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Accident mortel à Orly
Quand le patronat charge l’ouvrier
Alors que les conditions de travail sont de plus en plus difficiles pour les salariés d’Air France, que les règles de sécurité ne peuvent plus être respectées, la direction en tient les salariés pour responsables.
C’est ce qui s’est passé le 1er février, lorsqu’une navigante commerciale est décédée dans l’exercice de ses fonctions.
Le 1er février, une navigante commerciale d’Air France tombait de la hauteur d’un avion et perdait la vie. Les circonstances exactes de l’accident ne sont pas encore totalement élucidées. Une chose est sûre, elle est tombée au moment où l’escabeau qui reliait l’avion au sol a été retiré. Les témoignages diffèrent pour savoir dans quelles circonstances. Toujours est-il que la direction d’Air France, sans attendre les conclusions des différentes enquêtes officielles, a pris la décision le 15 février de convoquer l’agent de piste conducteur de l’escabeau pour « sanction pouvant aller jusqu’au licenciement » et de le mettre à pied sans attendre, à titre conservatoire. Cette décision a mis le feu aux poudres sur les escales d’Orly et de Roissy, une journée de grands départs en vacances. Les agents n’ont pas accepté que leur collègue devienne le lampiste qui paye pour le manque de sécurité sur les pistes. Car quel pouvoir avait l’agent, classé dans les plus basses échelles de la compagnie, pour décider de ses conditions de travail ? Et qui décide de mettre un agent de moins lors des arrivées, en infraction avec les procédures officielles d’Air France ?
Après 48 heures de grève, le président d’Air France se répand dans les médias pour accabler l’agent de piste, recevant en cela le soutien du ministre des Transports. La grève continue néanmoins et une délégation d’assistants de piste au comité central d’entreprise le 24 février rencontre la direction générale d’Air France. Des arrêts de travail ont eu lieu ce jour-là dans différents centres, dont le secteur industriel. Les salariés en lutte se trouvent confortés au même moment par une intervention importante : l’inspecteur du travail de Roissy, dans un document solidement argumenté de quatre pages, met en demeure la direction d’Air France de respecter les procédures de travail et d’appliquer les mesures préconisées par le CHS-CT. Tout véhicule de piste reculant doit être guidé par une vigie, un autre salarié qui a la vision de ce qui se passe sur l’escabeau, ce que ne peut pas avoir le conducteur placé dessous. L’inspecteur cible aussi les véhicules vétustes et dotés d’un moyen d’alarme mal conçu. Dix jours plus tard, des extraits d’une lettre diffusée par la presse remettent le feu aux poudres : ce courrier « confidentiel » du directeur régional des transports (dont dépend l’inspecteur de Roissy) au ministère sert de contre-feu en reprenant la thèse développée par la direction d’Air France et renvoie à une nouvelle enquête.
Règles de travail
Dans une déclaration du 15 mars, les inspecteurs du travail des transports se déclarent solidaires de leur collègue de Roissy en expliquant : « En définitive, son seul tort a consisté à faire passer la sécurité des salariés avant toute autre considération. C’est-à-dire à faire son travail. » Ils interrogent le ministre sur son absence de réponse lorsque leur collègue est mis en cause par la presse : « Votre silence est assourdissant. » Ils questionnent sur la possibilité de faire leur travail : « Un inspecteur du travail peut-il faire des observations sans concessions à une grande entreprise comme Air France ? Peut-il contrôler une multinationale sans courber l’échine ? Peut-il exiger qu’elle prenne les mesures de sécurité nécessaires ? Tout porte à croire que la réponse est non... Les faits sont graves, très graves. » Le 30 mars, la direction poursuit et le conseil de discipline se tient : dans ce tribunal spécial, les « juges » sont au nombre de six, trois cadres nommés par la direction et trois délégués nommés par les syndicats. Le dossier d’accusation de la direction est toujours aussi mince, le vote est malheureusement sans surprise, trois pour le licenciement, trois contre (les délégués). Dans cette procédure interne à Air France, en cas d’égalité, c’est la direction qui doit trancher dans le délai d’un mois. Ce jour est marqué par un nouveau mouvement de grève à l’escale, entraînant plusieurs annulations de vols.
Nouveau rebondissement le 5 avril, avec une nouvelle lettre du directeur régional du travail, qui demande à Air France de mettre en place deux types de mesures. Le premier est l’installation d’un circuit vidéo ou de tout autre moyen permettant la détection d’une présence sur l’escalier. Le second est l’amélioration des dispositifs d’avertissement sonore indiquant au personnel se trouvant sur la piste que l’escalier va être en mouvement. Elle demande aussi la mise en place de procédures claires quant à l’ouverture et à la fermeture des portes de l’avion, entre personnel navigant et personnel au sol. Cette fois-ci, après avoir ignoré la première mise en demeure de l’inspecteur du travail, Air France se soumet à celle-là car elle ne lui demande pas de mettre plus de personnel sous l’avion.
L’histoire n’est donc pas finie. La direction d’Air France garde son objectif de faire reposer toute la responsabilité de ce décès sur le seul salarié. Elle cherche ainsi à s’exonérer de l’accident. Au-delà, elle cherche à démontrer que l’organisation du travail mise en place sous l’avion, qui repose sur la réduction d’effectifs, est viable... à condition que les salariés « fassent attention ».
Une organisation du travail génératrice d’accidents
Le travail sur la piste a toujours été dangereux pour les salariés. De multiples engins et camions arrivent autour de l’avion, pour apporter le carburant, les plateaux-repas, les couvertures et documents, pour vider les toilettes, sans compter les camionnettes de la maintenance, du nettoyage et d’autres intervenants. Le stress lié au départ imminent de l’avion et les manques d’effectifs conduisent souvent à des situations à risque. Les CHS-CT relèvent toutes les semaines des incidents. Un steward d’Air France s’était tué il y a sept ans en tombant de la plate-forme d’un camion d’hôtellerie vétuste. Là encore, la direction voulait faire porter la responsabilité sur le chauffeur. La justice vient de trancher en sens inverse en incriminant l’entreprise hôtelière appartenant au groupe Air France.
Aussi, la solution repose-t-elle sur des effectifs suffisants et une sécurité collective où tous les personnels communiquent entre eux. Mais cette solution représente justement une remise en cause du projet d’Air France de supprimer une personne sous l’avion, et renvoyant une série de tâches à un « back-office », bureau séparé où des agents traiteraient les informations par ordinateurs et s’adresseraient par radio au pilote. Air France compte supprimer 360 emplois avec ce projet.
La responsabilisation personnelle du salarié représente une orientation constante du patronat. Un grutier avait ainsi été rendu responsable de la chute de sa grue, alors qu’il avait été menacé de licenciement par son chef de chantier s’il refusait de travailler alors que le vent trop fort interdisait de travailler. Aux yeux du juge, il aurait dû risquer son licenciement... De même, les employeurs cherchent à se dédouaner de leur responsabilité de sécurité en renvoyant la responsabilité de l’accident du travail au salarié qui n’aurait pas mis ses chaussures de sécurité ou qui n’aurait pas attaché son harnais de protection.
Libéralisation dangereuse
La libéralisation du transport aérien contribue à isoler les salariés. Les contrats de sous-traitance conduisent à morceler les activités en autant d’entreprises différentes, de personnes se connaissant plus ou moins et intervenant autour de l’avion avec leurs propres impératifs de temps, de résultats, et leur vision limitée de ce que fait l’employé de l’entreprise d’à côté. Surtout quand il s’agit des personnels navigants, situés dans l’avion mais dont la sécurité dépend complètement de tout cet environnement. Le travail autour de l’avion crée un milieu particulièrement dangereux. Au point que la Cramif a lancé un programme spécial d’études portant sur les accidents de travail en piste et les solutions possibles. Pourtant, ces groupes de travail (auxquels les syndicats ne sont pas associés) réfléchissent autour de permis de conduire renforcés s’imposant aux salariés de la piste. Là encore, la réflexion sur l’organisation du travail et sur les effectifs nécessaires se limite à la définition de la responsabilité individuelle du salarié.
Les mesures réglementaires existent : elles imposent de mettre en place une vigie, elles obligent les employeurs à garder leur parc de machine en bon état, elles reposent sur un effectif bien formé et surtout suffisant. L’inspection du travail a un rôle fondamental pour imposer le respect des réglementations, d’où la volonté de réduire les marges de manœuvre de l’inspection du travail des transports sur les aéroports.
Mais c’est surtout le rapport de forces et la solidarité qui permettent aux salariés de refuser de travailler « en mode dégradé », pour permettre le respect des conditions de sécurité pour eux-mêmes et pour les passagers.
Dans les nouvelles organisations du travail, se conjuguent salariés polyvalents et procédures à respecter pour chaque situation. Multiples travaux, multiples procédures. Un problème est découvert dans le travail, une nouvelle règle est écrite, à suivre strictement par le salarié. S’ensuit une inflation de procédures, classées dans de gros livres, que le salarié est censé connaître et appliquer. Ce sont les normes ISO 9000, le système d’assurance qualité, qui sont censées garantir cette organisation. Organisation dans laquelle le salarié n’est plus qu’un pion robotisé, juste bon à lire les notices ou bons de travail et les appliquer. (Est-ce pour cela qu’on veut réduire l’apprentissage à l’école à savoir lire, écrire, compter et se servir d’un ordinateur ?)
Bien évidemment, le travail est bien plus complexe, et le salarié ne peut jamais suivre toutes ces règles à la lettre. Le ferait-il que le travail s’arrêterait vite, c’est la fameuse grève du zèle parfois employée en cas de conflit. Mais en situation de travail normale, le salarié autonome aménage son travail pour se faciliter la tâche et faire au mieux. C’est ce qui donne son intérêt au travail et fait qu’il n’est pas seulement une tâche pénible, mais aussi facteur de structuration et de vie. Et qui arrange la hiérarchie, dont l’intérêt est aussi que le travail se fasse le mieux et le plus vite possible.
Le salarié est ainsi pris dans des forces contradictoires : suivre les règles, mais pas toutes. L’attitude du PDG d’Air France, accusant le salarié au nom des règles sans attendre le résultat des enquêtes, a profondément choqué les salariés et marque un tournant dans l’attitude de la direction : à ce petit jeu, le salarié sera toujours coupable à chaque incident, c’est donc très grave et cette affaire touche chacun. En jeu, le futur du travail, entre avenir robotisé où le salarié travaillera dans la peur, et avenir humanisé où c’est la solidarité et la maîtrise collective du travail qui adviendront.
La conception patronale de la sécurité est complètement hypocrite et vise à faire porter tous les risques par le salarié. Sans lui donner les moyens. Elle est foncièrement dangereuse. Notre conception de la sécurité s’oppose à cette conception patronale : travailler en collectif, avec des effectifs suffisants. Et dans la sécurité d’emploi, pas dans la peur de la sanction qui suivrait l’erreur.
Dominique Loiret
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