Le privé dans la bataille

Message par Louis » 13 Juin 2003, 17:53

article de Rouge + "Médias de complaisance"


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S'il y a un phénomène qui caractérise le mouvement actuel de lutte contre la réforme Fillon, c'est la solidarité de fait qui existe entre les secteurs public et privé. Aujourd'hui, malgré de nombreuses incertitudes quant à l'issue du mouvement, des milliers de salariés du privé sont entrés en action.

Les médias s'épuisent à décrire chaque jour un mouvement qui s'essouffle. Quitte à négliger un signe de bonne santé indiscutable : les maîtres-nageurs sont, chaque week-end et à l'appel de leur syndicat majoritaire, en grève reconductible. Anecdotique ? Pas du tout. Un des traits majeurs de l'actuel mouvement social est sa capacité à fédérer des profs, des postiers, des éclusiers, des caissières de Leader Price, des métallos, des dockers ou encore des sous-traitants indiens. Sa force est d'avoir conquis une vraie légitimité jusqu'aux marges du salariat, jusque dans un secteur privé pourtant laminé par vingt ans de déferlante libérale. L'implication du privé, certes souvent modeste, fluctuante, entravée, est bien plus marquée qu'en 1995. N'en déplaise aux médias officiels. A Douai, les cortèges ne se composent que pour moitié de fonctionnaires. A Clermont-Ferrand, derrière les Bibs et les travailleurs du bâtiment, le privé fournit un bon quart des manifestants. A Nantes, on frise le tiers. "On n'a pas vu une telle implication depuis très très longtemps" constate Christine, secrétaire de l'union départementale CGT Loire-Atlantique. A Marseille, 197 boîtes sont entrées en mouvement, "avec des gens, des entreprises qu'on n'avait jamais vus. D'autres ont ressorti leurs vieilles banderoles" raconte Pierre, responsable CFDT. "Cela concerne des entreprises de toutes tailles. Les cortèges ne sont pas forcément massifs pour chacune d'entre elles, mais cela dépasse le stade des seules équipes syndicales." Dans les Bouches-du-Rhône, on a même enregistré des fermetures de supermarchés pour cause de grève. Impensable, il y a encore quelques mois ! A Marne-la-vallée, autour des Disney, une assemblée générale interprofessionnelle s'est tenue, avec la participation de petites boîtes du privé : là encore une première.

Visibilité

"Il faut rendre visible le privé, c'est capital" souligne Christine, déléguée CGT à AZF-Grand Quevilly. Autant que La Poste, les entreprises privées, les marques font partie de l'univers mental quotidien des salariés de ce pays. C'est sans doute pour cela qu'au 20 heures on n'entendra jamais que Carrefour ou Renault ont débrayé. Les médias retournent le concept altermondialiste du "No logo". Aussi, exceptionnellement, voici une page de pub, une liste non exhaustive des boîtes entrées dans la bagarre sous des formes et à des degrés divers : Aventis, Motorola, Peugeot, Auchan, Casino, Thalès (ex-Thomson), Fnac, Virgin, Snecma, Michelin, Leader price, Alstom, Shell, Knorr, De Dietrich, Dassault, General Motors, Sollac, Bugatti, Siemens, Latécoère, Péchiney, Décathlon, Nestlé, But, Lidl, BN (les biscuits), Super U...
Bien sûr, cela ne signifie pas que la plupart des salariés des boîtes citées sont majoritairement actifs dans le mouvement, débrayent facilement, font fi de la répression patronale, oublient leur éventuel endettement ou même se montrent confiants quant à l'issue de l'actuelle bagarre. De fait, beaucoup, sans aucun doute la majorité, optent pour l'attentisme. Ce n'est pas 36, ce n'est pas 68.
Mais l'élément déterminant, c'est la conscience très largement partagée du caractère régressif des projets gouvernementaux. La pseudo-opposition public/privé ne prend pas ou peu. Les actions conjointes sont plus nombreuses (à Rouen, à Toulouse, à Marseille, à Nantes, au Puy-en-Velay, dans le Nord...), souvent plus radicales qu'en 1995. Et même dans les entreprises où la mobilisation est très faible, un déclic reste possible. Ainsi à Citroën-Aulnay : "Ici, les débrayages touchent uniquement le milieu syndical. Ça ne s'élargit pas du tout. Il y a une peur énorme du patron, la peur de ne plus avoir de rallonges individuelles. Les syndicats sont écrasés. Mais tous les salariés savent que ce projet est une saloperie. Nous avons des réactions positives de soutien. Si Renault ou Peugeot-Sochaux partent, alors on aura peut-être un point d'appui" explique Michel, responsable CGT. A l'heure où nous écrivons ces lignes, Renault et Peugeot ne sont pas partis. Pourtant, selon Bruno Lemerle, délégué CGT à Sochaux, "il suffirait de pas grand-chose, arriver à convaincre qu'il est possible de gagner. Il faut que le feu prenne. Le climat n'est pas défavorable, les tracts ne lassent pas, ils sont lus". Les Peugeot ont fait des débrayages, participé à plusieurs centaines aux manifestations. Par rapport à 1995, les choses ont changé : "à l'époque, le mouvement était ressenti comme une lutte du public. Les copains venaient juste en soutien. Aujourd'hui, il y a une vraie conscience d'être tous dans le même bateau." Et les manifestations sont plus grosses. A Renault-Cléon, les salariés avaient démarré fort le 13 mai. Un quart de la boîte s'était mis en grève, "le cortège, avec 700 personnes, était bien teigneux" raconte Régis, responsable CGT. "Depuis, on n'arrive pas à installer la grève. Les restrictions du droit syndical, la nouvelle organisation du travail liée aux 35 heures et la mémoire de vingt ans de défaites ne nous aident pas." Mais, là encore, tout reste possible. "Nous allons beaucoup plus qu'en 1995 au comité interpro de l'agglomération rouennaise, nous faisons beaucoup plus de choses hors les murs : je pense notamment aux actions de blocages. C'est bien de pouvoir raconter cela à l'usine, de montrer que des liens sont tissés." A Cléon, le niveau de mobilisation, globalement, se maintient. "Si les copains voient des images positives à la télé - par exemple le blocage public-privé de la raffinerie de Fos -, si le gouvernement fait la bêtise de trop, si le public tient, les choses peuvent de nouveau basculer et un nouveau gros débrayage devient possible." Et Régis d'ajouter : "il est clair que des appels confédéraux à la grève générale donneraient un sérieux coup de pouce aux équipes syndicales."

Combativité

Le basculement du privé n'est certes pas acquis. Mais il n'a jamais été aussi proche. Bien des signes le montrent, comme un frémissement. Ces intérimaires qui osent débrayer à quelques-uns chez Saunier Duval, chez Peugeot. Ces sous-traitants qui entrent dans la lutte aux Chantiers navals de Saint-Nazaire. Cette grève reconductible de la logistique de Super-U dans l'Ouest. Cette douzaine de caissières de Virgin qui se mettent en grève à la surprise générale. Ces quinze salariés (sur vingt-deux) du Leader Price de Balaruc-le-Vieux (Hérault) qui arrêtent tout le 19 mai pour aller manifester. Et c'est parfois tout un bassin d'emploi qui entre en ébullition. Ainsi, dans le Douaisis, "ça pète de partout. On sent vraiment une réaction des gens pour dire : ça ne peut plus continuer comme ça. Ils en ont marre de voir les boîtes fermer" explique Pascale, secrétaire générale de la section locale de la CGT-Métaux. "Nous mêlons les retraites (en insistant sur les décrets Balladur), l'emploi, les salaires. Ici, il y a de nouveau 1000 emplois sur la sellette. Alors ça bouge - à des degrès variables - dans les PME, ça bouge à Renault Douai, on organise des blocages, on envahit la chambre patronale, on manifeste, on interpelle les députés. Des boîtes sont en lutte, le mouvement grossit." Pascale parle de mouvements spontanés, de militants CFDT ou CFTC se jetant dans le mouvement. Dans le Douaisis, c'est le privé qui est allé à la rencontre du public pour lancer des actions communes. "On tire tout seuls. On est fatigués. On a besoin d'un appel unitaire à la grève générale. La stratégie de la confédération CGT n'est pas comprise." On retrouve le même sentiment d'urgence à Belfort, où la casse d'Alstom est un séisme régional.
Précarité toujours, combativité aussi, aux Chantiers navals de Saint-Nazaire. "Les chantiers sont devenus un laboratoire du patronat. Avec des cascades de sous-traitants, la quasi-abrogation du Code du travail, l'atomisation des salariés, l'explosion des intérimaires, les représailles antisyndicales, la mise en concurrence de tous contre tous et des situations extrêmes comme ces salariés obligés de voler des outils pour pouvoir travailler. C'est une maquiladora à la française, c'est de l'esclavage moderne" dénonce André Fadda, secrétaire de l'union syndicale mutiprofessionnelle CGT qui coiffe l'ensemble des chantiers. Dans cet enfer new age, alors que s'annonce faute de commandes une période de vaches maigres, une prise de conscience s'opère. Des sous-traitants indiens restent en lutte après avoir arraché le droit à des indemnités de repas, à un logement décent et la restitution de leurs titres de transport. Ils ont défilé aux côtés d'un bon millier de leurs collègues de la sous-traitance et d'un millier de personnels des Chantiers. "Une quinzaine d'entreprises du site étaient là, mais il y avait aussi les sans-banderoles, des CDD, des intérimaires venus de la sous-traitance avec simplement leur bleu de travail." Depuis le 13 mai, la mobilisation va crescendo, la liaison s'est faite avec les enseignants. Le déclic semble en train de se produire. Selon André Fadda, les travailleurs des chantiers craignent moins la défaite qu'ils n'espèrent la victoire. "Les gens se disent : si on gagne sur les retraites, derrière on peut gagner sur tout le reste et obtenir un statut unique pour tous." Comme si l'inversion du rapport de forces était à portée de mains.

Jean Mielch


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Médias de complaisance

"Le privé, connais pas." Pour les télés, les radios et l'essentiel de la presse écrite, l'actuel mouvement social se résume aux enseignants et aux plus radicaux des salariés des transports publics. Force est de constater que cette occultation colle étrangement au propos gouvernemental, selon lequel "certaines catégories de Français" protestent, "essentiellement ceux qui ne veulent pas accepter l'argument de l'équité", c'est-à-dire "passer à 40 annuités" (Fillon, RTL, 10 juin).
Faisons preuve à notre tour d'équité et concédons que les jours de grosse mobilisation, le privé est évoqué. Degré de mobilisation ? Mystère. Sensibilité aux arguments syndicaux ? Allez savoir. Poids de la précarité, peur du chômage et de la répression patronale dans les difficultés à mobiliser ? Mais de quoi parlez-vous.
Résultat : quel salarié de ce pays a entendu parler du débrayage de 1 500 personnes à Renault Douai ? Quel média a évoqué le chiffre de 100 000 métallos grévistes le 3 juin avancé par la CGT ? Quelle télé s'est précipitée à Carrefour Port-de-Bouc pour filmer une supermarché en grève ? Qui a enquêté sur ce qui se passe chez Michelin Clermont-Ferrand où les syndicats annoncent 25 % de grévistes lors des journées d'action ?
Des mille visages du privé, stratagème bien connu, nous ne connaîtrons donc que celui de l'usager pris en otage et prêt à tout pour se rendre à son travail. Ce type de micro-trottoir, chacun le sait, n'est représentatif de rien. Mais, martelé, il fait office de coin planté entre les différentes catégories de salariés. Et il n'y a aucun éditorialiste pour dire que la mobilisation du "monde de l'entreprise", bien que partielle, est réelle, logique et légitime.
Résultat : dans les boîtes, "le débat est pollué par les médias", selon l'expression de Pascale, responsable CGT-Métaux à Douai. Même si c'est usant, généralement le coup est rattrapable. Bien plus embêtant est ce linceul de silence qui recouvre les débrayages des boîtes symboles (Renault, Péchiney, Peugeot...). "Pour bouger, les gens attendent que les autres boîtes bougent. Et à la télé, ils ne voient rien" constate un délégué CGT de la métallurgie.

J. M.

- A consulter, les perles relevées par l'association Acrimed : http://acrimed.samizdat.net
Louis
 
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