a écrit :Depuis une vingtaine d'années, mes amis et moi, nous étudions ces situations étranges que la culture intellectuelle où nous vivons ne sait pas où ranger. Nous nous appelons, faute de mieux, sociologues, historiens, économistes, politologues, philosophes, anthropologues. Mais, à ces disciplines vénérables, nous ajoutons à chaque fois le génitif: des sciences et des techniques. Science studies, est le mot des Anglais, ou ce vocable trop lourd: « Sciences, techniques, sociétés». Quelle que soit l'étiquette, il s'agit toujours de renouer le nœud gordien en traversant, autant de fois qu'il le faudra, la coupure qui sépare les connaissances exactes et l'exercice du pouvoir, disons la nature et la culture. Hybrides nous-mêmes, installés de guingois à l'intérieur des institutions scientifiques, miingénieurs, mi-philosophes, tiers instruits sans le chercher, nous avons fait le choix de décrire les imbroglios où qu'ils nous mènent. Notre navette, c'est la notion de traduction ou de réseau. Plus souple que la notion de système, plus historique que celle de structure, plus empirique que celle de complexité, le réseau est le fil d'Ariane de ces histoires mélangées.
Pourtant, ces travaux demeurent incompréhensibles parce qu'ils sont découpés en trois selon les catégories usuelles des critiques. On en fait de la nature, de la politique, ou du discours.
Lorsque MacKenzie décrit la centrale à inertie des missiles intercontinentaux (MacKenzie, 1990)*, lorsque Callon décrit les éleçtrodes des piles à combustible (Callon, 1989), lorsque Hughes décrit le filament de la lampe à incandescence d'Edison (Hughes, 1983a), lorsque je décris la bactérie de l'anthrax atténuée par Pasteur (Latour, 1984) ou les peptides du cerveau de Guillemin (Latour, 1988a), les critiques s'imaginent que nous parlons de techniques et de sciences. Comme ces dernières sont à leurs yeux marginales ou ne manifestent au mieux que la pure pensée instrumentale et calculante, ceux qui s'intéressent à la politique ou aux âmes peuvent les laisser de côté. Pourtant ces recherches ne traitent pas de la nature ou de la connaissance, des choses-en-soi, mais de leur engagement dans nos collectifs et dans les sujets. Nous ne parlons pas de la pensée instrumentale mais de la matière même de nos sociétés. MacKenzie déploie toute la Navy américaine et même les députés pour parler de sa centrale à inertie; CalIon mobilise EDF et Renault ainsi que de grands pans de la politique énergétique française pour comprendre les échanges d'ions au bout de son électrode; c'est toute l'Amérique que Hughes reconstruit autour du fil incandescent de la lampe d'Edison; c'est toute la société française du XIxe siècle qui vient, si l'on tire les bactéries de Pasteur, et il devient impossible de comprendre les peptides du cerveau sans leur accrocher une communauté scientifique, des instruments, des pratiques, tous impedimenta qui ressemblent bien peu à de la matière grise et à du calcul.
«Mais alors c'est de la politique? Vous réduisez la vérité scientifique à des intérêts et l'efficacité technique à des manœuvres politiciennes? » Voici le deuxième malentendu. Si les faits n'occupent pas la place à la fois marginale et sacrée que leur réservent nos adorations, les voilà réduits aussitôt à de pures contingences locales et à de pauvres combines. Pourtant, nous ne parlons pas du contexte social et des intérêts de pouvoir, mais de leur engagement dans les collectifs et dans les objets. L'organisation de la Navy se modifie profondément par l'alliance qui se fait entre ses bureaux et les bombes; EDF et Renault deviennent méconnaissables selon qu'ils investissent dans la pile à combustible ou dans le moteur à explosion; ce n'est plus la même Amérique avant et après l'électricité; ce n'est plus le même contexte social du XIXe siècle selon qu'il est construit avec de pauvres gens ou avec des pauvres infectés de microbes; quant au sujet inconscient étendu sur son divan, comme il est différent selon que son cerveau sec décharge des neuro-transmetteurs ou que son cerveau humide sécrète des hormones. Aucune de ces études ne peut réemployer ce que les sociologues, les psychologues ou les économistes nous disent du contexte social ou du sujet pour les appliquer aux choses exactes. A chaque fois, le contexte comme la personne humaine se trouvent redéfinis. De même que les épistémologues ne reconnaissent plus dans les choses collectivisées que nous leur offrons les idées, les concepts, les théories de leur enfance, de même les sciences humaines ne sauraient reconnaître dans ces collectifs remplis de choses que nous déployons les jeux de pouvoir de leur adolescence militante. A gauche, comme.à droite, les fins réseaux tracés par la petite main d'Ariane demeurent plus invisibles que ceux des araignées.
« Mais si vous ne parlez ni des choses-en-soi ni des humainsentre-eux, c'est que vous ne parlez que du discours, que de la représentation, que du langage, que des textes. » Tel est le troisième malentendu. Ceux qui mettent entre parenthèses le référent extérieur - la nature des choses - et le locuteur - le contexte pragmatique ou social - ne peuvent en effet parler que des effets de sens et des jeux de langage. Pourtant, lorsque MacKenzie scrute l'évolution de la centrale à inertie, il parle bien d'agencements qui peuvent nous tuer tous; lorsque Callon suit à la trace les articles scientifiques, c'est de stratégie industrielle qu'il parle en même temps que de rhétorique (Callon, Law et al., 1986); lorsque Hughes analyse les carnets de notes d'Edison, le monde intérieur de Menlo Park sera bientôt le monde extérieur de l'Amérique entière; lorsque je décris la domestication des microbes par Pasteur, c'est la société du XIxe que je mobilise et pas seulement la sémiotique des textes d'un grand homme; lorsque je décris l'invention-découverte des peptides du cerveau, je parle bien des peptides eux-mêmes et non pas simplement de leur représentation al,llaboratoire du professeur Guillemin. Pourtant, il s'agit bien de rhétorique, de stratégie textuelle, d'écriture, de mise en scène, de. sémiotique, mais d'une forme nouvelle qui embraie à la fois sur la nature des choses et sur le contexte social, sans se réduire pourtant ni à l'une ni à l'autre.
Notre vie intellectuelle est décidément bien mal faite. L'épistémologie, les sciences sociales, les sciences du texte ont chacune pignon sur rue, mais à condition d'être distinctes. Si les êtres que vous suivez traversent les trois, vous n'êtes plus compris. Offrez aux disciplines établies quelque beau réseau sociotechnique, quelques belles traductions, les premières extrairont les concepts et en arracheront toutes les racines qui pourraient les relier au social ou à la rhétorique; les deuxièmes exciseront la dimension sociale et politique et la purifieront de tout objet; les troisièmes, enfin, garderont le discours mais le purgeront de toute adhérence indue à la réalité - horresco rejerens - et aux jeux de pouvoir. Le trou de l'ozone au-dessus de nos têtes, la loi morale dans notre cœur, le texte autonome peuvent, séparément, intéresser nos critiques. Mais qu'une fine navette ait attaché le ciel, l'industrie, les textes, les âmes et la loi morale, voilà qui demeure insu, indu, inouï.
a écrit :apres avoir défendu l'efficacité de l'eau bénite....
a écrit : qui traite les physiciens sokal et brickmont de charlatans
a écrit : Latout veux bien que la vaccination ça marche contre les microbes, mais il ne veut pas admettre qu'au dela du laboratoire, l'existence des microbes soit plus qu'un systeme de croyance, une représentation sociale....
a écrit :tu nous parlais un peu de tes "stratégies langagières".
a écrit :Non sans blague ?
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