(lundi 15 novembre 2004 (Liberation) a écrit :Le coup d'éclat social des ouvrières de Shenzhen
Après une grève et une manifestation sans précédent, 3 000 employés ont obtenu 170% de hausse de salaire.
Par Pierre HASKI Shenzhen (Chine) envoyé spécial
Cette jeune ouvrière venue de la campagne n'en revient toujours pas d'avoir eu l'audace de faire grève. C'était début octobre, dans l'usine de composants électroniques Computime, coentreprise entre capitaux hongkongais et privés locaux, dans la «zone économique spéciale» de Shenzhen, le «phare» du néocapitalisme chinois, dans le sud du pays : des tracts imprimés ont commencé à circuler, appelant à la grève pour obtenir une augmentation de salaire. «Je ne pensais pas que nous aurions le courage d'aller jusqu'au bout», confie à Libération cette jeune fille de 19 ans, qui restera anonyme pour sa propre sécurité.
Les 3 000 ouvrières ont pourtant trouvé ce courage, et, le 6 octobre, elles ont même bloqué l'une des plus grandes artères de la métropole pour faire connaître leurs revendications. Elles ont tenu bon pendant quatre heures, provoquant un embouteillage retentissant et forçant le gouvernement local à se poser en médiateur. Le résultat fut spectaculaire : en un jour et demi de grève, elles ont obtenu 170 % d'augmentation des salaires, du jamais vu dans un pays où les syndicats indépendants sont interdits et les luttes sociales considérées comme des menées subversives. «Je n'ai pas eu peur car tout le monde s'est retrouvé dans le mouvement. Je n'ai fait qu'apporter un peu de ma force, ce n'est pas grand-chose», explique cette fille de paysans pauvres de l'ouest du pays, arrivée à l'usine il y a moins d'un an. Etrangère à ce climat de lutte sociale, elle a des sentiments mitigés : d'un côté, elle estime que la direction «mérite ce qui lui est arrivé» ; de l'autre, elle ne peut s'empêcher de plaindre son patron, à qui, dit-elle, «nous avons fait perdre la face. Il paraissait très abattu, on a le sentiment de lui avoir fait du mal», regrette-t-elle étrangement... Ce qu'elle ne regrette pas, c'est sa paye suivante, après l'augmentation des salaires.
Amendes. Au-delà de ce succès exceptionnel, cette grève très organisée comme le montrent les tracts imprimés et les affichettes qui avaient été apposées dans les dortoirs des travailleurs a déclenché des réactions en chaîne et de nombreuses analyses sur le travail en Chine. D'abord, parce qu'elle a attiré l'attention sur les conditions de travail proches de l'esclavage pratiquées dans certaines entreprises comme Computime : environ 230 yuans (23 euros) par mois pour onze heures de travail par jour, sept jours sur sept... On est loin du saaire minimum légal, déjà passablement bas : 610 yuans (61 euros) par mois. Un salaire inchangé depuis dix ans, sur lequel, de surcroît, sont prélevés 50 yuans (5 euros) par mois pour occuper un lit dans un dortoir sordide partagé avec sept autres ouvrières, et les amendes qui pleuvent sous le moindre prétexte, comme le fait de rester plus de cinq minutes aux toilettes... Le tout dans l'impunité la plus complète, le «bureau du travail» de la municipalité fermant complaisamment les yeux devant ces abus, un signe de la corruption généralisée de l'administration locale.
Cette grève a également révélé un autre phénomène : la pénurie de main-d'oeuvre apparue cette année dans la région du delta de la rivière des Perles, ce poumon industriel de la Chine dont fait partie Shenzhen. La nouvelle a surpris tout le monde : environ deux millions d'emplois restent vacants dans cette région qui assure un tiers des exportations de la Chine, et qui attirait jusqu'ici les masses de paysans pauvres déracinés, ces «mingong», littéralement «paysans-ouvriers» qui ont été le fer de lance du décollage économique chinois.
«Les migrants votent avec leurs pieds», estime Jane Liu, directrice adjointe de l'Institut de l'observation contemporaine de Shenzhen, une organisation non gouvernementale au service des migrants. «Au début du développement de cette ville, poursuit-elle, les migrants se contentaient de leur bol de riz quotidien. Ils ne savaient pas qu'ils étaient exploités. Aujourd'hui, les ouvriers sont plus mûrs, ils savent que leurs pères étaient là quinze ans plus tôt, et touchaient le même salaire. Ils estiment qu'il n'y a pas d'avenir et ils partent.» D'autres zones de développement du pays, comme la région du delta du Yangtse, autour de Shanghai, Suzhou et Nankin, offrent des alternatives aux «mingong» en quête d'emploi, et ont meilleure réputation que celles de la rivière des Perles.
Le phénomène est tellement répandu que certains analystes se demandent si le «modèle Shenzhen», c'est-à-dire l'exploitation sans fard d'une main-d'oeuvre abondante mais sans qualification, n'est pas en train d'atteindre ses limites. «Ce n'est peut-être pas la fin du modèle, mais il y a un seuil à franchir pour continuer à se développer», estime Jane Liu. Ce cap à franchir, c'est mieux traiter les ouvriers, leur accorder des salaires décents et de meilleures conditions de travail, et, comme le souligne le magazine Phoenix de Hongkong, de «cesser de les mépriser». La publication de l'ancienne colonie britannique ajoute une proposition osée : autoriser des syndicats indépendants pour permettre un véritable dialogue social.
Délocalisation interne. En fait, la mutation du «modèle Shenzhen» serait l'amorce d'une deuxième phase dans le développement accéléré de la Chine, avec un début de délocalisation interne. Contrairement à la Corée du Sud ou à Taiwan qui n'ont pas eu d'autre choix, lorsque les coûts de production ont augmenté, que de délocaliser en Chine, cette dernière dispose d'un vaste hinterland sous-développé prêt à accueillir les industries à forte main-d'oeuvre. La politique de développement de l'Ouest mise en place par le gouvernement chinois depuis deux ou trois ans prévoit l'investissement dans des infrastructures qui pourront accueillir à Chengdu (Sichuan) ou à Xi'An (Shaanxi) les industries qui quitteront une bande côtière devenue trop chère.
La jeune ouvrière de Computime, pour sa part, n'entend pas rester trop longtemps à Shenzhen. «D'ici un an ou deux, je partirai. Cette ville n'a pas besoin de gens comme moi, je n'ai pas les qualifications suffisantes», dit-elle avec la modestie des gens de la campagne. Mais, en ville, elle a appris une leçon : savoir dire «non» à des conditions de travail iniques. Les migrants de la campagne sont en train d'acquérir les réflexes d'une véritable classe ouvrière : c'est une mauvaise nouvelle pour le Parti communiste chinois.