a écrit :Une autre vision d’Août 44 [dans Rouge de cette semaine]
L’insurrection de Paris
Nous reproduisons ici des extraits d’un témoignage d’André Calvès, ancien FTP (compagnie Saint-Just), sous le pseudonyme de Christian Garnier, sur la libération de Paris en août 1944.
Paris est calme, peu de gens dans les rues. Des bagnoles allemandes passent de temps en temps. Il y a, pour l’instant, une guerre d’affiches. [...] Le préfet s’est mis de la partie également et prévient que le couvre-feu est avancé. Quant au PCF, il s’empresse de demander « le respect de la propriété privée, commerciale... et autres ». [...] Nous arrivons au coin des boulevards Saint-Michel et Saint-Germain, il y a une cinquantaine de gars armés de bric et de broc. Quelques-uns ont des fusils, le résultat : une demi-douzaine de camions allemands plus ou moins démolis. Les autres ont des revolvers 7,65 mm. Ils tirent aussi quand les camions passent à toute allure, mais c’est une perte de munitions. [...] Un agent arrive en courant. Il agite un papier : « C’est la trêve ! » On s’engueule un peu. Le flic braille : « C’est un ordre ! » Guy lui répond paisiblement : « Tu nous emmerdes ! » Un ordre de qui ? On croyait commencer la bagarre contre les gens « qui donnent des ordres » et jusqu’à preuve du contraire, on ne connaît pas de chefs dans la préfecture.
Tous résistants !
Mais l’union sacrée règne. Qui se douterait qu’il y a des petites salades qui se manigancent au sein de la Résistance ? [...] Les autos circulent avec haut-parleurs : « Trêve, trêve ! » Sur les bagnoles, il y a un soldat allemand et un policier français (ça ne sera pas écrit dans l’Histoire de France). [...] Nous filons vers cet arrondissement et trouvons les copains entourés d’une foule enthousiaste. Tout le monde est insurgé, ça fait drôle à voir ! Les flics, les fonctionnaires de la police braillent leur joie comme tout le monde. On dirait vraiment qu’ils étaient opprimés ! Voilà les agents qui nous tâtaient dans le métro et qu’on désarmait le soir. Voilà les gendarmes, frères de ceux qui ont conduit les copains à Chateaubriand. ça en fait des masses de résistants ! [...] N’empêche qu’il y a de la gêne. Tous ces derniers temps, on avait peu lu les journaux clandestins. Chacun avait la vague impression que ça barderait le jour de l’insurrection. Déjà nos autos portent de tous côtés des faucilles et des marteaux. Or tout le monde a l’air d’avoir reçu la consigne de fraterniser. Où sont donc les fascistes ? Où sont les bourgeois collaborateurs ? Où sont les larbins de l’État bourgeois oppresseur ? Il y a juste trois vieilles prostituées qu’on est en train de tondre sur la place de la Mairie... Et cette mairie est occupée par les flics. Ils sont tous résistants ! [...] On a vaguement l’impression d’être floués. Le coup des putains tondues est drôlement astucieux, dans le fond. Chaque type qui a coupé une mèche s’imagine qu’il a effacé des années de tyrannie. Une somme formidable de colère s’efface après une bonne tonsure. Le peuple est content. Ça fait le même effet que de prendre la Bastille et ça ne gêne personne ! [...] La barricade du pont de Flandres demande une équipe pour ramener sept prisonniers. Guy et Yannick sont les héros de l’aventure. Un camion allemand s’est engagé en vue de la barricade. Les FTP ont ouvert le feu. Le camion a stoppé. Deux Allemands tués, un blessé. Les survivants se sont planqués derrière le camion et ont hissé un chiffon blanc. Walter, un de ces rescapés, nous a raconté par la suite : « Je m’étais fait beaucoup de chagrin pour trouver un linge dans le camion » (sic). Guy a crié aux Allemands de marcher vers la barricade. Eux ont fait signe à Guy de venir les chercher. C’était délicat. Le premier qui montrerait son nez risquait de recevoir une balle. Celui d’en face étant, par définition, un homme capable de toutes les trahisons. Le héros ne peut résoudre ce problème. Le révolutionnaire peut avoir une solution. C’est donc Guy qui est sorti. Il a marché tranquillement pendant les cent mètres qui le séparaient du camion. [...] Les Allemands [...] n’ont pas tiré, se sont montrés et ont tendu leurs armes. Guy est revenu en tenant Walter par la taille afin que personne ne tire sur le groupe qui suivait derrière, en file indienne. Le reste de la journée s’est passé à interroger les soldats. Tout le monde vient contempler les prisonniers allemands avec ravissement. Pour la première fois, chacun peut engueuler librement la Wehrmacht. La plupart des engueulades consistent en des « tu vois bien que les Rouges ne sont pas des sauvages ! Katyn... propagande ! ». Ils crient plus que nous, mais comme ils n’ont pas participé à la prise, on les vire. Pour les Allemands aussi, nous sommes un sujet d’étonnement. On dirait des sauvages autour d’un phonographe. Ils s’inquiètent, nous regardent, nous voient rire, sourient un peu, s’inquiètent encore, puis rient enfin. Les terroristes ne mordent pas ! Il n’y pas de quoi se moquer. Ils ne sont pas les seuls à avoir cru à l’homme au couteau entre les dents. Walter était étonné de voir des communistes qui ne massacrent pas les prisonniers. Il s’habitua très vite à cela et à penser que les Rouges étaient des hommes comme lui. Mais au début, il fut surpris. [...] À plusieurs reprises, nous demandons aux responsables du PC, du Front national [organisation large de la Résistance], de la municipalité, etc., de faire construire une barricade avenue Jean-Jaurès. Mais personne ne se décide. Les copains [...] m’envoient trouver le maire. Je gueule un peu fort et le maire (communiste) me répond que nous sommes des soldats, que nous devons être disciplinés, etc. Il se garde de répondre sur la question et je m’en vais sans résultat. Voilà un défaut FTP : nous ne sommes pas à l’aise dans une mairie. On se bat et on voit tout un tas de gens qui s’installent et qui parlent en maîtres. On a des revolvers et eux ont des tampons et des circulaires. Et ce sont eux les maîtres en fin de compte ! Je rejoins les copains qui sont plutôt furibonds [...].
La colère éclate
L’insurrection terminée, nous avons été chargés de conduire nos prisonniers à la caserne de Reuilly. Ce fut un long trajet à pied à travers Paris. Bien entendu le défilé était réglementaire. Les prisonniers, en rangs, les FTP, armes au poing sur les côtés. La foule était massée et huait les soldats allemands. Aujourd’hui, la colère éclatait. C’était fatal, juste et nécessaire. Seulement voilà, cette colère éclatait contre un mineur de la Ruhr, un coiffeur viennois, un étudiant en médecine, etc. Monsieur Rudolf Hess, bien au chaud en Angleterre, n’entendait pas tout cela. Or, en supposant que l’étudiant ait sa part de responsabilité dans les activités nazies, cette part n’égalait tout de même pas celle d’un chef du parti des bourreaux nazis, d’un des principaux fondateurs des SS. Et pourtant, c’est Walter qui encaissait pour Rudolf Hess... Walter comprenait le français ; les autres prisonniers devinaient. Ils étaient pâles. De temps en temps, je m’approchais de Walter pour lui dire qu’on allait bientôt arriver. Il me souriait un peu et me répétait chaque fois : « Ça ne fait rien Christian, c’est normal. » Guy et les autres s’énervaient de temps en temps et lançaient à la foule : « Y en avait pas tant sur les barricades ! »
André Calvès