la galère des roses

Message par Ottokar » 14 Fév 2013, 09:44

dans l'édition du 14 février, un article sensible sur la galère des vendeurs de roses que l'on croise au restau. A vous faire craque ce soir...
a écrit :
La galère des petits vendeurs de roses

Gagne-pain des derniers arrivés de l'immigration bangladaise, la vente de roses rapportera, jeudi 14 février, comme à chaque Saint-Valentin, un peu plus que les autres jours. Un travail dédaigné jusque dans leur propre communauté

D'eux, on n'aperçoit souvent qu'une manche qui s'immisce maladroitement dans nos tête-à-tête de restaurant, en agitant un bouquet de roses sans odeur. Leur insistance incite parfois à lever les yeux. A glisser sur leur visage sombre et muet. La plupart du temps, l'attention revient aussi vite à la conversation interrompue, après un " Non merci " plus ou moins agacé.

On les croit indiens ou pakistanais, ces vendeurs de fleurs coupées. Ils sont en fait presque tous bangladais. Ils tendent des roses l'hiver, du muguet le 1er mai. La Saint-Valentin, jeudi 14 février, sera, cette année comme les précédentes, l'un des rares soirs où leur petit commerce rapportera un peu plus que d'ordinaire.

Ce gagne-pain est le cache-misère des derniers arrivés. Autrefois, c'était celui des Maghrébins. Aujourd'hui, c'est la face visible d'une nouvelle diaspora bangladaise en difficulté. Depuis le début des années 2000, ce pays fournit l'un des plus importants flux de demandeurs d'asile en France. Mais seuls de 10 % à 15 % obtiennent le statut de réfugié. L'administration française considère depuis 2011 que le Bangladesh est un pays où les droits civiques ne sont pas menacés et que la plupart des demandes sont infondées.

Tous les recalés ne retournent pas dans un pays qu'ils ont généralement quitté en donnant entre 12 000 et 15 000 euros à des passeurs, soit quarante ans du salaire minimum mensuel au Bangladesh. Ces célibataires vivotent sans papiers et restent en région parisienne. Ils ne parlent souvent pas français et très peu anglais.

Des silhouettes perdues, à l'image de Rafiqul et Sikdia, deux costauds de 33 et 42 ans aux traits tirés, qui ne dévoileront pas leur véritable identité. Ils sont les premiers, après de longs mois d'approche, à avoir accepté de raconter l'envers de ce métier de colporteur. Comme d'autres, ils ont connu tout un périple pour venir jusqu'en France. Ils ont d'abord emprunté la route jusqu'à l'Inde frontalière. A Bombay, des passeurs équipés de vedettes rapides les ont aidés à embarquer, au large, sur un cargo en direction de l'Italie, avec la complicité d'une partie du personnel de bord. Depuis la côte adriatique, ils ont ensuite gagné Paris en prenant le TGV et ont commencé à travailler très vite après leur arrivée.

Un soir d'hiver, Rafiqul et Sikdia ont permis qu'on les suive dans leur tournée de fleurs, qui a débuté après une halte dans une minuscule boutique. Une échoppe dans un quartier populaire de Paris, dont la devanture semblait celle d'un fleuriste respectable. Mais où, à l'intérieur, sous des néons blafards, trempaient dans des seaux des roses à 7,50 euros le lot de quinze, achetées en gros à Rungis. Tous les clients étaient des sans-papiers bangladais occupés à tailler leurs fleurs, armés d'un grand couteau de cuisine, devant des étagères faisant office de plan de travail.

Rafiqul et Sikdia se sont attelés au même défi que les autres : transformer en quelques minutes leurs trente roses bon marché en un plantureux bouquet romantique. Ils ont vite compris la technique. Secouer les fleurs la tête en bas pour forcer les boutons à éclore, arracher les pétales flétris... Les roses à la mode bangladaise ont surtout la particularité d'être sans épines. La tige est soigneusement limée pour éviter à son porteur et aux galants de se blesser les mains.

Avec respectivement deux et quatre ans de vente de roses à leur actif, les deux amis sont devenus des as de la discipline et les maîtres d'un itinéraire tracé en fonction des patrons de bar. Des plus compréhensifs à ceux qui interdisent leur établissement ou leur terrasse. Ce soir-là, emmitouflés dans de vieux blousons de ski et des bonnets peluchés, ils ont donc démarré gare de l'Est. Ont poussé méthodiquement toutes les portes des cafés amis jusqu'aux Grands Boulevards. Ont poursuivi jusqu'à Bastille.

Le long de ce chemin de 5 kilomètres en terre bourgeoise et bohème, les clients se sont montrés difficiles à convaincre. Mais la rive gauche et ses arrondissements cossus représentent un territoire bien plus hostile aux yeux de Rafiqul et Sikdia : " Là-bas, les hommes ont l'habitude d'offrir des fleurs et les femmes d'en recevoir. Ils n'achètent pas si ce n'est pas de qualité. " Autre détail capital : " La police y est beaucoup moins compréhensive. "

La clémence des fonctionnaires de police est l'une des principales raisons de leur reconversion improvisée dans le colportage de fleurs. Une tolérance beaucoup moins pratiquée pour la vente à la sauvette de fruits et légumes ou de DVD piratés. Ces activités exercées dans le métro ou à ses portes, et monopolisées par leurs camarades d'infortune, sont très exposées aux contrôles. Ceux qui s'y risquent sont pour la plupart en règle, avec leur demande d'asile à l'étude.

Dans le petit milieu bangladais, vendre des roses est l'emploi le plus dédaigné. Le travail s'effectue la nuit. La performance de vente est en partie indexée sur le taux d'ébriété - " Plus il est tard, plus les gens sont amoureux ", croit avoir compris Sikdia. Surtout, ces musulmans pratiquants issus d'un pays où " tous les mariages sont arrangés ", se retrouvent immergés dans ce qu'ils redoutent le plus de cette France pourtant si désirée, un monde de séduction et de relations éphémères.

Le métier compte aussi son lot d'humiliations. Avec les clients " qui ne payent pas ". Ceux qui se montrent méprisants. Ou ceux qui prennent une fleur, en brisent la tige et la glissent dans leur boutonnière, puis lâchent : " Dégage ! " Pour beaucoup de Bangladais, plutôt issus de la classe moyenne, mieux vaut encore faire le ménage de nuit enfermé à clé dans un de ces restaurants tenus par des Sri-Lankais et des Pakistanais, où l'on sert de la cuisine indienne.

Sikdia et Rafiqul disent, eux, qu'ils ont appris le détachement face à ces vexations. En fait, leur situation irrégulière ne leur a pas laissé le choix. L'administration française n'a pas voulu croire qu'ils étaient menacés de mort en tant que militants politiques, comme le prétendent de nombreux demandeurs d'asile bangladais.

A défaut, ils sont devenus experts en codes amoureux à Paris. Ils soumettent ainsi les roses rouges " aux nouveaux couples ou à ceux très amoureux ", et les roses blanches " aux copains-copines ou à ceux pas trop sûrs d'eux ". Quand les affaires tournent, à 1 ou 2 euros la fleur, ils font un bénéfice de 10 euros par rapport à leur mise de départ. Lors de la Saint-Valentin de 2012, Rafiqul se souvient avoir atteint le seuil symbolique des 50 euros.

La vente de roses subit cependant les contraintes du commerce de denrées périssables. Au-delà de trois jours, Rafiqul et Sikdia parviennent rarement à ranimer leurs pauvres fleurs. La crise n'épargne pas leurs affaires. Quand ils ont débuté, ils y consacraient l'intégralité de leurs soirées. Aujourd'hui, l'activité n'est plus assez rentable, et ils y emploient seulement leurs fins de semaine. Le soir où nous les avons suivis, ils ont vendu à perte. Rafiqul comble le manque à gagner en travaillant au noir sur les marchés.

Vers 3 heures du matin est finalement venue l'heure pour eux de rejoindre leur dortoir clandestin. Dans les plus " confortables ", les Bangladais s'entassent à neuf dans des deux-pièces de 35 m2. Des chambrées de jeunes gens qui montrent avec fierté les photos d'innocentes Bangladaises avec lesquelles ils se sont fiancés par téléphone dans l'attente de jours meilleurs. Une télévision est souvent branchée sur Bangla TV, la chaîne de la diaspora qui émet depuis le Royaume-Uni, l'eldorado ultime.

Les dortoirs plus modestes sont généralement des garages aménagés. Quinze à vingt hommes peuvent s'y serrer dans des rangées de lits superposés. Ici, la couchette vaut environ 40 euros par mois. Les frais de gaz et d'électricité sont partagés pour 5 à 12 euros mensuels. Il n'y a pas toujours de douche, et la plupart des repas se prennent aux Restos du coeur.

Rafiqul et Sikdia avaient encore une fois les pieds gelés dans leurs minces baskets après leur tournée. Mais ils ont confié ne jamais rien dire de leur situation à leur épouse et à leurs enfants restés au pays. " On leur raconte que notre demande d'asile est toujours à l'étude ", a soufflé Sikdia, autrefois ouvrier agricole dans son village. Le stress a fini par couvrir de cheveux blancs Rafiqul. " Beaucoup soucis ", répète sans cesse cet ancien grossiste en produits agricoles.

Les deux amis peuvent néanmoins compter sur une diaspora chaque jour un peu plus organisée. Au 14, boulevard de la Chapelle, un vieux militant en exil de l'opposition vient d'ouvrir un local chauffé où il offre le thé en échange de l'écoute attentive de ses diatribes contre le pouvoir en place. Au Royal Bar, près de la gare du Nord, a aussi été inauguré, fin décembre 2012, un journal en bengali, Paris Theke (" de Paris ").

La vente de roses a enfin ses moments de réconfort, comme le 14 juillet. Un jour où " il fait chaud ", " les gens boivent beaucoup " et où les deux compères réalisent leurs meilleures ventes : 80 euros au bas mot. Il y a aussi parfois des clients qui, comme dans ce bistrot branché du boulevard du Temple, leur ont demandé : " De quel pays venez-vous ? " ; " Est-ce que la France vous plaît ? " Rafiqul et Sikdia ne les comprennent pas toujours mais apprécient l'attention, et ils ont répondu ce qu'ils disent toujours dans ces cas-là : " France très bien. France très bien. "

Elise Vincent
Ottokar
 
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