a écrit :Cette vision nous semble passablement éloignée de la réalité du métier et,
contrairement à ce qu’affirme l’auteur, elle n’a rien de nouveau et d’original. Il
s’agit en fait d’une conception technologique et instrumentale de l’enseignement,
venant en droite ligne du béhaviorisme et que l’auteur réactive par le biais de la
psychologie cognitive. Cette conception assimile la pratique du métier d’enseignant
à une activité scientifique capable de contrôler l’ensemble des “variables”
impliquées dans la situation éducative et d’agir sur elles grâce à des techniques
scientifiques ou éprouvées. Au surplus, et au-delà de toutes considérations théoriques
sur son bien-fondé, soulignons que cette conception, lorsqu’on s’efforce
d’imager sa mise en application pratique, ressemble drôlement aux formes d’enseignement
les plus traditionnelles: les Jésuites et leur célèbre Ratio Studiorum,
les Frères des écoles chrétiennes concevaient eux aussi l’enseignement comme
une activité sans contingence, complètement déterminée par un programme d’action
défini a priori, par un contrôle strict.
Cette conception repose notamment sur l’idée que les buts de l’activité
éducative sont donnés d’avance (c’est-à-dire non problématiques) et que le savoir
de l’enseignant intervient uniquement sur le plan des moyens. Or, les limites de
cette conception résident dans ce qu’on peut appeler l’hétéronomie des fins et des
normes caractérisant la mission de l’école actuelle et la pratique des enseignants.
Ce phénomène signifie que l’école et les enseignants poursuivent simultanément
des fins non convergentes a priori et qui peuvent être carrément contradictoires.
Cette hétéronomie peut se manifester concrètement dans le travail enseignant de
plusieurs façons. Par exemple, travailler avec les élèves en tant que groupe
moyen standardisé et en même temps tenir compte, si possible, des écarts
individuels, de ceux qui avancent plus vite et de ceux qui sont plus lents que le
reste du groupe. Ces finalités ne sont pas nécessairement contradictoires dans
l’abstrait, où il est toujours possible de montrer, par exemple, que la poursuite
de “l’excellence” et l’intégration des élèves en difficulté d’apprentissage sont
deux “valeurs complémentaires,” mais elles peuvent et deviennent effectivement
contradictoires lorsqu’on sait que le temps du maître est compté, que ses
ressources sont limitées et qu’il ne peut pas atteindre tous les buts à la fois. Bref,
les fins poursuivies, si elles peuvent toujours se concilier dans l’abstrait de la
rhétorique ministérielle, débouchent concrètement à l’application sur une
problématique de leur hiérarchisation.
Autre exemple: passer et suivre le programme prévu, mais en même temps,
dans le même lieu, avec les mêmes élèves, semaine après semaine, permettre,
accepter ou même favoriser l’expression de ce qui n’est pas prévu, de ce qui
surgit sur le tas, sur le vif, à la mesure des dérives verbales et intellectuelles,
physiques et émotionnelles grâce auxquelles on finit par apprendre et enseigner
autre chose (ou ne rien apprendre et ne pas pouvoir enseigner) dans une classe.
Quelle est la tolérance du maître à cet égard, à quelle enseigne doit-il se loger
pour juger de ce qu’il convient de faire exactement? Un dernier exemple: les
tensions entre l’ordre disciplinaire dans la classe, ordre essentiel sans lequel il
n’y aurait pas de classe et dont le maintient constitue l’un des traits forts de la
compétence professionnelle pour les enseignants eux-mêmes, et les transgressions
parfois minuscules, parfois importantes de cet ordre, à travers lesquelles les
interactions surgissent comme lieu de négociation entre le maître et les élèves,
négociation où le maître ne peut plus, ne doit plus se réfugier derrière des
règlements, mais se mettre en jeu comme personne capable “d’embarquer” les
élèves, afin qu’ils le suivent dans un processus d’apprentissage autrement qu’en
faisant semblant d’être là, endormis les yeux ouverts.
Bref, ces quelques exemples montrent que les buts éducatifs poursuivis par les
enseignants ne sont pas si évidents et si clairs que le suppose la conception
instrumentale de l’auteur: ces buts ne surplombent pas l’action, mais dépendent
étroitement des choix et des stratégies développés par les enseignants dans le
contexte de l’action en classe. Il en découle que l’activité éducative dans les
classes ne peut jamais se limiter à un savoir scientifique portant exclusivement
sur des faits et des moyens; elle implique au contraire une référence à des fins,
c’est-à-dire à des normes sociales, éthiques, politiques, éducatives. Or jusqu’à
preuve du contraire, il n’existe pas une science des normes. C’est ici qu’intervient
ce qu’on peut appeler l’autonomie professionnelle des enseignants dans les
classes: cette autonomie signifie que le savoir-enseigner ne se réduit pas à
l’application de moyens pour des fins prédéterminées, qu’il intervient également
sur le plan normatif et interprétatif (et non plus technique et scientifique) d’une
sélection et d’une hiérarchisation entre des fins hétéronomes. Ce qu’on appelle
les “styles d’enseignement” correspond à notre avis à de tels engagements
normatifs, ceux-ci conduisant à privilégier telle ou telle fin dans le cours même
de l’activité pédagogique. Cette hétéronomie des fins constitue également un
phénomène non négligeable pour comprendre certains aspects concrets du travail
enseignant, notamment le problème si souvent invoqué par les enseignants du
manque de ressources pour réaliser tout ce qu’on leur demande en même temps
(Tardif, Lessard et Lahaye, 1991). Problème d’autant plus aigu qu’il est laissé
à la discrétion des enseignants, ceux-ci devant eux-mêmes faire un tri officieux
parmi les objectifs prônés officiellement par l’organisation scolaire.
Bref, la conception technologique et instrumentale de l’auteur nous semble fort
éloignée de la pratique professionnelle réelle des enseignants et des contraintes
qui structurent effectivement son déroulement. Depuis un siècle, les diverses
psychologies qui se sont succédé à tour de rôle (psychanalyse, béhaviorisme,
humanisme, cognitivisme, etc.) ont pour la plupart soutenu être capables de
résoudre définitivement les problèmes de l’enseignement, en montrant tantôt qu’il
était une science, tantôt une science appliquée (une technologie), tantôt une sorte
de thérapie. Le livre de l’auteur se rattache directement à cette lignée et découle
de la même prétention à fonder une science de l’enseignement.
Enfin, la conception “scientiste” de l’auteur à propos de l’enseignement n’est
pas sans causer d’autres ambiguïtés, notamment en ce qui concerne la communication
verbale impliquée dans le cadre d’activités pédagogiques. En effet, l’auteur
affirme que l’enseignement stratégique a pour objet de permettre aux élèves de
traiter de manière adéquate les informations proposées dans le cadre d’apprentissage.
Pour ce faire, il conçoit le rôle de l’enseignant comme étant d’enseigner
aux élèves, à titre d’expert, les stratégies les habilitant à se doter de moyens leur
permettant d’acquérir ou de cumuler, dans la mémoire, de nouvelles connaissances
en vue d’accéder à une compréhension de plus en plus raffinée de la réalité.
La difficulté qui se pose réside, à notre avis, dans le fait que cette conception de
l’enseignement laisse supposer un statut particulier à l’enseignant, c’est-à-dire un
quelconque statut de “scientifique,” détenteur des seules manières appropriées et
signifiantes d’appréhender de nouveaux contenus, peu importe leurs finalités. De
plus, cette conception de l’enseignement laisse supposer que l’enseignant est
parvenu, au cours d’expériences multiples et variées, à se doter d’une panoplie
de stratégies lui permettant d’appréhender avec sens diverses formes de savoirs.
Ainsi, l’enseignant-expert, détenteur des raisonnements appropriés en matière
d’apprentissage, voit son rôle orienté vers la sélection et l’enseignement explicite
de stratégies adaptées répondant à la fois aux intérêts et aux besoins de chacun,
puis vers la reproduction instrumentée de celles-ci, visant à permettre aux élèves
de se doter, par reproductions répétées, de moyens efficaces pour appréhender
avec sens les contenus pédagogiques présentés en les traitant de manière
appropriée. Ce faisant, le but de l’enseignement stratégique sera de permettre à
chacun de traiter les informations perçues de manière à lui procurer l’occasion
d’accéder, à partir de connaissances antérieures, à une connaissance de plus en
plus “objective” (c’est-à-dire de plus en plus impersonnelle et intemporelle) de
la réalité, à savoir la connaissance élaborée par l’enseignant au cours d’expériences
antérieures.
À notre avis, en limitant ainsi l’enseignement à la modélisation de stratégies,
l’auteur laisse peu de place à la négociation des significations construites par les
élèves vis-à-vis des contenus appréhendés et tient peu compte de la “viabilité”
(c’est-à-dire de ce qui procure un sens aux expériences de cognition) de leurs
représentations au regard d’expériences nouvelles. Ainsi, tout porte à croire que
l’enseignement stratégique, à lui seul, permettrait aux élèves de se doter de
raisonnements les habilitant à se construire une compréhension de plus en plus
“fidèle” de la réalité. Mais au fait, de quelle réalité s’agit-il?
Sur ce point, l’auteur laisse encore subsister d’autres ambiguïtés. Par exemple,
s’agit-il de l’accession vers une connaissance de la réalité ontologique tel que le
permet la conception empirico-réaliste de la science? Ou de la réalité expériencielle
de l’apprenant? Au fait, la réalité ontologique est-elle accessible sur le plan
des connaissances?
De notre point de vue, cette question s’avère de première importance
puisqu’elle laisse entrevoir des enjeux énormes pour la pédagogie. À titre
d’exemple, si l’enseignement stratégique vise à permettre aux élèves une meilleure
accession vers une connaissance de la réalité ontologique, le scénario
d’apprentissage découlant de cette conception présupposera chez le maître une
représentation “sans défaut” de cette réalité, ne serait-ce que d’un point de vue
“idéalisé” des éléments permettant de l’interpréter. En ce cas, il ne restera plus
au maître, seul détenteur de Vérité, qu’à permettre aux élèves, par la voie d’un
entraînement répété, de se doter de stratégies leur permettant de se constituer une
représentation semblable à la sienne.
Par contre, si l’enseignement stratégique vise à permettre aux élèves une
meilleure compréhension de leur monde d’expériences, le scénario d’apprentissage
découlant de cette conception présupposera chez le maître qu’il centre ses
efforts sur la négociation perpétuelle des différents points de vues, y compris le
sien, afin de permettre à chacun de se constituer une conception “viable” de leur
réalité expérientielle. Ce faisant, le rôle de l’enseignant consistera à soutenir les
élèves dans leurs itinéraires cognitifs dans le but de leur permettre d’adapter leurs
représentations aux contraintes imposées par la réalité. Pour ce faire, il ne lui
suffira plus de “dresser” les élèves à mémoriser des stratégies leur permettant de
résoudre des problèmes circonscrits dans le cadre d’activités pédagogiques (en
espérant qu’ils puissent généraliser leurs apprentissages à d’autres expériences).
Au contraire, l’enseignant sera dorénavant obligé de soutenir ses élèves dans la
poursuite de leur itinéraire cognitif en les confrontant à des expériences nouvelles
et accesibles plutôt que de les soumettre à de simples activités de répétition de
stratégies, qu’elles soient d’ordre cognitif ou métacognitif. Par exemple, c’est un
secret de Polichinelle que de constater que les formes de savoirs proposés dans
le cadre des programmes d’enseignement reposent sur des finalités différentes.
Pour appréhender avec sens ces nouvelles formes de savoirs, l’élève doit d’abord
prendre conscience de ses propres représentations (ou conceptions spontanées)
et exercer sur elles une “réflexivité,” c’est-à-dire s’interroger sur les fondements
de ses explications, sur les limites de ces fondements dans le but de les situer par
rapports aux différentes règles sous-tendant les différents jeux de connaissances
lui étant proposés dans le cadre d’expériences académiques. Sur ce point, bien
que la conception de l’auteur concernant l’intégration de connaissances nouvelles
aux connaissances antérieures des apprenants puisse sembler pertinente au regard
des expériences vécues dans un même champ de connaissances (celui-ci
présupposant que l’élève connaisse les règles lui étant applicables), elle semble
toutefois porter peu de considération sur la “viabilité” des représentations
élaborées dans l’appréhension de formes de savoirs, celles-ci étant alors
différentes de celles des savoirs communs élaborées avant ou en marge de
l’apprentissage.
À notre avis, seule l’élaboration de conduites réflexives, tant chez l’enseignant
que chez les apprenants permettra à tous de mieux cheminer dans leurs itinéraires
cognitifs et de se constituer une conception procurant du sens à leurs expériences.
Ceci implique, d’une part, que l’enseignant accepte d’exercer sa profession
comme un “reflective thinker” sur sa pratique pédagogique (Schön, 1987) au lieu
d’être un simple transmetteur de stratégies. D’autre part, cela implique également
que l’enseignant et les élèves sous sa responsabilité acceptent de reconsidérer
leurs points de vue, lorsqu’ils procurent peu de sens à leur expériences d’appren-
tissage fondées sur des finalités différentes, dans le but de les “contextualiser”
suivant les règles implicites les sous-tendant. Ainsi, c’est en permettant à chacun
de se construire une meilleure “complexification conceptuelle” que les conceptions
élaborées en cours d’apprentissage auront du sens et qu’elles permettront
à tous de mieux se représenter leurs réalités expériencielles, tout en respectant
les divers “contextes épistémologiques” sur lesquels elles se fondent. À défaut
de permettre cette “complexification conceptuelle,” les connaissances nouvelles
fondées sur des formes de savoirs différents du sens commun risquent de ne
procurer que peu de sens aux élèves et, ce faisant, ces derniers verront leurs conceptions
spontanées émerger dès la moindre situation inhabituelle se présentant
à eux. Ceci aura pour effet de reconnaître, encore une fois, l’impuissance des
théories de l’apprentissage à procurer une explication satisfaisante au problème
de la communication en enseignement.
En terminant, nous voudrions faire une dernière remarque sur le discours de
l’auteur dans cet ouvrage. À notre avis, tout son exposé est dominé par une
rhétorique puisant à deux sources: le vocabulaire de la gestion et le vocabulaire
de l’informatique. Ce livre est tellement truffé de termes empruntés à la gestion
que cela devient agaçant: efficacité, rendement, mesure, stratégie, excellence,
contrôle, calcul, expertise, performance, planification, gestion, etc. On croirait lire
un rapport écrit par un comptable ou un technocrate s’apprêtant à rationaliser leur
entreprise! Il nous semble évident que l’utilisation d’un tel langage n’est pas
neutre, mais indique un engagement idéologique dont les fondements ne sont
jamais questionnés par l’auteur. Ces fondements correspondent à l’idéologie
cognitiviste telle que nous l’avons analysée dans la première partie de ce texte.
Par ailleurs, alors que le béhaviorisme assimilait les êtres humains à des pigeons
compliqués, notre auteur semble, pour sa part, les assimiler à des ordinateurs.
S’agit-il d’une métaphore? S’agit-il d’un postulat? S’agit-il d’une conception
idéologique très à la mode ces temps-ci? On ne le sait pas, hélas. Pourtant, c’est
cette assimilation qui permet à l’auteur de réduire l’enseignement à un processus
de traitement de l’information.
En conclusion, le problème central de tout cet ouvrage est d’évacuer justement
la dimension problématique des thèses et de propos de l’auteur, comme si la
vérité sortait directement de sa plume (ou de son ordinateur personnel!): il s’agit
d’un ouvrage rempli de “solutions,” mais qui ne connaît aucun véritable
problème, puisque tout est résolu d’avance grâce à la science de l’auteur. Jadis,
la théologie fonctionnait de cette façon et on appelait “croyants” ses servants.
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On peut prendre ou non ce papier comme base de départ.