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Turquie : les scientifiques confrontés aux créationnistes [/center]
Publié le : 01-06-2007
Ce dessin est tiré de la littérature créationniste anglophone du début des années 80. par Nicholas Birch
(traduction Georges Festa)
Les laïcs turcs ont mis fin le 20 mai aux défilés monstres qu’ils organisaient depuis la fin avril pour protester contre la perspective d’un président islamiste.
Pourtant, alors que ces manifestations, les plus grandes dans l’histoire de la Turquie, ont retenu l’attention du monde entier, une partie incontestablement plus importante de ce combat pour l’âme de la Turquie se mène en ce moment dans le silence relatif des salles de classe, des laboratoires et des tribunaux turcs.
Un généticien de l’université d’Istanbul, Haluk Ertan, résume en quelques mots la situation. « La Turquie, dit-il, c’est le quartier général du créationnisme au Moyen Orient. »
« Pas seulement du Moyen Orient, mais du monde. » souligne Tarkan Yavas, le jeune et fringant directeur de la Fondation pour la Recherche scientifique (BAV), basée à Istanbul. Cet institution, créée il y a 15 ans, a produit une masse considérable d’informations, en publiant des centaines de titres. La question est : beaucoup de ces ouvrages peuvent-ils être considérés comme scientifiques ?
Dirigée par un prédicateur charismatique, Adnan Oktar, la dernière publication de BAV est un Atlas de la Création de 770 pages, qui a été envoyé gratuitement aux scientifiques et aux écoles en Grande-Bretagne, en Scandinavie, en France et en Turquie en février dernier.
Page après page, l’ouvrage juxtapose des photographies de fossiles et d’espèces vivantes, en affirmant que les ressemblances prouvent le caractère frauduleux des théories selon lesquelles les espèces s’adaptent au cours du temps. Le livre poursuit en accusant les principes évolutionnistes du communisme, du nazisme et – sous une photographie en format A 3 des tours du World Trade Center en flammes – de l’islamisme radical et de la tragédie terroriste du 11 Septembre [2001]. « Le darwinisme est la seule philosophie qui mérite d’être combattue. » dit le texte.
Cette affirmation peut paraître outrancière, mais elle fait partie d’une machine de propagande terriblement efficace. Une enquête menée en 2006 a montré que 25 % seulement des Turcs acceptaient le principe de l’évolution. Selon une autre enquête en 2005, 50 % des enseignants en biologie mettaient en doute ou rejetaient l’évolution.
« Grâce à nous, le darwinisme meurt en Turquie. » estime M. Yavas, du BAV, qui ambitionne de mettre en place un calendrier créationniste jusqu’à ce que la culture turque soit « purifiée » de ce qu’il appelle le matérialisme athée. « Le darwinisme nourrit l’immoralité, et une Turquie immorale n’est pas du tout utile à l’Union européenne. »
Achever cette tâche sera probablement chose ardue. Organisation quasi religieuse, gardant jalousement les secrets de sa considérable puissance, et dont les sites web mélangent le créationnisme avec un nationalisme teinté d’islam, une nostalgie de la période ottomane et une vénération pour l’armée turque, BAV a été, à plusieurs reprises, poursuivi devant les tribunaux au cours des dix dernières années. Le 19 mai, la Cour Suprême de Turquie a entamé une nouvelle procédure, en décidant que les charges criminelles retenues en 2005 contre ce groupement n’auraient pas dû être abandonnées pour des questions de délais.
Un autre tribunal turc examine une affaire présentée par 700 universitaires contre le ministère de l’Education au printemps dernier, demandant que les références au créationnisme présentes dans le programme scientifique des écoles depuis 1985 soient retirées.
« Il existe déjà des cours obligatoires de religion pour ce genre de chose dans les écoles turques. » déclare le biologiste Augur Genk, qui a commencé à organiser des manifestations universitaires, après que cinq enseignants du secondaire au sud de la Turquie aient été révoqués en 2005 pour avoir enseigné l’évolution.
De même que BAV, qui a organisé des centaines de conférences sur le créationnisme au cours des dix dernières années, ainsi qu’une cascade récente de « musées de la Création », les opposants au créationnisme défendent de plus en plus leurs thèses directement auprès de l’opinion turque.
Ces derniers mois ont vu se tenir toute une série de conférences universitaires dans des villes d’Anatolie centrale. Pendant ce temps, un magazine scientifique populaire a consacré ses deux derniers numéros à répondre aux thèses défendues par l’Atlas de la Création de BAV.
« Lorsque le mouvement créationniste a commencé à émerger au début des années 1990, beaucoup de scientifiques se sont contentés d’en rire. » nous dit Nazi Somel, ancien professeur qui rédige une thèse sur l’histoire du créationnisme turc. « C’est une bonne chose de voir qu’ils le prennent maintenant au sérieux. »
Elle est sûre que ce conflit sera gagné, avec d’autres partisans de l’évolution, par les scientifiques. Mais si les personnalités publiques ont plutôt tendance à éviter une trop grande proximité avec le groupe d’Adnan Oktar, des versions d’apparence plus raisonnable ont de puissants soutiens en Turquie aujourd’hui.
Prenez le concept de « dessein intelligent » par exemple, selon lequel certaines structures cellulaires sont trop complexes pour avoir évolué naturellement, et doivent donc avoir été créées. En décembre 2005, un juge américain a renvoyé plusieurs experts, en qualifiant cela de « point de vue religieux, et non une théorie scientifique », et en bloquant les tentatives de l’inclure dans le programme d’une école de Pennsylvanie. Mais lorsque des intervenants américains et turcs se sont réunis le 12 mai, à l’occasion du second colloque en Turquie sur le dessein intelligent, ils l’ont fait avec le soutien de la municipalité d’Istanbul. Une telle tolérance n’est pas surprenante. Le maire d’Istanbul, Kadir Topbas, partage l’opinion politique du Premier ministre, Recep Tayyip Erdogan, qui a déclaré à la mi-Mai que « les Etats sont laïcs, mais pas les individus ».
Le ministre turc de l’Education vient de soutenir publiquement l’enseignement du dessein intelligent.
« Les thèses évolutionnistes accompagnent l’athéisme, le dessein intelligent accompagne la croyance religieuse. » a-t-il déclaré sur la chaîne privée CNN-Turk en novembre dernier. Avec des sondages d’opinion montrant qu’1 % seulement des Turcs sont athées, a-t-il poursuivi, retirer le dessein intelligent du programme équivaudrait à de la censure.
Un des organisateurs de ce colloque du 12 mai, l’écrivain Mustafa Akyol, prétend que le dessein intelligent peut agir comme vecteur pour harmoniser divers aspects de l’évolution avec le créationnisme. Aux yeux des modernistes laïcs de Turquie, affirme-t-il, « la science a remplacé la religion en tant que nouvelle foi. Les Turcs de mentalité religieuse doivent être convaincus que la science n’est pas une menace. »
M. Ertan, généticien à l’université d’Istanbul, estime qu’il est impossible de mélanger science et créationnisme. D’après lui, ce que les créationnistes veulent, c’est que les Turcs abandonnent la raison et adoptent entièrement la superstition. Une telle posture, ajoute-t-il, est anti-moderne et affecterait gravement tous les efforts pour promouvoir le développement.
« Naturellement, la science ne peut pas répondre à toutes les questions, mais cela ne veut pas dire que vous devez laisser tomber ses principes fondamentaux. » ajoute-t-il. « Sans la science, une civilisation moderne est impossible. »
[Nicholas Birch est spécialiste de la Turquie, de l’Iran et du Moyen Orient.]