je dirai qu'un des problèmes, c'est d'être réflexif [...] Je suis sans doute un peu culotté de dire cela. » Bourdieu, dans un discours en 1995, le "brave des braves" de la pensée…
5. Se lancer dans une discussion sur Bourdieu, ça nous sort, ici, du thème de la bibli parfaite, aux petits oignons, et tout. On peut en trois ou quatre lignes dire pourquoi on conseille un bouquin, ou échanger sur la façon dont on lit, voire même digresser en quelques lignes sur Bourdieu, mais là, faudrait ouvrir un autre sujet (et j'ai remarqué que ça avait été fait en 2003, sur Bourdieu, j'ai pas lu, j'ai n'ai repéré que les titres).
6. lavana, je remarque que t'as lu les aventures du mouvement social et de Bourdieu qu'est passé par ici, qui repassera par là, sur sa p'tite mob.
Cyrano
 
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Message par lavana » 10 Mars 2004, 20:11

Ouh la non Cyrano, je ne voulais pas lancer une discussion sur Bourdieu (ni à 7.58 ni à 20.OO).

En fait, j'ai lu tes messages sur la notion de mouvement social. Je l'ai fait lire à des amis qui aiment bien le "mouvement social" et une des questions fut de savoir si tes remarques ironiques sur Bourdieu portaient sens et lequel.


Restait à éclaircir ce sens. Voilà tout.

Je suis assez d'accord avec ce que tu dis.

Je vais aller voir cette discussion de 2003 sur le forum. Je ne me rappelle pas l'avoir lu.
lavana
 
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Message par Cyrano » 16 Mars 2004, 09:44

Bon, puisque le sujet a été ouvert… En plus, pas par moi, c'est que ça a été déplacé… Y'a pas d'interdiction sur le fronton ? entrons…
Je suis allé lire là où ça avait causé de Bourdieu dans ce forum. J'ai retenu :
1. "Renouveler" le marxisme
Y'a besoin d'une « analyse marxiste renouvelée », car le marxisme doit être un « corpus vivant » (LouisChristianRené) et parce que « de nouvelles questions se posent. » Il faut « interroger » les sciences, particulièrement les sciences humaines. (LouisChristianRené)
Des intellos, même bourgeois, sembleraient être « porteur de nouvelles approches » ; Bourdieu (et Deleuze, et Derrida) seraient « des piliers[/I] » sur lesquels se bâtirait une nouvelle analyse marxiste, et une pierre de ces piliers, par exemple, c'est Bourdieu et son "habitus" ou ses théories sur « la lutte de classe aujourd'hui ». (LouisChristianRené)
Mais, il y a peut être « danger » à porter au pinacle tout intellectuel émettant « une critique quelconque du capitalisme » et faire prendre un de ces intellos « pour ce qu'il n'est pas. » (discufred).
2. Et la théorie…
Caupo élargit la discussion et se demande si il faut mener « la lutte idéologique contre l'autre camp » ? puisque c'est un « aspect de la lutte de classes ». La bataille sur le terrain de la théorie ne semble pas être menée (y compris par LO, fainéants d'usine de la théorie) ; alors pour l'économie d'aujourd'hui caupo lit Husson.
3. En Bourdieu dans le texte
Les hérauts du renouvellement nous proposent quelques textes :
Screw cite un extrait de "La Distinction" : ça y cause de la petite bourgeoisie ; LouisChristianRené propose "De la domination masculine" et l'intervention de Bourdieu aux Etats généraux du mouvement social en 1996.
Ne pas oublier la "doxa" que Bourdieu portait toujours dans un holster, sous le bras.
On ne va pas trop faire de théologie. Mais bon, ce sujet est ouvert, faut bien le remplir. Je vais commencer par… Althusser.
Cyrano
 
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Message par Cyrano » 16 Mars 2004, 09:45

Ne plus se raconter d'histoires
« Ne plus se raconter d'histoires, seule "définition" du matérialisme à quoi j'aie jamais tenu. » (Louis Althusser "L'Avenir dure longtemps", Stock.) C'est une définition très sommaire mais qui convient pour notre objectif ici présent.
Louis Althusser, le philosophe marxiste maître à penser, vers la fin des années 60… C'était de bon ton d'en avoir croqué, ça dépoussiérait Marx, et on n'était qu'un plouc grisâtre, ouvriériste, ennemi du progrès de la théorie, si on s'avisait d'émettre des doutes sur les apports du brave Louis.
Hélas…
Un marxisme imaginaire
« Je venais dans l'euphorie de publier "Pour Marx" et "Lire le Capital", parus en octobre [1964]. Je fus alors saisi d'une incroyable terreur, à l'idée que ces textes allaient me montrer tout nu la face du plus large public : tout nu, c'est à dire tel que j'étais, un être tout d'artifices et d'impostures, et rien d'autre, un philosophe ne connaissant presque rien à l'histoire de la philosophie et presque rien à Marx [...]. Raymond Aron n'eut pas tout à fait tort de parler à mon sujet comme à celui de Sartre de "marxisme imaginaire". » (Louis Althusser "L'Avenir dure longtemps", Stock.)
Quoi ? Ce n'était qu'une fumisterie ? Tout ça pour ça ? La "coupure épistémologique" a cicatrisé bien vite.
« Ne plus se raconter d'histoires », au moins il aura dit ça (sur les murs de 68, on avait pu lire, à Nanterre : « Althusserarien »).
On va essayer de pas trop s'en raconter, alors ?
Cyrano
 
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Message par Cyrano » 16 Mars 2004, 09:48

J'aime tournicoter, alors je fais un détour rapide par Deleuze et Derrida, des « piliers » du renouvellement du marxisme.
Je connais un deleuzien
Je connais, dans ma p'tite ville, un type qui se dit "deleuzien". Je n'ai pas été foutu de comprendre pourquoi il s'intitule ainsi. Mais j'ai compris une chose : si Deleuze renouvelle le marxisme, ça ne semble pas évident lorsque le "deleuzien" me parle. Ce serait même une régression.
Je pompe ce qui suit de "Anti oedipe et mille plateaux", Gilles Deleuze (Cours Vincennes, 16/11/1971) :
« Qu'est-ce qui passe sur le corps d'une société ? C'est toujours des flux, et une personne c'est toujours une coupure de flux [...] ou bien une interception de plusieurs flux. »
Armé de l'idée du flux, Deleuze interroge le capitalisme :
« Pensez au capitalisme au 19eme siècle : il voit couler un pôle de flux qui est, à la lettre, le flux, le flux de travailleurs, le flux prolétariat [...] Le capitalisme n'a pu se constituer que par une conjonction, une rencontre entre flux décodés de toutes natures. [...] Ces décodages de toutes natures ont consisté en décodage de flux fonciers, sous forme de constitution de grandes propriétés privées, décodage de flux monétaires, sous forme de développement de la fortune marchande, décodage d'un flux de travailleurs sous forme de l'expropriation, de la déterritorialisation des serfs et des petits paysans. »
La « déterritorialisation »… Comme écrit Deleuze, « Philosopher, c’est créer des concepts. Les grands philosophes sont donc très rares. ». Continuons…
Naissance du concept
« La machine capitaliste, c'est proprement dément. Une machine sociale qui fonctionne à base de flux décodés, déterritorialisés, encore une fois, ce n'est pas que les sociétés n'en aient pas eu l'idée ; elles en ont eu l'idée sous forme de panique, il s'agissait d'empêcher ça [...] Ce que je recherchais jusqu'a maintenant, c'était de refonder, à un certain niveau, le problème du rapport CAPITALISME-SCHIZOPHRENIE. » [c'est Deleuze qui écrit en gros, là, ça y est, il se dit : mazette, j'ai du créer un concept ! je vais le mettre en grosses lettres, je fait partie de la raritude des grands philosophes]
Suite à une question d'un participant à la conférence, Deleuze va prendre un exemple (deleuzien, bien sûr) :
« Je prends un exemple, [Ah… on va comprendre…] vous me dites, dans une société, ça ne cesse pas de décoder, pas sûr : [...] il y a toujours deux moments qui coexistent : toute mort, d'une certaine manière, monte – c'est le grand principe de Thanatos –, du dedans et toute mort vient du dehors ; je veux dire qu'il y a menace interne dans toute société, cette menace étant représentée par le danger de flux qui se décodent, ça d'accord. »
Eh bien, comme l'écrirait le Canard Enchaîné, ça décode grave ! C'est ça, cette coderie, le renouvellement du marxisme ? Ça ferait rire même mon chat qui est pourtant stupide, avec sa cervelle grosse comme une cervelle de lapin.
Derrida : de l'ivresse à la mondiaglobalatilitinisation
Après l'ivresse deleuzienne, la derridienne…
« L'itération la plus "pure" – mais elle n'est jamais pure – comporte en elle-même l'écart d'une différence qui la constitue en itération. [...] L'itérabilité altère, elle parasite et contamine ce qu'elle identifie et permet de répéter; elle fait qu'on veut dire (déjà, toujours, aussi) autre chose que ce qu'on veut dire, on dit autre chose que ce qu'on dit et voudrait dire, comprend autre chose que…, etc. » [vous êtes pochtroné, mon ami ? Jean-Marie Gourio, dans une Brève de comptoir semble avoir trouvé un Derridien : « — Il voit tout il entend tout mais il comprend rien. — Ah c'est dommage... et par quel phénomène ? — Il est con. »]
Le rapport avec le marxisme revisité ne semble pas évident, alors, revisitons la mondialisation :
« Il faudrait donc interroger de ce point de vue ce qu'on appelle la mondialisation et ce que je propose ailleurs de surnommer la mondialatinisation – pour prendre en compte l'effet de christianité romaine qui surdétermine aujourd'hui tout le langage du droit, de la politique, et même l'interprétation dudit "retour du religieux" »
Derrida : il a l'a dans l'e
On termine par une des plus célèbres inventions de Jacques Derrida… (peut-être même sa plus célèbre invention, c'est un peu sa "coupure épistémologique" à lui). Un philosophe décrit cette invention :
« Nous savons déjà que la différance, à laquelle Derrida avait substitué la lettre (e) par la lettre (a), indique le champ de la dissémination et la maintenance dont la lettre (a) se dit pour l’énergie et la chaleur. »
On y arrive donc enfin, au renouvellement du marxisme, c'était simple, une lettre : "La Capital", "la lutta das classas".
Il y a quelque chose de surréaliste, d'ubuesque à citer Deleuze ou Derrida à quelques jours des résultats en Ile-de-France et dans le Nord.
Cyrano
 
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Message par Cyrano » 16 Mars 2004, 09:49

Le roi est nu
Gilles Deleuze, Jacques Derrida, allez, et dans le ramasse-crotte, on ajoutera Jacques Lacan, Julia Kristeva, etc.
Si vous ne l'avez pas, achetez "Impostures intellectuelles" de Alan Sokal et Jean Bricmont (Livre de Poche, 7,50€ – ça les vaut largement !). En attendant, allez lire un article vivifiant rédigé par un co-auteur (Jean Bricmont) sur :
http://dogma.free.fr/txt/JB_Impostures-intellectuelles.htm.
Ça ne renouvelle pas le marxisme, ça renouvelle l'intelligence – c'est déjà pas si mal. A noter sur le site : le résumé du conte "Le Roi est nu". A apprendre par cœur, absolument – je l'utilise souvent :
« Tout le monde connaît l'histoire de l'enfant qui criait: "le roi est nu".
Il faut cependant rappeler la raison pour laquelle personne n'informa le roi pour dire qu'il courait sans vêtements: les escrocs qui avaient feint d'avoir tissé ses vêtements, avaient convaincu tout le monde (y compris le roi) que le fait de ne pas voir les vêtements étaient un signe évident d'incompétence. On peut observer un effet identique avec les discours obscurs en général et pas uniquement avec ceux repris dans notre livre. Celui qui ose demander: "qu'est-ce que cela veut dire? Je ne comprends pas" est considéré comme intellectuellement déficient et renvoyé à ses chères études.
» (Jean Bricmont)
Cordonnier…
Oh oui, les exégètes trouveront d'autres textes… Les théoriciens du "marxisme imaginaire" dénicheront bien quelques paragraphes… Mais faut pas confondre la littérature et les mots croisés. Et on peut tout à fait aimer le jeu, les mots croisés, la spéculation des idées, chacun son kama-soutra, on ne réclame pas les vidéos, mais cordonnier, pas plus haut que la godasse, svp !
Je vais copier discufred qui écrit : « Sur la question des intellectuels, le plus grand danger me semble-t-il serait de mettre sur un piédestal tout intellectuel ayant émis une critique quelconque du capitalisme »
Et je vais copier Barnabe, qui a assisté à des cours de Balibar, et qui rappelle qu'une analyse marxiste « reflete la préoccupation de comprendre le monde en vu de le transformer; la théorie marxiste ne peut pas être coupée d'une pratique militante révolutionnaire. »
A suivre.
Cyrano
 
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Message par lavana » 16 Mars 2004, 10:26

Oh la Cyrano. Tu attaques par la bande. En ne t'en prenant pas à Bourdieu directement. Sokal et Bricmont ont raillés ces intellectuels (ceux dont tu parles) et certains journalistes à l'époque avait ajouté Bourdieu à cette liste.
Mais ils (Sokal etBbricmont) ne s'en étaient jamais pris à lui.

Bourdieu renouvellant le marxisme. je me demande si ce n'est pas une vue de l'esprit colportée par ses "épigones"( dont certains dorment le soir à la LCR). En tout cas je suis d'accord pour dire qu'il n'a rien renouvelé du tout. Il me semble qu'il utilisait Marx comme Weber ou Durkheim. Ce qui en soi est une façon de le renouveller en l'appauvrisant (en rejetant le Marx militant mais c'est une escroquerie courante au Collège de France et dans les facs).

Tant qu'a dénoncer les "impostures intellectuelles".
Balibar et Althusser ont été étrillés d'assez savoureuse façon par Bourdieu à propos de Lire le capital.(je vais chercher la référence)

Il aura au moins faire oeuvre utile sur ce point.


Dans "ce que parler veut dire".
Le discours d'importance : quelques réflexions sociologiques sur " Quelques remarques critiques à propos de Lire le Capital "
lavana
 
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