Ou l'on apprend que la CFTC, majoritaire, qui a signé l'accord sur les 40 heures, est discréditée.
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Reportage
La fronde des "Conti"
LE MONDE | 16.03.09 | 14h46
Il va falloir s'y faire. Oublier le passé, les heures glorieuses de l'usine Continental, du temps où "Conti" - ouvriers du site - rimait avec "nantis". Une bonne mutuelle à 30 euros par mois, un comité d'entreprise, des voyages pour le personnel, un salaire minimum net de 1 700 euros mensuels, de quoi jouer les gros bras dans une région de labeur. Les voilà, trognes d'ouvriers du siècle dernier, accent picard, blousons siglés "Continental" sur le dos, regroupés autour de quelques pneus qui brûlent, à l'entrée de l'usine.
Ils n'ont pas beaucoup dormi, ils refont leur monde, celui d'un petit peuple en rébellion, hurlent à la trahison en rêvant d'une jacquerie moderne, sur fond de mondialisation. Peu de femmes. Quelques élus rôdent autour du brasier, distribuent des textes qui n'intéressent pas grand monde. C'est un drôle de conflit social qui débute, avec ses rites. Et ses drames à venir.
Tout a débuté mercredi 11 mars, dans les ateliers. Bruno Feron, 43 ans, onze ans de boîte, raconte la scène, l'irruption de son chef d'équipe, blême, en fin de matinée. "T'arrêtes tout", lance le chef. "Mais..." "Vous allez vous laver, vous changer, on va en réunion." "Pourquoi ?" "J'en sais rien..." Et puis il y a le discours de la direction, que tout le monde a oublié. Sauf un mot : "Fermeture."
Voilà, c'était dit, enfin, après des semaines d'atermoiements. Les Allemands, propriétaires de Continental, n'ont pas d'états d'âme. L'usine de Clairoix produit, certes, mais l'offre de pneus ne correspond plus à la demande, qui s'écroule. Et le prix de revient d'un pneu, en France, plombe la rentabilité d'un groupe fortement déficitaire. "C'est l'usine la moins compétitive du monde, affirme Bernhard Trilken, le vice-président de Continental chargé des opérations industrielles au niveau mondial. Ce projet de fermeture demeure une décision déchirante, mais comparativement, le site de Sarreguemines (en Moselle) nous coûte 12 millions d'euros de moins que Clairoix. Et nous avons eu une surcapacité de production, en 2008, de 7,5 millions de pneus."
Mais comment expliquer cette logique purement comptable à 1 200 ouvriers écoeurés qui avaient déjà accepté, en 2007, de signer un accord pour travailler 40 heures par semaine, afin de pérenniser le site ? Et qui viennent de toucher 1 700 euros de prime d'intéressement pour leurs bons résultats ?
"C'est la faute à la globalisation, depuis Maastricht, tout s'est cassé la gueule", assure Bruno Feron à son vieux copain François Langny, 40 ans, dix ans de "Conti" derrière lui. "Le gouvernement, de toute façon, il a des billes à droite, à gauche...", répond l'ami. "Surtout à droite, ouais...", s'énerve Bruno Feron. Qui emboîte le pas à une cohorte de "Conti" en marche vers un hangar, à l'autre bout de l'usine. On ne sait jamais, des fois que la direction de l'usine aurait des bonnes nouvelles à annoncer.
Sur l'estrade, c'est Xavier Mathieu qui chauffe l'assistance, porte-voix en main, casquette CGT sur la tête. Une foule en colère, ça n'attend que quelques mots pour s'embraser. Il sait faire, Xavier Mathieu. "Ils ont eu notre sueur, ils veulent notre sang, lâche-t-il, ils n'auront pas notre cul ! Il va falloir que Continental paye !" Acclamations. Officiellement, les syndicats sont unis. Mais, au premier rang, Antonio Da Costa, leader CFTC, se fait tout petit. Parce qu'il a signé l'accord des 40 heures. "En signant, j'ai cru qu'on irait plus loin, dit-il, on s'est fait avoir. Pour les gens, maintenant, la trahison, c'est le gouvernement et moi. C'est si facile de ne jamais rien signer, de manipuler les gens dans la détresse. Ça y est, la CGT a pris le pouvoir, on ne peut plus empêcher les dérives de l'extrême gauche."
C'est que, derrière Xavier Mathieu, il y a ses conseillers de l'ombre, toujours dans son sillage. Comme Jean-Marc Iskin, estampillé Lutte ouvrière. Viré de l'usine en 2002 à la suite d'un conflit, ce dernier, discret, calme, efficace, en maître de l'agit-prop, organise la révolte. "Un seul mot d'ordre, le rapport de forces !", lance un représentant CGT, tee-shirt "Banlieue rouge" bien en évidence.
Une silhouette enrobée s'approche de l'estrade. C'est Louis Forzy, le patron de l'usine. Surnommé "Louis la Brocante" ou "Neu-neu" par ses ouvriers. Depuis le début de la crise, il s'est délocalisé dans un hôtel voisin, escorté de vigiles. Il s'approche du micro, se prend deux oeufs sur le crâne, plus la hampe d'un drapeau CFTC. On ne le reverra plus. "Il avait un peu faim, rigole Xavier Mathieu, il va voir s'il peut pas se faire une omelette. Hé, les copains, s'il vous reste des oeufs, balancez-les sur les journalistes..."
Il n'y a plus qu'un seul interlocuteur, désormais, c'est Philippe Bleurvacq, le DRH. L'homme des ressources humaines est respecté, dans cet univers industrieux, où ouvriers et direction cohabitent sans se fréquenter, où le terme "patron" veut encore dire quelque chose. Comme s'il représentait une forme d'autorité divine. "Parlez pas votre langage d'énarque", lui conseille un ouvrier. Philippe Bleurvacq n'a jamais été à l'ENA. Et il ne fait pas de miracles, même s'il parvient à éviter les oeufs volants. Il promet simplement que les ouvriers grévistes seront payés jusqu'au mardi 17 mars, 6 heures. Et qu'ensuite il faudra bien reprendre le travail...
"Pas question de bosser, les gars, hurle Xavier Mathieu, on fera des pneus carrés s'il le faut ! Tout ce qui est ici, c'est à nous." La foule suit, bien sûr. Elle gronde, tressaute, quelques excités déversent leur colère, leurs rancoeurs, il n'y a plus de dialogue possible. Chacun a compris que la décision de fermeture était prise, que les promesses des hommes politiques n'y feraient rien, et que seul un conflit violent pourrait souder ces hommes en rage. Déjà, lundi 16 mars, un comité central d'entreprise était prévu, à Reims. Une vingtaine de cars ont été réquisitionnés pour acheminer les "Conti" en colère. Il pourrait y avoir du grabuge. Mais c'est le 31 mars que devrait débuter réellement le dialogue social, selon les règles en vigueur. Où l'on prononcera les mots "reclassement", "accompagnement", "licenciement".
Gérard Davet