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Comme en 1995 ?
Octave a le blues. Une lumière d'automne tombe sur les quais, le ballet des trains a repris son rythme habituel, la gare de l'Est se réveille avec la gueule de bois. Tout à l'heure, comme chaque jour depuis trente-six ans, ce petit homme noir à lunettes fera la tournée des wagons. Il inspectera les sièges, les poubelles, et remplacera les pièces endommagées. Mais aujourd'hui Octave n'a pas envie de gaspiller son énergie. 1986, 1995, 2003, 2007... c'est au moins la quatrième fois qu'il s'éraille la voix dans une manif de cheminots.
Tout ça pour ça ? «A quelques mois de la retraite, on me demande de travailler plus pour gagner moins ! Cela ne me gêne pas que les députés traînent leurs fonds de culotte sur les bancs de l'Assemblée jusqu'à 60 ans. Mais on n'a pas le même métier !», ironise-t-il. Agent de maintenance, Octave fait les trois-huit et bosse le week-end. «Des horaires dont personne ne voudrait pour 1 500 euros par mois enfin de carrière.» Assis près de lui, dans une petite cuisine réservée aux employés de la gare, au bout du quai n° 1, Christophe se révolte aussi. Souffleur dans un atelier SNCF, il «crache de la salive noire» à 27 ans pour moins de 2 000 euros. Christophe et Octave ne font pas le même travail. Une génération les sépare. Mais tous deux appartiennent à une grande famille : celle des cheminots en colère.
De mémoire d'employé du rail, on a rarement vu telle fronde collective. Le jeudi 18 octobre 2007, le taux de grévistes atteint 75%. Jeunes, vieux, cadres et ouvriers, tous suivent l'appel des syndicats. s'est syndiqué à la CGT, pour ressembler aux anciens. «La réforme des régimes spéciaux est la porte ouverte à toutes les dérives, dit-il. On nous dit aujourd'hui qu'il faut travailler 40 ans ? Demain ce sera 41 ? Et nous, les jeunes, on va finir par travailler 60 ans. Que fait le gouvernement de la pénibilité de nos emplois ?» Son collègue Ludovic, 27 ans aussi, ouvrier dans un atelier, ajoute : «Nos régimes sont les derniers verrous de la libéralisation du service public.» Ludovic a un discours bien rodé. Adhérent à SUD-Rail, il fait depuis quelques semaines le tour des ateliers pour sensibiliser les autres jeunes.
Le mot d'ordre : tous solidaires. «On leur explique pourquoi on doit garder nos régimes spéciaux, dit Ludovic. Cela fait partie de l'histoire de la SNCF.»
Les cadres défendent eux aussi les intérêts de la famille. Plus proches de la retraite, ils sont un sur deux à avoir fait grève. «La réforme nous concerne, déclare Gilles, un responsable qualité de 50 ans. J'ai signé un contrat à 21 ans, accepté d'être payé 30% de moins que dans le privé, tout en cotisant davantage. Si on veut renégocier la retraite, il faut discuter au cas par cas. On fait 150 métiers différents, c'est ridicule d'imposer les mêmes conditions à tout le monde !» Gilles en a ras le bol d'être traité de privilégié. Il a beau être cadre, il gagne 2 050 euros par mois après vingt-neuf ans de métier. Au cours de sa carrière, il a vu trois copains mourir par accident. Et des collègues partir en retraite avec moins de 1 000 euros de pension... «Ces problèmes n'intéressent plus guère l'opinion publique, regrette-t-il. Aujourd'hui, les intellectuels se battent pour l'ADN Pas pour les luttes sociales.»
Les cheminots veulent rester une famille «spéciale». A la «rentabilité», ils opposent la «qualité». Au «client», le «voyageur». Sur le quai de la gare de l'Est, Octave se remémore ses premières années à la SNCF. La solidarité, l'entraide... Puis il insiste sur la pression actuelle, les jeunes chefs, des «petits requins» envoyés «pour faire du chiffre». «Finalement, conclut Octave, les cheminots aujourd'hui, c'est comme la France. Il y a des actifs et des retraités, des jeunes de banlieue et des patrons hyperriches. Parfois, ils rassemblent leurs forces. Comme avant une Coupe du Monde. Mais dès qu'ils perdent, tout s'effrite.» Octave est déjà un cheminot passé.
Léna Mauger
Le Nouvel Observateur