C'est quoi une grève générale en fait ?

Message par emma-louise » 08 Août 2003, 15:05

2003
La générale à portée de grève


Mai-juin 2003. Ces six semaines de luttes, de grève, de manifestations , relayées par le mouvement des intermittents du spectacle, apparaissent déjà comme un nouveau maillon dans la longue chaîne des grands mouvements des salariés.

Chaque grande grève porte en elle bien plus qu'une seule action revendicative. Elle est toujours porteuse de subversion, de remise en cause de l'ordre social. La grève de mai-juin 2003 n'échappe pas à ces caractéristiques, même si, bien sûr, elle peut apparaître bien modeste en regard des grandes grèves historiques du XXe siècle.
Lorsque Raffarin et Fillon décident de lancer l'offensive contre les retraites et les projets de décentralisation, ils ont l'arrogance issue de la légitimité du 10 mai, celle du plébiscite de Chirac.
"Ce n'est pas la rue qui gouverne" : le cri du coeur, le cri de classe de Raffarin, en mai dernier, est aussi celui de la peur de tous les gouvernants lorsque ceux d'en bas contestent le pouvoir divin de ceux d'en haut.
Lorsque, dès avril 2003, les enseignants s'insurgent contre les lois de décentralisation et le projet des retraites, ils contestent le fait que gouvernement et Parlement aient le pouvoir absolu de s'attaquer aux salariés, en s'appuyant sur les 19,8 % des voix obtenues par Chirac le 21 avril 2002. Ils contestent également l'inéluctabilité des projets gouvernementaux. Les "lois économiques" expliquent depuis plusieurs années que les retraites vont coûter trop cher et qu'il faut donc allonger la durée des cotisations et baisser les taux de remplacement. Mais ces lois sont apparues au grand jour comme la seule expression des intérêts patronaux. Au début du XXe siècle, les patrons prédisaient que la journée de travail de huit heures signifierait la mort de l'industrie et, plus tard, que l'idée d'être payé pour prendre des congés relevait de l'utopie socialiste... Il a fallu des grèves et de nombreux morts pour imposer ce qui apparaît aujourd'hui comme des droits élémentaires.

La force de ceux d'en bas

Une force de la grève est évidemment de rompre l'isolement, l'éclatement des salariés, entreprise par entreprise, atelier par atelier, école par école...
En France, en 2003, existent de grandes organisations syndicales, de nombreuses structures de négociations. Pourtant chacun a compris que si l'action s'était limitée aux négociations menées par les directions syndicales, l'affaire aurait été close dès le début du mois de mai. C'est la puissance du mouvement des salariés de l'Education nationale qui a conduit à un bras de fer de plusieurs semaines imposé par des personnels de tous les secteurs.
C'est le dynamisme des enseignants qui a donné confiance aux autres salariés, imposé l'idée de la grève générale reprise par des millions de manifestants et produit un réel affrontement contre le gouvernement. Ainsi, comme beaucoup de grèves générales, ce mouvement n'est pas parti d'une consigne de dirigeants syndicaux nationaux, mais d'actions de la base qui ont obligé, par la suite, les dirigeants syndicaux à lancer des mots d'ordre de grève.
La limite du mouvement de mai-juin aura évidemment été qu'il ne se sera pas réellement étendu aux centres économiques vitaux. Ouvrir une réelle crise politique aurait exigé que les salariés des communications (France Télécom, La Poste, SNCF...), de l'énergie entrent dans la grève. C'est ce qu'ont refusé les directions confédérales, soucieuses d'éviter que l'affrontement n'atteigne ce niveau. C'était pourtant ce qui était possible, ce qui était nécessaire pour faire céder le gouvernement.

Quand tout devient possible

Une autre caractéristique des grands mouvements de grève est ce changement de climat, cette sensation commune à tous ceux qui y participent qu'un rideau se déchire, qu'une chape de plomb se soulève, que de nouveaux rapports se tissent : "Accolades fraternelles, cris de ravissement et d'enthousiasme, chants de libertés, rires joyeux, gaieté et transports de joie s'entendaient dans cette foule aux milliers de têtes, refluant du matin au soir dans la ville [...] On pouvait presque croire qu'une vie nouvelle et meilleure commençait sur la Terre." (1) Ce n'est pas la relation lyrique d'une des manifestations de ces dernières semaines. C'est la description, par un journaliste, de la grève qui s'étendit, il y a tout juste un siècle, en 1903, dans le Sud de la Russie, ébranlant le pouvoir tsariste.
Ces dernières semaines aussi, ce climat s'est développé et les interpros, les manifestations locales, de quartiers, auront tissé des liens puissants qui ne seront pas sans lendemain. Puissants, car au-delà de l'utilité immédiate de coordination, ils auront fait saisir à des dizaines de milliers d'hommes et de femmes que leurs objectifs, leurs espérances, leur rejet des politiques du patronat et du gouvernement étaient partagés par bien d'autres, côtoyés dans les interpros, dans les coordinations, les manifestations. Comme ils partageaient aussi des exigences communes de justice sociale, de répartition des richesses. Tout ce qu'ils n'entendaient guère dans les discours de leurs dirigeants syndicaux nationaux, et encore moins dans ceux des dirigeants de l'ex-gauche plurielle, ils l'entendaient, répétés mille fois par ceux et celles qu'ils rencontraient chaque jour. Et, mieux, la popularité de leur mouvement, malgré l'intox quotidienne, renforçait ce sentiment de légitimité.
Toute grève générale porte en elle cette contestation de l'ordre existant, du pouvoir. Elle marque l'irruption du monde du travail dans l'arène politique, la mutation du salariat en acteur politique à part entière. A son échelle, mai-juin 2003 n'aura pas échappé à la règle, quand l'exigence de grève générale dominait toute les manifestations. Cette contestation aura pris la forme d'un rejet global des politiques libérales, appliquées aujourd'hui par la droite, mais mises sur leurs rails par le gouvernement précédent. Une telle situation pose le problème d'une alternative politique au gouvernement Raffarin. En 2003, la gauche institutionnelle n'apparaît pas capable de proposer ce projet alternatif, à tel point que chacun sait qu'elle aurait suivi une voie similaire à celle de la droite, comme le fait aujourd'hui le socialiste Schroeder dans le dossier de la Sécurité sociale en Allemagne. Le mouvement n'aura pas permis de répondre directement à cette question, mais aura de facto posé, avec plus de force, la nécessité de construire cette alternative politique, avec tous les acteurs militants de la grève. A tel point d'ailleurs que la droite craint désormais un nouveau choc frontal.
Ainsi, les grands mouvements de grève se suivent, ont des points de similitude, au-delà de leurs grandes différences. Il reste qu'ils montrent toujours que les salariés sont la force majoritaire dans la société, celle qui organise réellement la vie du pays. Eclatés, divisés, les salariés restent soumis à la loi des patrons et des gouvernements. Lorsqu'ils se rassemblent dans la rue et dans la grève, ils peuvent contester l'ordre établi et même aller jusqu'à le renverser.

Laurent Carasso.

1. Citation d'un journaliste par Rosa Luxemburg extraite de Grève générale, parti et syndicats, Œuvres I, p. 110, "Petite collection" Maspero. Texte réédité par La Découverte, dans la collection "(Re)-découverte", dans le recueil Réforme sociale ou révolution.

Rouge 2028 31/07/03
emma-louise
 
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