(Libération @ 14 septembre 2004 a écrit :
Jean-Paul Soulier, 56 ans, employé chez Perrier depuis toujours. Se bat pour conserver un monde menacé par le plan social du propriétaire, Nestlé, qui hésite à vendre.
Cet été, Jean-Paul Soulier s'est fait traiter de couillon par des collègues de Perrier. Pour avoir fait grève. A 56 ans, le plan de préretraites concocté par Nestlé lui aurait permis de s'en aller dans de très bonnes conditions. Il n'en a pas voulu. Il pensait qu'avec 356 départs sur 1 650 salariés, «l'avenir de l'usine était foutu». Et puis quand la CGT appelle à la mobilisation, il suit. Il n'est pas le seul : ici, le syndicat récolte 83 % des voix. Alors va pour une heure d'arrêt de travail par jour, deux mois et demi durant. Il aurait bien continué davantage. Même si des amis se sont brouillés, même si des couples se sont déchirés. «Car il se passait quelque chose dans la mobilisation collective, nos regards changeaient ensemble lorsqu'on passait de découragement en espoir.» Aujourd'hui, il concède : «Peut-être qu'en faisant durer la grève, on se faisait aussi plaisir... C'est facile d'être jusqu'au-boutiste quand on n'est pas responsable...» Et puis non, non. Le mea culpa ne dure pas. Il l'assume cette grève, il l'assume ce droit d'opposition de la CGT qui a mis le projet patronal en échec. En dépit de la menace de Nestlé, propriétaire depuis 1992 : vendre Perrier. «Moi, j'ai pensé aux anciens, qui se sont battus dans les années 60-70. A ceux qui allaient à la soupe populaire pour continuer la lutte. A tous ceux qu'on ne peut pas trahir.»
Perrier, vingt-cinq ans qu'il y travaille, bientôt quarante qu'il tourne autour, et cinquante-six qu'il en entend parler. Pour lui, c'est d'abord un son, qui scanda son enfance. La sirène qui marquait les entrées et sorties de postes et «déchirait la nuit». Et puis c'est une image, admirée chez ses grands-parents, un cliché sépia de la source des Bouillens, pas encore rebaptisée du nom du docteur Louis Perrier. L'image aussi de ces voisins qui partaient pour l'usine à vélo ou sur «des Mobylette qui pétaradaient». Plus tard, jeune ouvrier, il découvre des parfums mêlés, celui des tabliers de cuir et du savon de Marseille dont on frotte les chaînes d'embouteillage pour qu'y glissent les flacons. «L'odeur qu'on emportait en rentrant chez soi.» Il lui reste aussi la sensation de ses premières machines au bout des doigts. Le goût, lui, ne surgit pas spontanément parmi les sens que sa mémoire convoque. Les ouvriers de la source doivent bien être les seuls pour qui Perrier n'est pas d'abord une sensation de bulles qui roulent sur la langue et chatouillent la glotte. Jean-Paul Soulier, d'ailleurs, boit peu de cette eau-là. Il carbure au café. Quinze tasses par jour. Une habitude développée au boulot, pause après pause, pour tenir les horaires : 5 h-13 h une semaine, 13 h-21 h la suivante. Ce qui, pour lui, revient au même : toujours «huit heures devant une machine sans personne à qui parler». Plus que la crainte de projections d'éclats de verre, plus que le souvenir de collègues qui y ont laissé un oeil ou des phalanges, c'est ce silence qui l'incommode .
Enfant, pourtant, il était du genre mutique. Il a grandi à Vergèze, la commune qui s'enorgueillit d'abriter la source sur son territoire et croule sous une taxe professionnelle qui fait fleurir une surabondance d'équipements pour 3 700 habitants. Il est l'unique rejeton d'un père militaire et d'une mère protestante. Rigolard, il se dépeint en «enfant gâté, la raie bien droite, que sa mère conduisait à l'école du dimanche», quand elle allait au temple. En classe, il «glande». Finit par quitter l'école et passer l'été de ses 17 ans chez Perrier à remplir des caisses et des caisses de bouteilles, dans la chaleur. Le jeune homme timide découvre des «figures», des grandes gueules qui l'édifient. Il récidive en 1966 et 1967. «C'était le plein emploi, ils acceptaient tout le monde.» Après une parenthèse dans une usine d'irrigation, il revient faire des saisons à Perrier. Cursus obligé avant l'embauche. La sienne est signée en 1981. «Aujourd'hui, il y a des contrats à la semaine et on ne prend plus de saisonniers.» Raison de plus pour faire grève. «Jean-Paul, dit son ami Thierry Grivet, se sent un devoir d'assurer l'avenir des jeunes. Sans Perrier, il n'y a plus rien dans la région.»
De ses fenêtres, on aperçoit le Vidourle. Au-delà, c'est l'Hérault. Le début des terres qui lui sont étrangères. Il en prend conscience en 1968, année traumatique. Non pas tant mai, qu'il passe à Vergèze : «On jouait aux boules en écoutant Europe n° 1.» Mais son départ pour le service militaire, à Toulon. 200 kilomètres qui le déracinent. «La catastrophe, j'ai pris plus de 20 kilos, je déprimais.» Depuis, il évite de quitter son Gard. Il dit : «J'ai toujours été une plante verte.» Y compris dans l'usine. Depuis trois ans, il surveille deux machines de palettisation. Assembler trois cartons en longueur, trois en largeur, neuf en hauteur. Et recommencer. Avant, il était sur l'encartonneuse, juste à côté. «Moi, j'aime bien les habitudes. Avant, un ouvrier pouvait rester trente ans au même poste. On nous parle sans cesse de flexibilité, de remise en question. Je ne suis pas d'accord.»
Il vit dans une ancienne grange avec sa femme, Christine. Une Perrier, elle aussi, comme son père. En couple ou de génération en génération, à Vergèze, on plonge dans l'eau gazeuse en famille. Madame est employée à la supérette de l'entreprise. Un des trophées sociaux, avec la cafétéria et une bibliothèque de 18 000 volumes, arrachés à Gustave Leven, patron de 1948 à 1992. Jean-Paul Soulier dit veiller à ne pas idéaliser cette ère-là. Un temps où les relations de travail étaient «viriles». Les retraités racontent qu'à l'époque, le directeur du personnel pouvait se déplacer lui-même pour les «tancer en patois». Soulier se retient mais ne résiste pas longtemps au c'était-mieux-avant. «On ne se parle plus avec la direction. A la place, je ressens un flicage permanent.» Après l'OPA de Nestlé, dit-il, le langage a changé. Les dirigeants se sont mis à employer des gros mots : ratios, potentiel humain, debriefings... Et ont troqué les bleus de travail que l'on portait fièrement au village contre des blouses vert sapin et des charlottes sur le crâne. «On nous a dit que c'était vecteur d'image. On a compris que c'était mal parti.»
Assis à même le carrelage de son salon, il regrette que «le contexte n'exacerbe pas la conscience de classe». Oui, il dit des choses comme ça. Il a gauchi sa conscience politique made in CGT des premières années. A chaque élection, il vote extrême gauche au premier tour et s'abstient au second. Et assume son «salaire attractif, comme disent les technocrates, 30 % au-dessus de la moyenne départementale» : 1 500 euros net par mois pour vingt-cinq ans d'ancienneté.
Trois fois, l'homme-plante verte osa sortir de France, mué par sa passion «pour le chant profond de la basse Andalousie». Il possède une centaine de vinyles de flamenco, des étagères de CD. Et, sur cassettes, des nuits entières de jazz enregistrées à la radio. Dans son salon trône aussi une bibliothèque de littérature noire, celle «qui scanne les moeurs et fait dans la critique sociale». Il s'est bâti une belle culture, mais le niera toujours. «Il est modeste», l'excuse sa femme. Il proteste. A charge, il commence à rappeler son passé d'ex-cancre... Mais il est pris d'un rire saccadé : il se revoit, gamin terrorisé face à la directrice. «Elle s'appelait mademoiselle Chevalier, une vieille fille qui venait à l'école à bicyclette.» Il entend encore ses fulminations : «Si vous travaillez mal, vous finirez chez Perrier !» Certains jours, elle complétait la sentence pour lui prédire un destin pire encore : «...Et vous aurez votre photo dans les journaux.»
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