a écrit :En Casamance, le fils du dernier chasseur veut créer une zone protégée.
Le lamantin, espèce laminée
Par Marie-Laure JOSSELIN
Samedi 26 août 2006 Casamance envoyée spéciale
Loin des tensions armées qui règnent dans la région, la pirogue multicolore glisse le long du fleuve Casamance, animé par quelques sauts de dauphins. Soudain, le vieux Sonko coupe le moteur et sourit : «Ça me fait plaisir de les voir comme ça, vivants.» Un peu plus loin, deux museaux pointent, à peine visibles. Depuis «des temps immémoriaux», la famille Sonko chasse le lamantin ouest-africain (Trichechus senegalensis) , un animal placide et inoffensif menacé de disparition. Ses ancêtres partaient avec des armes à la rencontre du lamantin. Lui part armé de ses mots et de ses connaissances pour sensibiliser la population. «Le monde change et j'ai vu que l'espèce disparaissait. J'ai compris que c'était dû à une surexploitation alors j'ai arrêté de la tuer», murmure-t-il, reconverti en défenseur des lamantins et en guide touristique.
Aire marine.
Son père, mort il y a un an, était le dernier chasseur de lamantins en Casamance. Au cours de leur première pêche, ils en avaient tué trois en un jour. A la fin de sa vie, le vieux pouvait naviguer plus d'une semaine sans en apercevoir. Cette chasse traditionnelle constitue la principale agression contre ce mammifère aquatique d'environ 3 à 4 mètres et pesant jusqu'à 500 kilos. Sur les marchés casamançais, à l'époque où on la trouvait, cette bonne viande de brousse se vendait 600 francs CFA (moins de un euro) le kilo. Traditionnellement, le lamantin est utilisé dans l'alimentation et dans les préparations médicinales, quand il ne revêt pas un côté mystique. «Personne n'a compté mais, en termes de fréquentation, les vieux pêcheurs prétendent qu'il y en a moins», explique Marlène Jaulin, géographe et consultante pour Wetlands International. L'organisme a d'ailleurs lancé un projet régional de conservation du lamantin ouest-africain, espèce inscrite sur la liste rouge de l'Union internationale pour la conservation de la nature (UICN), ainsi que dans la convention sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvages menacées d'extinction (Cites).
Sur l'eau, le vieux Sonko remet son moteur en route. Caché près de lui dans un linge blanc, son héritage depuis longtemps non utilisé : trois armes en forme de trident pour harponner l'animal et le suivre jusqu'à épuisement. Avec Jean Goepp, de Narou Heuleuk («la part de demain» en wolof), un projet de l'association de protection de la nature Océanium, il va à la rencontre des populations des abords du fleuve afin de délimiter la future aire marine protégée, seule chance de sauver le lamantin et de gérer durablement les ressources halieutiques. «Il y a urgence», dit Isidore Biagui, chef du service régional de la pêche. Une unité de traitement d'huîtres fraîches, des périmètres d'agroforesteries et un gîte écotouristique sont prévus pour engranger des revenus et rendre pérenne l'aire marine protégée de Casamance, qui sera la quatrième du Sénégal.
Le morcellement de leur milieu, le déboisement de la mangrove, la construction de barrages ainsi que les filets de pêche qui le prennent au piège constituent un danger pour le lamantin comme pour les autres espèces halieutiques du fleuve Casamance, réputé pour son écosystème très riche. «Tout le monde sait qu'il n'y a plus de poisson, plus d'huîtres, plus rien», lance Pierre, le chef du village de Pointe-Saint-Georges, où les lamantins ont l'habitude de se rendre. Selon l'UICN, la faune sauvage aurait perdu 55,4 % de ses mangroves et 30 % de ses zones humides. Isolé au milieu d'un bras du fleuve dans une dense végétation, le village d'Itoo, peuplé de pêcheurs et d'agriculteurs, est aussi un endroit stratégique. Les lamantins, exclusivement herbivores, vont pouvoir s'y reproduire en toute quiétude. Très présente dans le folklore sénégalais, la bête a différentes origines selon les ethnies, mais ici, «c'est un animal sacré ! Et seuls les vieux peuvent le voir. Ils nous l'interdisent car ils disent qu'il est très sexué et que ça peut rendre fou», lance Diatta, le chapeau de paille bien vissé sur la tête. A Itoo, aucun habitant ne prononce directement le nom de lamantin.
«Fier».
Pour Jean Goepp, «l'implication des populations est primordiale, ce sont elles qui vont gérer la future aire marine protégée et qui vont en être les gardiennes». Si les autochtones sont d'accord pour la créer, il n'en est pas de même pour les nombreux migrants du secteur : Maliens, Guinéens et même Sénégalais venus exploiter les eaux pour de grands propriétaires de pirogues. Au village de migrants de Petite-Pointe, le contraste est flagrant. Si, à Pointe-Saint-Georges, distant de quelques kilomètres, les maisons sont en dur, espacées et les rues propres, à Petite-Pointe, les cases en paille côtoient les tas d'immondices.
Pour Jean, «les migrants n'adoptent pas de comportements visant à la sédentarisation alors ils savent que demain, s'ils ont exploité toute la ressource, ils iront ailleurs». Jean et les habitants rêvent que le lamantin, comme la crevette, se reproduise tranquillement, un peu à l'image des poissons de l'aire marine protégée de Bamboung, au centre du Sénégal, pour laquelle quatorze villages se sont associés. En deux ans, seize nouvelles espèces ont été recensées et la biomasse a doublé. Dans son coin, le vieux Sonko, lui, se dit «fier» de contribuer au développement de l'espèce que sa famille tuait.