Chasseurs de virus

Et lutte contre les pseudo-sciences et les obscurantismes

Chasseurs de virus

Message par Plestin » 24 Mars 2019, 15:01

Comme le sujet d'Ebola redevient malheureusement d'actualité (dans l'Est du Congo RDC ex-Zaïre) cela me donne envie de parler d'un bouquin très intéressant sur la question, sur lequel je viens de remettre la main et qui mérite d'être dans la rubrique "Sciences" autant que dans "Livres" : Chasseurs de virus, écrit par un couple de chercheurs : l'Américain Joseph B. McCormick (du CDC - Centre pour le contrôle des maladies - d'Atlanta, Etats-Unis) et la Britannique Susan Fisher-Hoch. Edité par les Presses de la Cité.

Ce livre date de 1996 (1997 pour la version française), ne se trouve plus que d'occasion sur le net et n'a probablement aucune chance d'être réédité : il commence par la fin, c'est-à-dire la mise en place du fameux laboratoire P4 (protection de niveau 4, le niveau le plus élevé) à Lyon, financé par la famille Mérieux pour l'étude des virus et bactéries les plus dangereux de la planète (Ebola, Lassa, tuberculose résistante à tous les traitements connus...) ; laboratoire P4 dont Susan Fisher-Hoch a été la directrice. La préface du livre est rédigée par feu Charles Mérieux ; mais depuis, pour des questions de pouvoir à l'occasion d'un rapprochement entre Mérieux et Pasteur, Susan Fisher-Hoch a été licenciée sous un prétexte bidon de prise de risque excessif (elle a été blanchie depuis) et remplacée par un homme de Pasteur... Aujourd'hui, les deux chercheurs, fâchés avec la famille Mérieux, enseignent au Texas.

Bien que ce livre ait sa petite dose d'anticommunisme désagréable (mais appuyée sur les dégâts bien réels de certains régimes ou organisations prétendument "marxistes" ou liés à l'URSS), il ne rechigne pas à égratigner un peu tout le monde y compris les Etats-Unis ; mais là n'est pas la question.

Le grand intérêt de ce livre, c'est de nous décrire le travail de pionniers en épidémiologie mené par ces chercheurs et d'autres, face aux ravages de la fièvre de Lassa en Sierra Leone, puis lors des premières flambées d'Ebola, mais aussi face à l'apparition du sida ou face à l'explosion de l'hépatite C dans une région déshéritée du Pakistan. Et, en parallèle, de décrire l'état de déliquescence avancé des infrastructures de bien des pays dans les années 1970-80 et l'extrême dénuement des populations, la misère étant en général le meilleur allié des virus.

Ce livre apprend à avoir beaucoup moins peur des virus les plus terrifiants... et davantage peur de l'organisation sociale et économique capable d'amplifier considérablement une économie à cause de ses dysfonctionnements (ses dysfonctionnements "normaux", pourrait-on dire).

Pour tous ceux qui n'auraient pas l'occasion de le lire, j'aimerais en mettre ici quelques extraits, au fil de l'eau, durant les jours qui viennent.
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Re: Chasseurs de virus

Message par Plestin » 24 Mars 2019, 15:23

VIH, Zaïre, 1983

Des larmes de colère et de frustration me montèrent aux yeux. Je me trouvais au pied d'un lit sordide, à l'hôpital Mama Yemo de Kinshasa, au Zaïre, et je regardais une femme mourir. Peut-être avait-elle vingt-cinq ans à peine. Son corps presque immobile était étendu sur un matelas crasseux. Aucun drap ne couvrait sa nudité. J'écartais les mouches qui bourdonnaient sans répit autour de mes oreilles. La salle abritait trente ou quarante femmes. Quelques-unes étaient dans le même état que celle qui se trouvait devant moi. Elle avait perdu ses cheveux. Elle avait le teint cireux et les yeux caves. Ses lèvres étaient couvertes de plaies vives. Sa langue devait être très douloureuse : en l'examinant de près, je vis qu'elle était attaquée par cette candidose que nous connaissons bien aujourd'hui, pour être banale chez les malades au stade terminal du sida. Sa peau était tendue sur ses os comme une toile vierge sur un cadre. Elle était parsemée de marbrures gonflées et livides : le sarcome de Kaposi, un cancer des vaisseaux sanguins de la peau largement répandu chez les malades du sida. Sur d'autres parties de son corps, les escarres avaient creusé de larges cratères suppurants. Elle était de taille moyenne, mais ne pesait pas plus de vingt-huit ou trente kilos.

Personne n'était là pour s'occuper d'elle. Ni parents ni amis. C'était une situation inhabituelle, pour ce que je savais de la culture zaïroise. En Afrique, il est de tradition que la famille d'un agonisant se rassemble autour de lui pour s'assurer que le passage de la vie à la mort s'effectue aussi doucement que possible. Lorsque les circonstances le permettent, il est important que ce passage se déroule dans un cadre réconfortant - positif, au plan culturel et personnel - pour que l'âme du mourant soit assurée d'être bien accueillie par ses ancêtres. J'avais vu, en Afrique, des gens mourir du diabète, de la tuberculose, de la lèpre et même de la fièvre de Lassa. Ils étaient toujours entourés de leur famille, dont la présence les soulageait. Il était même très fréquent que des patients en phase terminale soient emmenés par leurs parents, pour mourir chez eux plutôt qu'à l'hôpital.

Ce que je voyais était nouveau pour moi. Une tragédie humaine, inédite dans mon expérience de l'Afrique moderne. Une jeune femme mourait, seule et abandonnée. Comment en était-on arrivé là ? Quelle évolution catastrophique, quel viol culturel avaient pu provoquer cela ?

Lorsque j'enseignais au Zaïre, j'avais vu ma part de misère, de pauvreté et de maladie. J'avais vu des gens mourir de la rage et de la petite vérole. J'avais vu de jeunes enfants périr de paludisme sous les yeux de leur mère impuissante et dévorée par le chagrin. Mais je n'avais jamais rien vu de tel. En Afrique, on ne meurt pas seul. En tout cas, c'est ce que j'avais cru.

J'avais l'habitude de voir des patients en phase terminale, mais cette jeune femme me bouleversait. Elle incarnait à mes yeux l'irruption sur le continent africain d'un monde moderne incompatible, chaotique, où l'on rejetait les anciennes règles. Je m'efforçais de comprendre les raisons de ces ravages. Quelle sorte de maladie était capable de transformer la culture traditionnelle de manière aussi dramatique et aussi cruelle ? Entre toutes les maladies mortelles que j'avais vues à l'oeuvre en Afrique, je réalisai que le sida avait modifié les coutumes en profondeur. Toute l'expérience que j'avais acquise en combattant la maladie dans les régions les plus reculées du monde devait être remise en question. Je n'avais absolument aucun antidote à offrir, aucun réconfort à proposer - et bien peu d'espoir.

Elle gémit soudain, et leva les yeux vers moi. Malgré sa douleur, elle me salua poliment.
- Moyo Wanji. - Bonjour, monsieur.
Elle m'adressa un petit sourire tremblant, qui suggérait qu'il lui restait peut-être assez d'énergie pour répondre à quelques questions.
Je demandai d'où elle venait.
- Wembo Nyama.
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Re: Chasseurs de virus

Message par Plestin » 25 Mars 2019, 07:26

Dans le premier post, j'ai écrit :

capable d'amplifier considérablement une économie


Il fallait bien sûr lire "épidémie", pas "économie".

Dans le livre, les deux auteurs racontent leurs premières expériences de recherche en épidémiologie, qui concernaient alors des bactéries.

Pour Joe McCormick, c'était l'identification de la cause d'une incroyable épidémie d'angines sévères à streptocoques au beau milieu de l'été dans une communauté amérindienne de l'Arizona, suite à un grand pique-nique. Il s'avérera que cela venait d'un porteur du streptocoque ayant préparé une grande salade de pommes de terre, qui avait contaminé ces dernières et comme elles avaient été mises encore chaudes au réfrigérateur, les streptocoques avaient eu tout loisir de se développer.

Puis, il est amené à intervenir en 1974 lors de la grande épidémie de méningite à méningocoque A qui a frappé le Brésil.

Plus d'un millier de personnes se pressaient à l'hôpital Emilio Rebas de Saõ Paulo, qui contenait à peine assez de lits pour en recevoir cinq cents. Ils occupaient les couloirs, étendus sur des matelas posés par terre, s'entassaient dans les moindres recoins. Tous étaient atteints de méningite. Certaines salles n'abritaient que des enfants. Lorsqu'on y pénétrait, le regard hésitait, revenait, espérait que le spectacle n'était pas réel. Les enfants n'avaient plus de mains, il leur manquait parfois un ou plusieurs membres, voire des fragments du nez ou des oreilles.

La méningite est l'infection du liquide céphalo-rachidien par une bactérie, le méningocoque (...) Ses symptômes sont, entre autres, des migraines, de la fièvre, des nausées et des vomissements. Dans les cas graves, surtout chez les enfants, elle peut provoquer des convulsions, et mène parfois au coma. Comme la bactérie est transmise également par la circulation sanguine, elle peut entraîner un état de choc et des hémorragies. La méningite peut entraîner la nécrose des extrémités, car elle tend à former des caillots qui obstruent les vaisseaux et empêchent le sang d'alimenter les extrémités du corps. Les fragments concernés finissent par noircir et se gangrener.

Même si cela n'arrive qu'à dix pour cent des patients qui survivent, le nombre d'enfants touchés, dans un pays de la taille du Brésil, était très important. (...)

L'évolution de la maladie est terriblement rapide. Des taches apparaissent tout d'abord sur la peau qui se met à noircir, puis se détache - un doigt ou un orteil, le nez ou le lobe d'une oreille. Cela ressemble beaucoup à des engelures profondes.

En outre, beaucoup d'enfants risquaient la mort par insuffisance rénale, autre complication de la méningite. Le seul moyen de les sauver consistait à faire de la dialyse péritonéale. De ma vie, je n'avais jamais vu autant d'enfants soumis à cette technique. (...) Le processus est très lourd, et on ne peut utiliser cette technique au-delà de quelques jours, en espérant que ce sera suffisant pour que les reins guérissent. (...)

L'épidémie brésilienne était de type A. Elle se transmettait par voie respiratoire, les bactéries se propageant à l'air libre. Elle était donc véhiculée par les sécrétions nasales et les gouttelettes respiratoires et par conséquent facilement contagieuse. Ce qui rend la méningite diabolique, c'est que, pour chaque patient atteint de la maladie, il s'en trouve dix autres qui hébergent le microbe sans être malades. C'est pourquoi, lorsqu'une telle épidémie éclate, la surpopulation et la promiscuité favorisent la propagation du virus, même parmi des individus apparemment sains.

Exactement comme à l'époque de la Peste Noire, en Europe, au XIVè siècle, nombre de Brésiliens aisés s'exilèrent jusqu'à ce que l'épidémie ait suivi son cours. D'autres, qui ne pouvaient se permettre de partir, s'enfermèrent chez eux et empêchèrent leurs enfants d'aller à l'école. L'épidémie contribua ainsi à élargir l'abîme entre les pauvres et les riches - d'autant que ces derniers la considéraient comme un fléau des classes inférieures. S'abandonnant à la panique, ils préféraient renvoyer leurs domestiques, croyant que cela diminuerait les risques d'infection. Les masses de gens pauvres, au Brésil, se trouvèrent donc encore appauvries. Sur tous les plans, ils furent donc les seuls ou presque à payer leur tribut à la maladie. (...)

Toutes les conditions étaient favorables à la propagation de la maladie. Dans un environnement affligé par la surpopulation, accablé par la misère, les microbes ne peuvent que prospérer. La pauvreté qui prévalait au Brésil était d'une nature complètement différente de celle que j'avais observée au Zaïre. Du moins, en Afrique, il y avait toujours à l'oeuvre une sorte d'économie de subsistance. Sauf sécheresse prolongée, les gens étaient capables de produire assez pour satisfaire leurs propres besoins. Je n'avais jamais rien vu qui ressemblât à São Paulo. Il y régnait une pauvreté d'une inconcevable cruauté : une véritable épidémie, qui avait transformé en horribles bidonvilles d'immenses fragments de Rio et de São Paulo - terrains aussi propices au développement de la violence qu'à la multiplication des germes pathogènes les plus mortels. On m'avait dit que la population des bidonvilles de São Paulo - les favelas qui recouvraient les collines autour de la ville - augmentait au rythme d'un demi-million de personnes par an. La plupart de ces habitants venaient de la campagne (où l'économie était désormais incapable de les nourrir), attirées par les possibilités de trouver du travail. (...)

Dans les favelas, l'espace prime sur tout le reste. L'on se bat pour revendiquer ses droits sur la moindre portion de territoire. Une favela est un dédale de taudis de tôle ondulée, toile de jute et carton, maintenus en place par des bouts de ficelle. Partout où vous posez le regard, des enfants misérables jouent dans la boue, crasseux, infestés par la gale et autres parasites. Il est impossible de distinguer la frontière entre une demeure et celle du voisin. Si j'en crois ce que j'ai vu, il n'y a rien qui ressemble à un espace privé. Ces citadins pauvres ne connaissent pas l'intimité. Les sols sont d'une saleté repoussante, le mobilier se limite à quelques nattes, des chaises défoncées, parfois un tapis en loques ou un lit de bois minable. Même durant les heures de sommeil, tous sont entassés les uns sur les autres. Les équipements sanitaires sont presque inexistants, bien sûr, de sorte que, par temps de pluie, les favelas se transforment en des océans de boue fétide et puante à laquelle viennent se mêler les eaux usées et les détritus.

L'inefficacité des responsables de la PAHO (Organisation Pan-américaine de la Santé), incapables de faire face à l'urgence et de toute manière peu motivés pour le faire, aggravait les conséquences de cette terrible épidémie. A l'époque, la plupart d'entre eux venaient d'autres pays d'Amérique du Sud. Ils ne parlaient qu'espagnol et ignoraient le portugais. Ils avaient donc de très mauvaises relations avec les Brésiliens, ce qui compromettait sérieusement l'aptitude de la PAHO à traiter l'épidémie, et ils se retrouvaient souvent exclus des processus décisionnels. (...)



C'est finalement l'arrivée d'un vaccin produit par l'Institut Mérieux à Lyon qui, dans le cadre d'une campagne de vaccination massive, viendra à bout de l'épidémie.

A noter que l'auteur utilise parfois le mot "surpopulation" : il ne s'agit pas ici d'un sens eugéniste, mais bien de la description de l'entassement inhumain de populations dans des bidonvilles.
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Re: Chasseurs de virus

Message par Plestin » 26 Mars 2019, 10:50

Susan (Sue) a un parcours quelque peu différent mais est devenue elle aussi une grande épidémiologiste. Les médecins épidémiologistes dont nous parlons ici sont des enquêteurs de terrain, qui cherchent à retrouver les causes et reconstituer les circonstances de la survenue d'une épidémie.

Pour sa formation de médecin, Sue a dû s'imposer, en Grande-Bretagne, dans un milieu d'hommes.

Ici, c'est Sue, déjà mariée et mère d'une petite fille, qui parle.

(...) Mais le mariage ne tempéra pas l'effervescence que mes voyages avaient fait naître en moi. A vingt-sept ans, je compris qu'il me fallait agir. Je décidai d'apprendre un métier qu'on disait impraticable pour une femme mariée, surtout si elle a un enfant. Je deviendrais médecin.

En dépit des préjugés, vivaces jusqu'au début des années soixante-dix, contre les femmes qui voulaient faire leur médecine, je suivis des cours de physique, de chimie et de zoologie dans un collège technique. (Je devais atteindre le niveau exigé pour la préparation aux études médicales). Peut-être pensa-t-on que le travail suffirait à me décourager, et que je renoncerais à suivre le chemin aberrant que je m'était choisi. (...)

Mais j'étais très déterminée. Je prenais autant de notes que possible. Après les cours, j'allais récupérer ma fille. Je rentrais à la maison pour préparer le dîner et m'occuper de ma famille. Puis je me mettais enfin à mes devoirs. (...)

Malgré mes handicaps, j'obtins en physique et chimie des résultats suffisamment bons, selon moi, pour espérer entrer facilement en école de médecine. Il y avait des quotas à respecter : le nombre de femmes ne devait pas dépasser 15% des nouveaux élèves, et la plupart des filles qui réussissaient étaient des postulantes en chimie, fraîches émoulues de riches écoles privées. Mais j'étais persuadée d'y arriver. J'écrivis aux doyens de tous les établissements que je pus trouver. Les réponses étaient toutes semblables. On jugeait que "je ne convenais pas", et une lettre me suggérait même de retourner dans ma cuisine. Entre-temps, je voyais les écoles de médecine s'ouvrir à mes jeunes condisciples mâles - même s'ils avaient des notes inférieures aux miennes - sur la base de leurs talents au rugby.

Dieu merci, il y eut une exception. Dame Frances Gardner, doyenne du Royal Free Hospital, fut assez intriguée pour me convoquer à un entretien. Après cela, elle décida d'accepter ma candidature. Elle le fit clairement contre le voeu des autres membres de la commission d'admission. Mais elle posa une condition absolue. Je devais fournir une lettre de mon mari, où celui-ci s'engageait à ne pas divorcer avant la fin de mes quatre années d'études. Il eut la gentillesse d'accepter. (...)

Une autre femme de tête eut de l'influence sur ma carrière : Dame Sheila Sherlock, qui me guida durant mon internat. Cette femme majestueuse, exigeante, était surnommée la Reine Jaune, à cause de sa notoriété internationale dans le domaine de l'hépatite (maladie qui provoque la jaunisse). (...)

J'eus la chance d'être l'amie de Teresa Tate. Cette jolie fille aux cheveux blond cendré venait d'une famille très riche (elle avait été à l'école avec la princesse Anne). Ce n'était donc pas l'appât du gain qui expliquait sa présence en médecine. Elle était poussée par un vrai désir d'exercer. Elle était impressionnante. Rien ne la décourageait. Lorsque nous faisions équipe, nous étions une force avec laquelle il fallait compter, ce qui faisait grand plaisir à Dame Sherlock. Ce fut la première fois de ma vie que je vis mon patron favoriser les femmes par rapport aux hommes.

Un jour, nous eûmes la brillante idée d'utiliser des crayons de couleur pour les diagrammes des patients : du rouge pour l'hémoglobine, du jaune pour la bilirubine (le pigment qui est à l'origine de la jaunisse). Nous collâmes les résultats au pied des lits. Dame Sherlock pensa que c'était une bonne idée. Elle en fit part aux internes de deuxième et troisième année. "Eh bien, jeunes gens, s'écria-t-elle, voilà ce qu'il fallait faire !" (...) "Au moins, on voit ce qui se passe, maintenant." Nos collègues grinçaient des dents. (...)
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Re: Chasseurs de virus

Message par Plestin » 28 Mars 2019, 06:23

Après avoir achevé ses études à Londres, Sue se voit affecter dans un hôpital d'Oxford. Attirée par la virologie après s'être occupé de patients victimes d'hépatites virales, elle demande une place dans cette discipline, mais il n'y en a pas (la virologie est encore très peu développée). Elle se retrouve en bactériologie, mais son patron, John Tobin, directeur du PHLS (service clinique de santé publique), est aussi le chef de la virologie ; intéressé par tout ce qui est nouveau, il décide de travailler sur la bactérie Legionella bien que ce ne soit pas un virus et Sue s'investit dans ce projet.

La Legionella était un germe fort célèbre, à l'époque. Il était responsable d'une mystérieuse épidémie de pneumonie mortelle qui avait éclaté en 1976 à Philadelphie, parmi les participants d'un congrès de l'American Legion : la maladie des légionnaires, ou légionellose. Bien que deux ans déjà se fussent écoulés, John était le premier à travailler sur cette bactérie en Angleterre. Bob Mitchell était lui aussi très impliqué dans cette étude. Nous allions travailler tous trois de concert pour essayer d'en savoir plus sur la maladie. (...)

Nos travaux sur Legionella commencèrent à porter leurs fruits. John et moi fûmes invités à prendre la parole devant l'équipe clinique des maladies respiratoires. Nous expliquâmes ce que nous savions de la maladie, en insistant sur ses symptômes. Les médecins prenaient souvent la légionellose pour une pneumonie classique, et restaient confondus devant l'état de leurs patients. Nous étions persuadés qu'elle était beaucoup plus répandue qu'on ne le croyait. Et nous avions raison. La maladie que nous observions sous nos microscopes allait bientôt se manifester jusque dans les salles communes de l'hôpital Churchill. L'homme qui allait nous alerter se trouvait dans notre public, ce jour-là. C'était un jeune interne, Martin Muers.

Quelques jours après notre exposé, il me téléphona. Il appelait de l'hôpital Radcliffe, juste un peu plus bas (...)

- Je m'apprête à effectuer une bronchoscopie sur une patiente à qui on a greffé un rein... Je crois bien qu'elle est atteinte de légionellose. (...)


Sue réussit à obtenir un prélèvement et à le cultiver, avec Bob Mitchell. Ils parviennent ainsi à isoler le premier échantillon de Legionella hors des Etats-Unis.

Nous appelâmes Martin, aux anges.

- Félicitations ! m'écriai-je. Vous aviez raison ! C'est bien Legionella. Soignez votre patiente à l'érythromycine. (...)

Il fallait découvrir comment cette patiente avait été contaminée. Une enquête approfondie permit d'avancer que cela s'était passé dans un bloc-douche, au service des greffes rénales, où nous avons trouvé la même souche de Legionella. La patiente a été soignée à l'érythromycine et, ce dont je me réjouis, elle a guéri.

Quelques mois plus tard, je partais au St. George's Hospital, au sud de Londres, district de Tooting, pour y effectuer un véritable travail de virologie. Mais la maladie des légionnaires me poursuivait (...).


Malcolm Smith, le technicien bactériologiste en chef d'un hôpital de district à Kingston-upon-Thames vient voir Sue pour lui demander à travailler sur quelque chose de nouveau, elle lui apporte une souche de Legionella, des réactifs et du milieu de culture et lui demande de voir s'il est possible de repérer des cas de légionellose. ll finit par en repérer trois.

Il s'avéra que les trois patients avaient été contaminés dans le nouveau bâtiment de notre hôpital. Le cercle se refermait.

- Parfait, Malcolm. Je crois que nous l'avons, notre épidémie. (...)

Je me transformais en détective. Quelle était l'origine de l'épidémie ? Quels en étaient les vecteurs ? Je compris vite qu'une enquête épidémiologique impliquait autre chose que des cultures de tissus et des agents pathogènes. Ça pouvait aussi impliquer les sciences du bâtiment. J'allais devoir m'initier au fonctionnement du réseau de plomberie d'un hôpital. Première constatation : il n'y avait dans les parages aucun système de conditionnement d'air. Les Américains prétendaient que Legionella venait de l'air conditionné. Mais nous n'en avions pas. Retour au tableau noir. Un homme était chargé de me guider dans le labyrinthe des plans et de la technologie qui président au fonctionnement d'un hôpital : un technicien nommé David Harper. Il aurait tout fait pour Chris, Malcolm et moi. Si j'avais envie d'examiner un quelconque segment de la tuyauterie, il disait simplement : "Okay, Doc !" et hissait sa grande carcasse sous les conduites pour attraper le morceau où je voulais prélever un échantillon d'eau. J'appris que la conception d'un grand immeuble public doit beaucoup au hasard. Le bâtiment était neuf, mais tout n'était pas conforme aux règlements. De retour à nos plans, nous constations qu'une bonne partie de la tuyauterie n'allait pas où elle était supposée aller. Les techniciens étaient aussi surpris que moi. David explora donc le système, avec nous à sa remorque, récoltant çà et là des échantillons, partout où nous pensions trouver de l'eau stagnante.

Afin de repérer la présence des bactéries, nous prélevions des échantillons d'eau dans des bidons de vingt-cinq litres. (...)

Il n'était pas facile d'isoler les micro-organismes de leur milieu aqueux. Mais Malcolm fit un travail magnifique. Pour commencer, il fit passer le contenu de nos réservoirs à travers un simple filtre. Puis il injecta à des cobayes un peu de la substance qui s'était déposée sur la membrane du filtre, pour voir s'ils montraient les symptômes de la légionellose. A l'époque, c'était le seul moyen de procéder.

Mais pourquoi cet intérêt subit pour la plomberie ? C'est très simple. Les chercheurs américains avaient accusé les dispositifs de conditionnement d'air d'être à l'origine de la légionellose. A Oxford, nous avions montré que Legionella pouvait aussi se trouver dans une douche, mais sans fournir de preuves directes. (...)


(Il s'ensuit la recherche de différentes pistes concernant une contamination aérienne, qui sont toutes peu à peu éliminées).

Le premier contaminé était un étudiant, venu d'Edimbourg par le train, qui avait pris un emploi de vacances à l'hôpital. Il était préposé au nettoyage des sols. (...) On recensa finalement douze cas. La plupart avaient été contaminés dans l'hôpital. Quatre d'entre eux moururent. Il y avait un bébé parmi les victimes. (...)

Malcolm, entre temps, continuait à cultiver la Legionella prélevée dans les échantillons d'eau que nous lui apportions. Mais le résultat des analyses ne nous permettait pas encore de localiser la source de l'infection.

Un soir, David Harper, de permanence au service technique, reçut une plainte des infirmières qui n'avaient pas assez d'eau chaude dans les salles de soins. Il se rendit à la chaufferie pour voir ce qu'il pouvait faire. Ce local alimentait tout l'hôpital en eau chaude. Il y avait là trois grandes cuves cylindriques. Un seul de ces "calorifères" était branché et produisait de l'eau chaude. Le second était vide, dans l'attente d'une réparation. Le troisième, plein d'eau stagnante, était prêt à l'emploi. David l'enclencha pour augmenter la production d'eau chaude. Tandis que la température montait, le liquide s'agitait, sous l'effet de divers flux et reflux. Des courants se formaient dans la cuve, avant que l'eau ne soit expédiée dans le système d'eau chaude de l'hôpital.

Quelques jours plus tard, David Harper contracta une pneumonie. On l'hospitalisa. Nous soupçonnions la légionellose, sans aucune certitude. On le soigna à l'érythromycine, et son état commença à s'améliorer. Cloué au lit, condamné à réfléchir, il se creusa la cervelle pour essayer de résoudre le mystère qui le narguait depuis le début. Soudain, il eut une inspiration.

C'était un samedi matin : il n'y avait personne alentour. Cela lui convenait parfaitement. Il ne voulait rien dire avant d'avoir vérifié son intuition. Dès qu'il se sentit assez bien pour se lever, il s'habilla et se rendit à la chaufferie. Il repéra le calorifère qu'on avait laissé ouvert pour un examen de routine. Il se pencha à l'intérieur. Il préleva un peu de la substance épaisse, pleine de tartre et d'eau qui s'était déposée au fond, et la mit dans un bocal stérile qu'il expédia à Malcolm.

Il avait tapé dans le mille. Le sédiment contenait une très grande quantité de Legionella. En fait, c'était de la Legionella presque à l'état pur... Il était là depuis le début, dans le système d'eau chaude de l'hôpital. L'intuition de David, c'était que la bactérie prospérait dans les cuves - Legionella vivait dans l'eau, après tout -, bien au fond, là où la température de l'eau n'était jamais assez élevée pour la tuer. Et quand il nous revint que deux cas de légionellose s'étaient déclarés la nuit où il avait mis en service le calorifère plein d'eau stagnante, nous fîmes une découverte capitale. C'était David lui-même, en agitant les saletés au fond de la cuve, qui avait permis à la bactérie de passer dans le système d'eau chaude. Nous savions qu'au moins un des patients contaminés avait pris une douche ce soir-là. Il ne se doutait pas qu'il se lavait avec du concentré de Legionella.

Nous menâmes plusieurs expériences pour trouver un moyen d'empêcher ce genre d'accident de se répéter. Est-ce qu'on pouvait stériliser les cuves et tuer tous les organismes qu'elles abritaient ? Nous décidâmes de faire un essai : amener le contenu d'une cuve à ébullition et examiner ce qui se passait. Tandis que l'eau chauffait, nous mesurions la température sur la paroi, à l'extérieur de la cuve. Quand je vis l'aiguille approcher de 100°C, je dus réprimer un mouvement de panique. Ces cuves n'étaient pas conçues pour supporter des températures aussi élevées. J'étais terrifiée en pensant à David, qui rampait sous la citerne avec ses sondes thermiques. L'aiguille montait toujours. J'étais convaincue que tout allait exploser, qu'il périrait noyé sous un déluge d'eau bouillante. Je retins mon souffle. Mais tout se passa bien. Contrairement aux bestioles perfides qui se trouvaient au fond des cuves, nous avons survécu à l'expérience.

Durant notre enquête, on s'assura les services de Jenny Colborne, du Service hydrographique des eaux de la Tamise. Elle utilisait un appareil pour mesurer combien les tuyauteries étaient favorables à la prolifération bactériologique. Ce qui semblait sans intérêt... jusqu'au moment où l'on introduisit la Legionella dans la machine. La bactérie se développait joliment sur certaines parties de la plomberie, comme les joints et les enduits de calfatage. Jenny découvrit que lorsqu'on ouvre un robinet ou une pomme de douche qui n'ont pas été utilisés depuis quelque temps, la première eau qui s'écoule est gorgée de Legionella. Désormais, nous avions une idée assez précise de la façon dont les gens étaient contaminés. Cela venait du service d'eau potable. Pour empêcher le phénomène de se reproduire, on mit au point une série de mesures de protection - javelliser l'eau froide, monter l'eau chaude à très haute température - visant à empêcher les organismes indésirables de s'y épanouir.

(...) au printemps 1983, un événement se produisit qui allait avoir des conséquences durables sur ma vie. Jenny Colborne et moi reçûmes une invitation, accompagnée de billets d'avion pour Atlanta, à participer à la première conférence sur la Legionella organisée par le CDC. L'épidémie de l'hôpital de Kingston avait suscité un intérêt considérable, à cause des recherches sur les tuyauteries (...) Jenny et moi partîmes à Atlanta pour rendre compte de ce que nous avions découvert dans les tuyauteries de l'hôpital de Kingston. (...)


Et c'est là, au CDC d'Atlanta où elle était venue pour parler de Legionella, que Sue fera la connaissance de Joe McCormick, chef du service des Agents pathogènes spéciaux, que son patron virologue lui avait recommandé de contacter...
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Re: Chasseurs de virus

Message par Plestin » 29 Mars 2019, 05:14

En 1976, Joe McCormick, sur le point d'achever son travail sur la méningite au Brésil, se voit proposer par le CDC d'Atlanta d'enquêter sur une nouvelle maladie qui sévit en Afrique de l'Ouest, la fièvre de Lassa, découverte peu auparavant au Nigéria et responsable d'une endémie en Sierra Leone. Joe, supervisé par son "patron" Karl Johnson, chef de la branche des Agents pathogènes spéciaux (poste que Joe occupera quelques années plus tard), accepte et décolle pour la Sierra Leone. Nous reviendrons à ce pays. Mais après à peine un mois de travail en Sierra Leone, Joe est volontaire pour enquêter sur un virus encore plus mortel sévissant à Yambuku dans le Nord du Zaïre, qui s'appellera bientôt Ebola.

Yambuku. Pour le monde entier, ce nom serait bientôt synonyme d'horreur. Mais quand je reçus le télégramme de Karl, je n'en avais jamais entendu parler. Il décrivait l'apparition, au Zaïre, d'une fièvre hémorragique virale inconnue. Plusieurs personnes en étaient déjà mortes, et de nouveaux cas continuaient de se déclarer. Comme Karl était encore à Atlanta, il se trouvait dans une position peu avantageuse. Tout juste s'il pouvait essayer de deviner de quoi il s'agissait. "Ce pourrait être Lassa, ou la fièvre jaune, ou la fièvre du Congo. Ou bien le virus de Marbourg."

En tout cas, une chose était claire. L'infection était rapide et dévastatrice. Elle provoquait des saignements du nez et des gencives, parfois des hémorragies abondantes d'autres parties du corps. Les patients souffraient de diarrhées tellement épouvantables qu'ils se déshydrataient très vite, la peau tendue comme du papier, les yeux enfoncés dans les orbites. La plupart des victimes avait succombé au bout de quelques jours. Toutes les tentatives de les soigner avaient échoué. Un arsenal d'antibiotiques s'était révélé inefficace. Les vitamines n'avaient servi à rien. Les injections de fluides (pour remplacer ceux que les malades avaient perdus) restaient sans effet. Ils traversaient les membranes que la maladie rendait perméables, et finissaient par noyer le patient... de l'intérieur. Très souvent, enfin, les victimes ne pouvaient même pas être soignées (quel que soit le résultat) car elles se trouvaient dans des zones inaccessibles.

La fièvre de Lassa, qui m'avait amené en Sierra Leone, est une fièvre hémorragique virale. Identifiée pour la première fois au Nigéria en 1969, elle s'était propagée au Libéria et en Sierra Leone, mais on ne l'avait jamais repérée ailleurs qu'en Afrique de l'Ouest. (...) La maladie à virus de Marbourg était une autre possibilité. Connue également sous le nom de maladie du singe vert, elle se caractérise par des fièvres très élevées, des éruptions, des vomissements sanglants et de violentes diarrhées. Elle doit son nom au fait qu'elle a tué plusieurs chercheurs à Marbourg, en Allemagne (avant qu'on la retrouve à Belgrade, en Yougoslavie). Au microscope électronique, Marbourg ne ressemble à aucun autre virus humain ou animal. Les virus sont généralement petits et arrondis, ou légèrement ovales. Marbourg est long et sinueux et forme des boucles bizarres. Il a l'air si étrange qu'on a même émis l'hypothèse qu'il vienne de l'espace. Des trente et une personnes qu'il avaient frappées, sept étaient mortes.

Mais Marbourg ne s'était manifesté qu'une seule fois, près de dix ans auparavant, en 1967. Puis il avait disparu d'un seul coup, aussi mystérieusement qu'il était apparu. Selon l'opinion générale, la maladie provenait de singes verts importés d'Ouganda, et toutes les victimes humaines s'étaient trouvées en contact direct avec le sang et les tissus de ces animaux. (...)

Marbourg et Lassa avaient l'un et l'autre un taux de mortalité très élevé. Mais pas autant que l'épidémie qui venait d'éclater au Zaïre. (...) Et s'il s'agissait d'une maladie que le monde n'avait encore jamais affrontée ? Que se passerait-il ?

"Si nous recevons l'autorisation de lancer une enquête, m'écrivait Karl, voulez-vous en être ?"

Qu'aurais-je pu désirer d'autre ? J'avais enseigné au Zaïre. J'avais passé des années dans des villages semblables à Yambuku. Je connaissais le français, qu'on parle un peu partout dans le pays, et deux dialectes locaux. En outre, je n'avais jamais rien fait de semblable à ce que l'on me proposait. Mon expérience se limitait pour l'essentiel à des maladies bactériennes comme le charbon à streptocoque, la lèpre et la méningite. Je ne m'intéressais que depuis peu à la recherche sur les fièvres hémorragiques. Heureusement, le temps n'était pas un facteur critique en Sierra Leone. Lassa ne disparaîtrait pas. Si l'expédition au Zaïre se montait, je pouvais l'abandonner sans risque.

Il y avait peu à faire dans l'immédiat, sinon attendre. Le gouvernement zaïrois devait encore donner son feu vert. Ce n'était pas inhabituel. Les gouvernements sont rarement prompts à reconnaître que leur pays est menacé par une épidémie qu'ils sont incapables de contrôler. Un tel aveu pourrait ruiner l'industrie du tourisme et désorganiser leur économie nationale. Sauf que, dans le cas du Zaïre, l'économie était déjà en lambeaux, victime d'efforts aberrants pour nationaliser l'industrie. Quant à son tourisme, le pays n'avait pas grand-chose à perdre. Il était insignifiant. Les vacanciers montrent généralement peu d'intérêt pour les populations misérables, les routes défoncées et les boutiques aux rayons vides. Et ils sont peu attirés par des histoires de professeurs et de missionnaires massacrés à tour de bras par des soldats renégats. Le Zaïre vivait en paix, certes, mais c'était la paix des morts et des agonisants.

Karl me promit de m'informer de l'évolution de la situation à Yambuku. Entre-temps, me doutant que l'accord de Kinshasa finirait par nous parvenir, je me préparai à quitter la Sierra Leone. Les enquêtes sur le terrain sont souvent affaire d'improvisation. Lorsqu'il s'agit d'épidémies inconnues éclatant au coeur de l'Afrique, on peut être certain de ne pas pouvoir compter sur des fonds illimités. Aux Etats-Unis, les gens ne craignent pas de s'éveiller au matin avec la fièvre de Lassa. Les budgets qu'on alloue à une agence comme le CDC sont souvent en relation avec l'inquiétude que la maladie suscite dans la population américaine. Plus le risque est proche, plus le Congrès sera tenté de débloquer des fonds. Cela n'arrivera vraiment que le jour où Ebola fera peser une menace réelle sur le comté de Fairfax, en Virginie. Des années plus tard.


Joe avait construit, avec Karl, un isolateur portable de niveau 4 pour étudier Lassa. C'était un laboratoire portatif formé d'une boîte dont les parois étaient traversées par des gants de caoutchouc pour manipuler des produits contaminés. Le tout équipé, pour le transport, d'une enveloppe avec un système d'aération formé d'un ventilateur (et d'un filtre très fin capable d'intercepter les virus) qui met en permanence l'intérieur de l'enveloppe en dépression de façon à ce qu'en cas de fuite de la boîte, aucune matière contaminée ne puisse s'échapper vers l'extérieur. Plus tard, quand il sera devenu évident que les virus étudiés ne se propagent pas par voie aérienne, ce système peu commode sera abandonné, car le risque principal était de se piquer le doigt avec une aiguille contaminée et pas d'inhaler le virus. Mais pour l'instant, Joe doit se rendre de Sierra Leone au Zaïre en transportant son isolateur.

Le 19 octobre, alors que je m'apprêtais à partir au Zaïre, trois équipes isolèrent un virus prélevé chez un patient qui se mourait à Yambuku : Karl Johnson et Patricia Webb (au CDC), Ernie Bowen (à Porton Down, Angleterre), Stefan Pattyn et Guido van der Groen (à Anvers, Belgique). Le virus inconnu, filamenteux et torsadé, montrait une certaine ressemblance avec celui de Marbourg, mais il ne réagissait pas aux tests de diagnostic de ce dernier. Il était clair cependant qu'il était parent de Marbourg, dont il constituait une variante encore plus mortelle. Un virus plus dangereux que Marbourg - plus dangereux que la quasi-totalité des agents infectieux connus de l'homme. Et il se développait à une vitesse alarmante, foudroyant les tissus cultivés en laboratoire.

On l'ignorait encore, mais il progressait déjà vers le sud, vers la capitale du Zaïre. Il était présent dans le sang d'une religieuse belge, soeur Myriam, qui avait travaillé à l'hôpital de Yambuku. Admise à l'hôpital Ngaliema de Kinshasa, elle reçut les soins d'une infirmière africaine, Mayinga. Très vite, cette dernière montra à son tour les premiers symptômes : fièvre, migraine, malaises. Comme elle avait vu la maladie et entendu les histoires terribles qui venaient du nord, elle fut prise d'une terreur compréhensible. Affolée, elle se mit à errer dans Kinshasa, fit le tour des médecins et des salles d'urgences sans oser affronter la vérité. Mais en passant de salle d'attente en service de consultation, elle risquait d'exposer au virus les gens qu'elle croisait. Tandis qu'elle luttait contre les symptômes qui ne lui laissaient aucun répit, elle était à peine capable d'en prendre conscience. Son état empirait de jour en jour. (...) Elle avait désespérément envie d'être rassurée, d'entendre une explication banale. Le paludisme. Il fallait que ce soit le paludisme. Des tas de gens avaient le paludisme. Et ils finissaient par se rétablir. Mais Mayinga n'avait pas le paludisme.

Finalement, elle dut s'arrêter. Elle trouva refuge à l'hôpital Ngaliema - là, précisément, où elle avait contracté la maladie. Elle se trouva immédiatement propulsée au centre d'un tourbillon. Les médecins se hâtèrent de lui donner du plasma de patients ayant survécu à Marbourg. Ils travaillaient avec l'espoir bien mince que cela pouvait avoir de l'effet. Quiconque avait été en contact avec elle, à l'hôpital ou à tout autre endroit de la ville, fut placé en quarantaine. Ironiquement, le virus qu'on trouva dans son sang se révélera une sorte de bienfait pour l'humanité : il sera à l'origine de pratiquement toute notre connaissance de cet organisme inconnu et de ses effets sur le corps humain.

(...) Au moment où Karl s'apprêtait à lancer les opérations à Kinshasa, la nouvelle leur parvint : Mayinga était morte. Il était désormais impossible de nier l'évidence : la maladie sans nom était là. Peu de gens osaient penser que Mayinga serait la seule victime.
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Re: Chasseurs de virus

Message par Plestin » 30 Mars 2019, 06:39

Après quelques péripéties pour voyager en avion avec un labo portatif au départ de Freetown (Sierra Leone) en passant par Abidjan (Côte-d'Ivoire) et Douala (Cameroun), Joe arrive à Kinshasa, où son chef de service Karl est déjà arrivé.

Karl, bien entendu, avait une étape d'avance sur moi. Il se trouvait déjà au Zaïre, avec un épidémiologiste entré de fraîche date au CDC, Joel Breman. Sur le vol Atlanta-Kinshasa, ils avaient fait la connaissance d'un homme qui allait jouer dans notre enquête un rôle de premier plan. Il s'agissait de Bill Close, le directeur de Mama Yemo, le plus grand hôpital public du Zaïre, voire du continent africain.

Au lendemain de l'indépendance du Zaïre, Bill avait fait la connaissance d'un homme qui se révélerait très utile : un colonel ambitieux, Mobutu Sese Seko, qui allait exercer son pouvoir sur le pays, non sans une certaine habileté mâtinée d'une cruauté et d'une cupidité remarquables. Mais leurs relations ne servirent pas au seul Bill. Les enquêteurs de l'OMS en profitèrent eux aussi. Karl et Joel comprirent que, grâce à Bill Close, ils étaient dans une position favorable pour obtenir certaines choses. Dans un pays où tout se faisait lentement (parfois jamais), il suffisait de quelques mots de Mobutu pour débloquer une situation délicate... Car le refus de satisfaire le moindre de ses désirs coûtait très cher.

Quelques membres de l'OMS, sous la direction de Karl, restèrent dans la capitale. Joel prit la tête d'une équipe réduite qui partit en avant-garde dans la zone de Yambuku. C'est ainsi que moins de vingt-quatre heures après leur arrivée à Kinshasa, Joel et ses collègues français et zaïrois embarquaient sur un avion pour l'intérieur du pays. Puis ils disparurent. Le contact avec eux fut rompu.

(...) Le 23 octobre, je débarquai enfin dans la capitale zaïroise. L'aéroport n'avait pas changé depuis mon précédent séjour. C'était un lieu de folie et de corruption, où les voyageurs se déplaçaient en rasant les murs. L'atmosphère, sombre et menaçante, était dominée par la présence de soldats armés jusqu'aux dents et mal entraînés. (...)

Je sortis de la douane, épuisé mais vigilant. Je fus accueilli par un des hommes de Karl.

- Mauvaises nouvelles, me dit-il dans la voiture. L'épidémie est parvenue jusqu'ici. La population est prise de panique. L'hôpital Ngaliema est placé en quarantaine.

Puis il se tourna vers moi et m'adressa un pâle sourire.

- Bienvenue à Kinshasa, docteur McCormick.

(...) S'il n'y avait encore aucun cas avéré à Mama Yemo, on ne pouvait en dire autant de l'hôpital Ngaliema. On y déplorait déjà un mort et un patient infecté. La quarantaine y était particulièrement stricte, voire pénible. (...) Pas moins de trente-sept personnes recensées avaient été en contact avec Mayinga. Un médecin sud-africain, Margarita Isaacson, était responsable de la quarantaine. Elle avait été parachutiste dans l'armée israélienne, et semblait n'avoir aucun problème pour distribuer les ordres et les faire exécuter sans discussion. Elle travaillait dans une atmosphère extrêmement tendue. Dans tout l'hôpital, la peur était palpable. Et dans les yeux des patients, on lisait les mêmes questions. Vous l'avez attrapé ? Et moi ? Est-ce que je suis déjà en train de mourir ?

Vu les circonstances, le docteur Isaacson fit un travail extraordinaire pour tenir la panique à distance. Faire respecter une quarantaine, à Kinshasa, relevait du cauchemar logistique. Non seulement il fallait garder un oeil sur les patients placés en quarantaine, mais elle devait s'assurer qu'on les nourrissait correctement et que leurs parents étaient informés de leur état. Mais là où elle montrait une force exceptionnelle, c'était dans sa détermination à interdire aux familles l'entrée de l'hôpital. En Afrique, on n'avait jamais vu cela. Lorsqu'un malade est hospitalisé, sa famille s'installe pratiquement avec lui. Le patient, après tout, ne peut pas compter sur la nourriture de l'hôpital. En fait, il ne peut même pas compter sur l'hôpital pour les soins élémentaires d'infirmerie. De telles responsabilités incombent à sa famille. C'est pourquoi le refus du docteur Isaacson de les laisser entrer était sans précédent.

Chaque matin, les familles s'installaient devant l'hôpital et attendaient qu'un responsable se présente. Alors les questions fusaient. Pourquoi leur interdisait-on de rendre visite à leurs bien-aimés ? Qui pouvait être sûr qu'ils avaient assez à manger ? Que se passerait-il si leur état empirait et qu'il n'y avait personne à leurs côtés pour les réconforter ? Margarita Isaacson en personne recevait les familles, et les assurait de sa sympathie : "Mais je ne peux rien faire. Impossible de les voir tant qu'il reste le moindre risque de contamination. Vous voulez tomber malades, vous aussi ?"

Non, ils ne voulaient pas. Le problème semblait réglé. On semblait être parvenu à une sorte de compréhension mutuelle. Mais le lendemain, les familles étaient de retour et exigeaient des nouvelles de leurs bien-aimés. Une fois de plus, le docteur Isaacson les haranguait, et les informait qu'il n'y avait rien à faire. Le respect de la quarantaine devait être absolu.


Joe assiste à Kinshasa à une réunion des membres de l'équipe OMS et du ministère de la Santé où, déjà, les egos s'affrontent.

Dans l'équipe, on assistait tout de même à certaines manoeuvres pour le pouvoir. Les Belges représentaient l'ancienne puissance coloniale, et ils estimaient (sans doute à juste titre) connaître mieux que les autres les arcanes de la politique et de la culture zaïroises. Ils s'étaient donc accordé le rôle de protecteurs de la nation. Le problème était qu'ils étaient incapables de diriger une mission comme celle-là. Ils en furent donc réduits à donner libre cours à leurs frustrations et à comploter avec leurs collègues français (mais aussi quelques Américains) lorsque étaient prises des décisions contraires à leurs voeux. Mais le virus n'attendrait pas que nous ayons réglé nos petits différends. Après tout, nous étions en guerre contre lui. Nous étions à l'affût de la moindre bribe d'information nous permettant de mesurer l'évolution de la situation au nord du pays. Nous savions que de nouvelles infections avaient été recensées. A quel rythme ? Combien de personnes se trouvaient en quarantaine ? Est-ce que tout était fait pour empêcher l'infection de se propager ?

Nous avions un autre problème à régler. Qu'était-il arrivé au groupe de Joel Breman, qu'on avait expédié vers le site de l'épidémie ? Leur avion avait décollé quelques heures après leur arrivée au Zaïre, et ils étaient supposés se trouver depuis longtemps à Yambuku. Nous étions très inquiets. Tout pouvait arriver, là-haut. Tout ce que nous savions se résumait à ceci : après avoir quitté Kinshasa, l'équipe s'était rendue à Bumba, petite ville portuaire située à cent trente kilomètres au sud de Yambuku. Mais cela, c'était cinq jours plus tôt.


En l'absence d'autres moyens de communication, Joe a l'idée de s'adresser aux missionnaires qui disposent de leur propre "téléphone de brousse", la radio. L'équipe de Joel Breman finit par être localisée et contactée.

Lorsque nous pûmes enfin communiquer, Joel me raconta ce qui était arrivé à son groupe. "L'armée de l'air zaïroise nous a lâchés. Littéralement. Après l'atterrissage à Bumba, les pilotes ont refusé de couper les moteurs. Ils se sont contentés d'ouvrir la porte arrière du C-130 et nous ont ordonné de prendre nos affaires et de foutre le camp. Dès que nous avons débarqué, ils ont décollé."

Sur le chemin de Yambuku, les enquêteurs s'arrêtaient dans les villages pour demander si quelqu'un était tombé malade. Aucun nouveau cas ne leur fut signalé, mais il était clair que les villageois avaient conscience du danger. Les gens sortaient de chez eux et se pressaient autour de leurs véhicules. Tous étaient terrorisés par la maladie. De nombreux villages avaient institué leur propre quarantaine. Les étrangers n'étaient pas autorisés à y pénétrer. Les résidents eux-mêmes, s'ils rentraient d'une absence assez longue, faisaient l'objet d'examens sévères. Depuis toujours, les villageois avaient dû faire face à des accès de variole. Ils avaient appris qu'il était parfois nécessaire de s'imposer de telles restrictions.

Joel et son équipe arrivèrent à Yambuku pour découvrir une cité plongée dans le chaos. Le personnel de l'hôpital avait été décimé par le virus, et l'établissement était abandonné. Tous les habitants qui pensaient y avoir été exposés avaient rejoint leurs villages. Ceux qui étaient restés attendaient, terrifiés, de savoir s'ils étaient contaminés. Cette situation est parfaitement décrite par Bill Close dans son roman Ebola. Malgré son aspect romancé, ce récit de l'épidémie de Yambuku est le mieux documenté sur les événements de 1976, et par conséquent le plus exact. Joel m'apprit qu'il soupçonnait que l'hôpital de Yambuku, loin d'être un refuge pour les malades, contribuait à la propagation de la maladie. L'absence de précautions antiseptiques (et la réutilisation des aiguilles hypodermiques) constituait sans nul doute un des principaux facteurs de transmission. "Nous entendons encore parler de nouveaux cas, me dit Joel. Mais nous sommes incapables de déterminer s'il s'agit à coup sûr du même virus. Comme l'hôpital est fermé, les gens ne viennent pas à Yambuku. Ils ne sortent pas de leurs villages, et il est difficile de se faire une idée claire de la situation."

Avant de rendre la ligne, je lui promis que nous allions contacter l'armée zaïroise et organiser un vol sur Bumba pour les récupérer, lui et ses hommes. Mais il n'était pas facile de trouver quelqu'un qui accepte de nous aider. Les militaires zaïrois étaient persuadés que le virus se propageait à l'air libre, qu'il suffisait de respirer l'air de Bumba pour tomber raide mort. Il y avait pire : j'étais incapable de leur assurer qu'aucun membre du groupe de Joel n'était contaminé.


Joe se tourne donc vers Bill Close qui, ayant ses entrées près de Mobutu, finit par obtenir satisfaction.

Je ne fus donc pas surpris quand il nous annonça, après avoir rencontré Mobutu, qu'un avion serait mis à notre disposition. (A l'arrivée à Bumba, les pilotes refusèrent à nouveau de sortir de l'avion, et insistèrent pour que Breman et ses hommes restent à l'arrière, le plus loin possible du poste de pilotage).


Les enquêteurs apprennent alors l'existence d'un deuxième foyer épidémique dans le sud du Soudan, tout près de la frontière zaïroise (et à 800 km de Yambuku). Joe est volontaire pour enquêter sur un éventuel lien entre les deux épidémies et s'apprête à partir pour le nord-est du Zaïre et le sud du Soudan.

Entre temps, l'équipe doit trouver un nom à la nouvelle maladie.

Le virus ne pouvait pas rester anonyme. C'est à Karl qu'incombait l'honneur de le baptiser. Yambuku semblait s'imposer, mais il n'y tenait pas. Peut-être ne voulait-il pas stigmatiser à jamais le nom de cette pauvre ville. Sur une carte de la région, il remarqua qu'une rivière coulait à proximité. Il décida de donner son nom à la maladie. Le cours d'eau s'appelait Ebola.
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Re: Chasseurs de virus

Message par Plestin » 31 Mars 2019, 06:16

Joe se prépare donc à aller à la frontière soudanaise pour essayer de déterminer s'il existe un lien entre l'épidémie du Nord Zaïre et celle du Sud Soudan.

Avant de se manifester au Zaïre, apparemment, le virus avait frappé au sud du Soudan, à quelque huit cents kilomètres au nord-est de Yambuku. La maladie ressemblait fortement à celle qui avait tué plusieurs personnes dans cette ville. Les deux épidémies étaient-elles liées ? Celle du Soudan semblait s'être déclarée avant celle du Zaïre. Si elles étaient apparentées, il fallait en conclure que l'infection était née au Soudan. Elle se serait alors déplacée vers le sud-ouest, et aurait franchi la frontière en suivant une route qui n'avait guère changé depuis que Livingstone avait exploré la région, un siècle plus tôt. Il fallait que quelqu'un se rende au plus près de la frontière soudanaise pour vérifier s'il existait un lien entre les deux phénomènes. Pourquoi pas moi ?

Ni Karl ni aucun de nos collègues ne s'y opposèrent. Sans doute parce que personne ne voulait y aller. Je devais me rendre, en effet, dans une des zones les plus reculées de la planète. Personne n'avait la moindre idée de ce que j'allais y trouver. Pensant en avoir besoin, je me procurai une carte Michelin. Je compris bien vite qu'elle avait été tracée par des optimistes béats. Il s'agissait plus d'un exercice de foi que d'un véritable travail de cartographie. Les conseils prodigués n'étaient pas très rassurants. "En l'absence de piste claire, y lisait-on, il est vital de disposer d'un guide et d'instruments de navigation. Il est très imprudent de se déplacer avec un seul véhicule." Parfait. Et une autre information, non moins intrigante : "Le tracé des frontières internationales ne doit pas être considéré comme faisant autorité". De la part d'un cartographe aussi prestigieux, c'était l'aveu de la défaite de sa profession.

Pendant que j'explorerais la frontière, l'équipe principale concentrerait ses efforts sur Yambuku pour y recenser les cas suspects. Si tout allait bien, on parviendrait peut-être à limiter la propagation de l'infection. En même temps, un autre membre de l'équipe OMS, Simon van Nieuwenhove (un spécialiste belge de la maladie du sommeil), prévoyait d'emprunter une autre route pour se rendre dans la province du Haut Zaïre. Il irait dans des zones mieux desservies par les transports publics - en l'occurrence, le chemin de fer. Peut-être notre virus se déplaçait-il plus vite dans cette région. Il y rencontrerait pourtant deux obstacles majeurs. Primo, il devait traverser la zone isolée où, précisément, j'allais me rendre. Secundo, le train battait tous les records de lenteur, et son caractère fantasque était légendaire.


Les réunions de préparation des trois voyages (frontière soudanaise, Yambuku et Haut-Zaïre), à Kinshasa, sont confrontées à de nombreuses difficultés.

(...) Nous nous débattions avec une série de problèmes préoccupants. Comment attraper les animaux (notamment les insectes) que nous identifierions peut-être comme réservoirs de l'infection ? Comment enquêter sur le déclenchement de l'épidémie à Yambuku ? Comment nous servir de notre laboratoire de campagne ?

Il y avait une autre chose, jamais absente de nos pensées. Que ferions-nous si notre propre équipe était touchée par le virus ?

(...) Il nous fallait des ampoules, des seringues, des gants de caoutchouc et bien d'autres choses. Il nous fallait des Land Rover et du carburant. Dans le Nord, le gasoil serait introuvable. Nous devions en emporter dans des bidons métalliques. L'économie zaïroise se trouvait dans un état désastreux. Depuis l'indépendance, le pays se démenait pour s'en sortir par ses propres moyens. La situation était pire que jamais. La nationalisation de l'ensemble des entreprises privées avait provoqué l'effondrement de l'économie nationale. Comme la plus grande partie de l'Afrique rurale, l'intérieur du pays n'était pas encore électrifié. Mais, en 1976, il était pratiquement impossible de se procurer un objet aussi simple qu'une bougie. La situation était si grave qu'en maints endroits même la bière était introuvable. Elle était devenue le thermomètre de l'économie africaine. Quand la bière disparaît, vous savez que les choses touchent le fond.

La situation était un peu plus facile à Kinshasa, mais nous avions du mal à trouver ce que nous cherchions. Bill Close et ses collègues à Mama Yemo, deux anciens de l'armée britannique, déployèrent des trésors d'ingéniosité pour nous aider. En outre, l'ambassade des Etats-Unis nous fournit des rations de soldat emballées sous vide, dans des boîtes en fer-blanc qu'on ouvrait avec une clef ! De vraies antiquités. Celles qu'on me donna dataient de 1945. Peut-être un bon millésime, me dis-je.

L'établissement de lignes de communication entre les différents groupes nous préoccupait. Nous ne voulions pas rééditer l'expérience que nous avions vécue avec Joel Breman. Une fois de plus, les missionnaires nous furent très utiles. Une mission catholique belge de Kinshasa accepta de me prêter un appareil. Une pièce de musée. C'était un petit émetteur-récepteur Rube Goldberg à bande unique. L'antenne était montée à l'arrière de la Land Rover. Un mécanisme semblable à une pompe à vélo pouvait la déployer à près de douze mètres de haut. Deux câbles fixés au sommet permettaient de capter les signaux radio les plus faibles. L'appareil se branchait sur la batterie de l'auto. Je fus ravi de découvrir que cela fonctionnait. Du moins, cela fonctionnait quand je fis des essais à Kinshasa. Impossible de prévoir ce qui se passerait lorsque je serais dans le Nord...

(...) Le jour du départ vers le nord arriva enfin. C'était le 30 octobre. (...) Les trois équipes (...) se rassemblèrent au petit matin à l'aérodrome militaire de N'djili. Il fallut patienter pendant qu'on embarquait sur le C-130 les trois Land Rover, quarante bidons de gasoil, plusieurs caisses de rations de soldat "grand cru" et autres produits de base. (...)

On décolla enfin. Il nous fallut deux heures pour atteindre Bumba. (...)


A Bumba, l'équipe pour Yambuku et celle devant emprunter le chemin de fer traversant le Haut-Zaïre débarquent mais celle de Joe continue en direction de Kisangani, capitale de la province du Haut-Zaïre (grande comme l'Espagne).

La seconde étape de notre périple nous mena à Kisangani. (...) Je parvins à nous caser à la mission catholique locale. La première chose que je remarquai fut le panneau où l'on exposait les photos des missionnaires qui y avaient travaillé. Ils étaient tous morts, tués par les soldats renégats zaïrois, dix ans plus tôt. Cette petite exposition était un pense-bête macabre : elle venait nous rappeler que la maladie n'était pas seule à rendre cette région si dangereuse. (...)

Personne, à Kisangani, ne savait quoi que ce fût à propos d'une nouvelle épidémie. Je décidai de partir à Isiro, à deux cents kilomètres au nord-est. C'était la ville la plus importante entre Kisangani et la frontière soudanaise. (...)

C'était la saison humide, et l'état des routes était encore pire que d'habitude. La pluie transformait le sol en une belle boue rouge d'apparence trompeuse : nous avancions à une vitesse moyenne de vingt ou trente kilomètres à l'heure.

Dans cette partie du monde, les établissements médicaux étaient très rares, et il y avait peu de médecins. Les villageois ne pouvaient compter que sur les dispensaires, où on leur fournissait les remèdes les plus simples. Les dispensaires étaient donc les mieux placés pour savoir si une épidémie avait éclaté dans leur secteur. J'interrogeais aussi les chefs de village, les instituteurs, quiconque pouvait me transmettre des informations. Les gens étaient généralement disposés à m'aider, mais il était tout de même très difficile de prendre la mesure de la situation. Comme je faisais appel à des interprètes locaux, il était toujours possible que des éléments importants se perdent dans la traduction. Et puis j'avais affaire à une population illettrée qui avait tendance à accorder aux étrangers des pouvoirs extraordinaires. Je ne pouvais jamais être sûr que les gens que j'interrogeais me fournissaient des renseignements exacts, ou s'ils me disaient ce qu'ils pensaient que je voulais entendre.

- Savez-vous si quelqu'un a été victime de fièvre et de saignements ?

- Oh oui, bien sûr. Ce genre de chose arrive, en effet.

Mais on ajoutait immédiatement que rien de tel ne s'était produit récemment. Bien entendu, je n'avais aucun moyen de savoir si l'une des maladies dont ils parlaient était bien Ebola. Beaucoup de maux sévissent en Afrique, après tout - on tombe malade, on meurt, y compris des gens jeunes et bien portants. J'étais si absorbé par mes recherches que la journée était fort avancée quand je réalisai que nous n'avions rien absorbé depuis notre départ de Kisangani. Je promis à mon chauffeur qu'on s'arrêterait sur la place du marché du prochain village pour y chercher de la nourriture.

Mais le village en question n'avait pas la moindre nourriture à nous offrir. Il n'y avait pas de place du marché à proprement parler, et les boutiques étaient vides. Partout où nous allions, c'était la même chose. Je m'attendais à découvrir des conditions de vie pénibles, mais pas à ce point. Les gens se nourrissaient de ce qu'ils cultivaient, et il ne restait rien pour la vente.


Joe et le chauffeur doivent se rabattre avec appréhension sur les rations de soldat vieilles de 39 ans, qui s'avèrent... délicieuses !

Pour l'eau, c'était une autre affaire. Je me trouvais dans une situation bien connue des auteurs d'histoires de marins. Il y avait de l'eau partout. Elle tombait du ciel sans interruption. Mais il n'y en avait pas une goutte à boire. Celle des trous d'eau des villages, voire des puits, était certainement contaminée. Tout ce que je pouvais faire, c'était d'y ajouter des tablettes d'iode pour la purifier. Le goût de l'iode est si mauvais qu'aucun doute n'est permis sur son efficacité : aucun micro-organisme ne peut survivre dans un liquide aussi infect, et encore moins rester assez puissant pour nous rendre malades.

Quand nous arrivâmes enfin à Isiro, la nuit était tombée. J'étais impatient d'essayer ma radio. (...)

Rien. Je réglai l'antenne, je fis un autre essai. Toujours rien. Une explosion de parasites. Quoi que je fasse, pas la moindre réponse. (...) Personne ne savait où j'étais, et si je ne parvenais pas à la faire fonctionner, ils ne le sauraient jamais. Ce soir-là, j'allais me coucher en essayant de ne pas céder au désespoir et au sentiment de solitude. Le pire, c'était l'inquiétude qui me rongeait : je risquais de parcourir des centaines de kilomètres, dans cette zone désolée, sans trouver la moindre trace de la maladie. Je savais qu'une épidémie se répandait au Soudan, mais je n'avais aucun papier, ni aucun moyen de franchir la frontière. J'envisageai la possibilité de rentrer bredouille de ma première chasse au virus.

Le lendemain matin, je m'aventurai dans Isiro, mais je n'eus pas plus de chance. Personne ne savait rien d'un mal qui ressemblait à Ebola. Il me restait une chose à faire : continuer vers le nord, approcher encore de la frontière soudanaise. Notre prochaine étape serait Dungu, quatre-vingts kilomètres pus loin. Notre route était à peine plus large qu'un sentier. Depuis le départ des Belges, en 1960, tout le Nord du pays avait été laissé à l'abandon. Il n'y avait plus un seul pont, plus une seule route en bon état. Nous n'avons quasiment pas vu le moindre véhicule. Pourquoi quelqu'un sain d'esprit serait-il venu jusqu'ici - et pour aller où, mon Dieu ?

Je commençai à avoir de sérieux doutes sur le fait qu'il pouvait exister un lien entre les deux épidémies. Dans cette partie du monde, on voyage à pied ou à bicyclette. L'univers se limite aux distances que l'on peut couvrir en une journée. Le passage du Zaïre au Soudan était difficile : il était peu probable que beaucoup de gens aient eu la possibilité d'emporter le virus si loin. La période d'incubation était très courte - quelques jours - et une personne contaminée aurait été incapable de se déplacer à pied ou à vélo. Tous les témoignages confirmaient mes soupçons : personne n'avait jamais entendu parler de déplacements ni de commerce entre les deux pays, dans cette région. Les rapports ultérieurs prétendant que les deux foyers de la maladie étaient liés par la circulation de camions sont totalement dénués de fondement. (...)


A Dungu, Joe parvient enfin à établir un contact radio avec un missionnaire d'une ville située à 160 km au sud-est et à lui faire transmettre un message au quartier général de l'équipe OMS à Kinshasa. Joe et le chauffeur passent la nuit dans une mission. Le lendemain, Joe enquête sans succès dans les villages autour de Dungu.

Je décidai de pousser encore vers le nord, toujours plus près de la frontière soudanaise, jusqu'à Aba. Mais avant d'aller où que ce soit, nous devions traverser l'Uele. Le bac était un instrument de fortune composé de quatre pirogues percées sur lesquelles on avait fixé quelques planches. Cela avait l'air trop branlant pour supporter le poids de la Land Rover. (Sans parler des camions de cinq tonnes. Ce passage se trouvait sur l'axe principal reliant le Soudan à Yambuku, et il était évident que les véhicules empruntaient rarement le bac : il était fort peu probable qu'il ait pu convoyer beaucoup de trafic avec le virus Ebola.) Mais on nous assura fort aimablement que nous pouvions traverser le fleuve sans encombre. Malgré nos doutes, nous n'avions pas le choix. Nous entreprîmes de faire monter la voiture. Le poids brusquement ajouté fit osciller les planches de manière alarmante, mais, à notre grande surprise, elles résistèrent. Ni le chauffeur ni moi n'avions la moindre intention de rester à l'intérieur de l'auto pendant la traversée. Nous n'étions pas fous à ce point. Nous nous installâmes donc dans les pirogues, observant avec angoisse l'équipage pagayer et tirer vers la rive opposée notre fragile embarcation et sa cargaison instable. Pendant ce temps, d'autres hommes écopaient les pirogues avec des boîtes en fer-blanc. Je m'attendais à tout moment à ce que nous basculions tous dans le fleuve. Mais, par je ne sais quel miracle, nous abordâmes enfin de l'autre côté. En Afrique, comme je l'avais appris, il existe une solution à tout problème. Mais très souvent, ce n'est pas celle à laquelle vous vous attendez.

Les missionnaires de Dungu prétendaient qu'il était difficile de rallier Aba par la route. Ils se trompaient : c'était impossible. Il fallait passer une autre rivière. Le bac, cette fois, était "indisponible". Une tempête avait brisé ses amarres, en fait, et le bateau avait été emporté par le courant. (...) Nous avons donc continué jusqu'à Doruma. On ne pouvait aller plus près de la frontière soudanaise.


Après avoir passé la nuit dans une autre mission locale, italienne cette fois, et constaté qu'elle était envahie de rats et que les stocks de farine y étaient moisis, Joe demande aux "pères" italiens s'ils ont eu vent de cas d'Ebola dans les environs. La réponse est négative, mais l'un des "pères" explique qu'il est possible d'aller jusqu'à Nzara au Soudan, la ville de l'autre épidémie. Il va voir un grand chef du secteur pour lui demander un sauf-conduit rédigé en azandé (langue parlée des deux côtés de la frontière) et celui-ci "prête" à Joe un médiateur pour l'accompagner dans son voyage, "curieux amalgame d'expert juridique, d'interprète et d'érudit de village".
Plestin
 
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Re: Chasseurs de virus

Message par Plestin » 01 Avr 2019, 04:22

Voici donc Joe qui s'apprête à poursuivre son enquête au Soudan (aujourd'hui le Soudan du Sud).

De retour à la mission, je décidai d'envoyer un message radio aux nôtres, à Kinshasa. Je voulais qu'ils sachent que je passais la frontière soudanaise le lendemain. Depuis le début de mon voyage vers le nord, je n'avais pas trouvé trace d'Ebola. Cela allait changer.

Quand nous quittâmes Doruma, j'étais en route depuis sept jours. Mais j'avais désormais un compagnon plus agréable. L'interprète était un jeune homme sympathique, un instituteur qui parlait aussi bien le français que les langues locales, le lingala et l'azandé. Il présentait aussi l'avantage de connaître parfaitement la contrée.

Une fois de plus, il s'avéra que la route principale qui menait au Soudan n'était rien d'autre qu'un chemin. On voyait peu de traces de pneus - indice révélateur de l'absence d'un important trafic automobile. Nous trouvâmes la frontière déserte. La seule indication était une barrière de fortune au milieu de la route, un simple mât posé sur deux branches fourchues. De toute évidence, elle n'empêchait personne de passer. Il suffisait de la soulever pour pénétrer au Soudan. Quelques kilomètres plus loin, nous avons vu un camion en panne. Un homme assis au bord de la route nous expliqua qu'un essieu était brisé. Le chauffeur était parti en chercher un de rechange à Kinshasa - plus de mille six cent kilomètres à vol d'oiseau, et beaucoup plus par la route. Cet homme avait été engagé pour surveiller le camion en son absence. Il était là depuis cinq semaines, et il avait manifestement peu d'espoir de revoir jamais le chauffeur. Mais cela ne semblait pas l'inquiéter. Il habitait dans le coin. C'était un boulot. Que pouvait-il faire d'autre ?

Une quinzaine de kilomètres après la prétendue frontière, nous sommes tombés sur le véritable poste. Un petit édifice et quelques soldats sous les ordres d'un commandant qui vint nous accueillir. Il semblait ébahi. Il passait sans doute si peu de monde que n'importe quel mouvement l'aurait étonné. "Eh bien, pensai-je, nous allons bientôt savoir si la lettre du chef vaut quelque chose. Le pire qui puisse nous arriver, c'est qu'il nous ordonne de faire demi-tour". Cela signifierait que je ne réaliserais pas mon enquête dans le seul endroit où la présence d'Ebola était avérée.


Bien accueillie par le commandant du poste et invitée à boire le thé, l'équipe de Joe explique les raisons de sa venue au Soudan.

Je lui expliquai que nous avions appris qu'une épidémie venait de se déclencher. Une maladie qui provoquait de la fièvre et des hémorragies. Je vis tout de suite qu'il savait de quoi je parlais.

- Oui, bien sûr. Cette maladie, à Nzara. Maintenant, cette maladie s'est déclarée à Maridi, le chef-lieu de district.

Il ajouta que l'épidémie avait frappé Maridi quelques semaines après Nzara. Je savais qu'elle s'était propagée jusque-là, sans en avoir eu la confirmation. Le commandant se tourna de nouveau vers moi.

- Mais je ne comprends toujours pas ce que vous allez faire à Nzara.
- Je suis médecin. Mon travail consiste à trouver l'origine de la maladie.


Il semblait ne jamais avoir entendu une chose pareille.

- Il n'y a plus besoin de docteurs, à Nzara. Les gens que vous êtes venu sauver, ils sont tous morts.

* * *

Nzara est une ville de trois mille habitants, construite autour d'une cotonnerie qui date de l'époque où les Anglais régnaient sur le pays. La plupart de ses habitants vivent dans des quartiers en bordure de la ville. L'usine est la source principale de revenus de Nzara. C'était aussi, d'après ce que je savais, le lieu de naissance d'Ebola.

En arrivant à Nzara, je n'avais aucune idée de ce que nous allions y découvrir. A première vue, rien ne semblait sortir de l'ordinaire. Les gens vaquaient à leurs occupations sans montrer de signes de panique. Mais quand notre interprète aborda un homme pour lui demander le chemin de l'hôpital, je remarquai un changement dans l'attitude du passant. Son visage s'assombrit. Il fit un geste brusque, marmotta quelques mots et tourna rapidement les talons.

- Il vous a dit où est l'hôpital ? demandais-je.
- Juste en haut de la rue. Mais il dit qu'il ne faut pas y aller. Il dit que l'endroit est mauvais. Et il dit qu'il n'y a plus personne.
- Est-ce qu'il vous a dit pourquoi ?
- Je lui ai demandé, mais il n'a pas voulu répondre.


L'hôpital était un simple bâtiment de plain-pied, aux murs de brique grisâtres et balafrés. Aucun signe de vie. La porte n'était pas fermée à clef. Je me retrouvai dans un sombre vestibule menant à une grande salle vide. Une odeur flottait dans l'air, mélange de sang séché et d'excrétions. C'était la seule salle de l'hôpital. Elle avait donc été occupée par des patients des deux sexes. En guise de lits, il n'y avait que des sommiers à ressorts cassés. Les patients devaient apporter leurs propres nattes. S'il y avait jamais eu des patients. J'appelai. Seul l'écho de ma propre voix me répondit.

Je m'apprêtais à sortir lorsque j'entendis des bruits de pas. Un homme robuste, souriant, venait vers nous. Sa tunique blanche était tachée.

- Je suis le docteur Mohammed, me dit-il.

Je me présentai, puis je lui demandai ce qui s'était passé.

- Tout le monde est parti. Les patients, les infirmières, tout le monde s'est enfui.
- Et vous êtes resté ?
- Je suis le médecin. Où vouliez-vous que j'aille ?
- Pourquoi ont-ils fui ?
- Ils ont vu ce qui arrivait aux autres, ici. Tant de morts, si rapides. Ils ont pensé qu'ils allaient mourir eux aussi. Alors ils sont partis. Je ne peux pas leur en vouloir.


Je parlais à un capitaine qui était prêt à couler avec son navire.

Je n'étais jamais venu au Soudan, mais j'en savais assez sur la situation politique pour comprendre à quel point la position du docteur était inconfortable. Comme la plupart des médecins du pays, il était musulman (sans doute originaire du Nord), tandis que ses patients étaient chrétiens ou animistes. Les rivalités ethniques et religieuses entre les deux communautés avaient déclenché une guerre civile qui se poursuit encore sporadiquement de nos jours. J'imaginais qu'il y avait peu d'amour entre le docteur et ses patients. Et l'épidémie qui avait dépeuplé son hôpital n'avait certes pas arrangé les choses.

Il m'expliqua que treize personnes en tout avaient été contaminées par une maladie qui ne ressemblait à rien de ce qu'ils connaissaient.

- Sept sont mortes. Je n'ai rien pu faire.

Il semblait à la fois furieux et perplexe. Je lui demandai si de nouveaux cas apparaissaient encore. Non, dit-il. L'épidémie avait pris fin cinq semaines plus tôt.

- Mais à Maridi, ce n'est pas terminé. Le gouvernement a mis en place un cordon sanitaire. Il n'y a aucun échange avec la ville. Personne ne peut y entrer ou en sortir.

J'apprendrais plus tard que le cordon sanitaire empêchait aussi un groupe d'enquêteurs de l'OMS d'aller à Maridi. Ils en étaient réduits à poireauter à Juba, le chef-lieu de la province du Sud.

- Quels sont les symptômes ? demandais-je.
- Déglutition difficile, terribles douleurs dans tout le corps, ruptures des vaisseaux sanguins des yeux. Saignements aux gencives, aussi. Forte fièvre.
- Parlez-moi du premier patient chez qui vous avez repéré cette maladie.


Le docteur Mohammed nous décrivit un homme d'une vingtaine d'années qui avait travaillé à l'usine de coton. Il avait été admis dans le petit hôpital avec les symptômes habituels : fièvre, migraine, angine, douleurs abdominales, diarrhée, sang dans les excréments. Il était mort au bout de six jours. D'après ce que je savais, cet homme pouvait avoir été le premier cas (ou "cas initial") de la fièvre d'Ebola au Soudan.

Avant mon départ, le docteur Mohammed ajouta :

- Il y a autre chose. J'avais oublié de vous le dire. J'ai envoyé un de mes patients à Maridi. Ils ont un meilleur hôpital, là-bas.

Il remarqua sans doute le changement dans mon expression.

- Qu'y a-t-il ? Quelque chose ne va pas ?
- Non, non, tout va bien.


Je ne voulais pas le rendre plus malheureux qu'il ne l'était. Mais c'était lui, en envoyant son patient à Maridi, qui avait aidé la maladie à se propager vers cette ville.

Paradoxalement, si elle n'était pas arrivée à Maridi, l'épidémie de Nzara n'aurait sans doute jamais été connue du monde extérieur. C'est toujours ainsi. Les virus qui émergent dans les endroits les plus isolés et assaillent les populations locales n'attirent l'attention que s'ils gagnent des zones plus peuplées - ou s'ils s'attaquent aux riches et aux étrangers (surtout aux Américains). Un virus qui ne contamine ni ne tue les "bonnes" victimes risque d'être à jamais inconnu. (...)

Comme le veut la tradition, le cas initial avait été assisté par sa famille durant la maladie. Un peu après sa mort, son frère était tombé malade à son tour. Mais il survécut. Sa femme eut encore plus de chance : elle ne fut même pas malade. Un examen sérologique ultérieur confirma qu'elle avait échappé à l'infection.

Je rendis visite à la veuve du présumé cas initial. Cette femme de vingt ans à peine, qui vivait désormais avec ses parents et ses deux enfants, avait la tête rasée en signe de deuil. Mais pendant tout le temps que dura ma visite, elle n'exprima pas la moindre émotion.

En l'interrogeant, j'essayais de découvrir quelle pouvait être l'origine de l'infection. Je voyais bien que la jeune femme était nerveuse. Elle n'avait pas l'habitude d'être interrogée. Il y avait un autre problème. Dans la société où elle vivait, une épouse ne connaît pas les activités auxquelles se livre son mari hors de la maison. J'espérais qu'on me ferait un récit détaillé de ce que cet homme avait fait avant de tomber malade. Avait-il été piqué par un insecte ? Etait-il allé à la chasse ? Avait-il absorbé un aliment contaminé ? Avait-il reçu des injections ? Mais il était presque impossible d'obtenir de telles informations. Je pus tout de même rassembler quelques indices, qui me donnaient une idée de la façon dont le virus avait pu se déplacer. Les hôpitaux étaient une première piste. A cause de la réutilisation des aiguilles et de l'absence de quarantaine, d'autres patients et les familles des victimes avaient été exposés à la maladie. Par ailleurs, on me parla d'une coutume qui faisait courir de terribles risques à ces gens. Avant d'enterrer un proche, ils ressentent en effet le besoin de le toucher. C'est un geste d'amour, un moyen de souligner l'importance du mort dans le coeur des survivants. Il n'est pas rare que les membres de la famille embrassent le défunt dans son cercueil. Ils croient aussi que le cadavre doit être complètement purifié. Pour ce faire, il faut le laver avec soin, puis le purger totalement - y compris de l'urine et des excréments. Comme les selles des victimes d'Ebola contiennent du sang, cette coutume a pour conséquence de contaminer les proches. Je saurais plus tard que c'est ainsi, précisément, qu'Ebola avait fait tant de dégâts à Maridi.

(...) J'allai jeter un oeil à la cotonnerie. Etait-ce là qu'Ebola était passé de son réservoir naturel - quel qu'il fût - à des êtres humains ?

Le directeur de l'usine fit de son mieux pour se rendre utile, mais il ne m'apprit rien de nouveau. Je découvris quand même un fait surprenant. Toute sa production était expédiée à Juba, puis embarquée sur le Nil en direction de Khartoum. Rien n'était exporté au Zaïre. Aucun envoi ne transitait par le Zaïre. Ma question étonna le directeur. Il éclata de rire et jura qu'il n'existait pas de débouchés pour ses produits au Zaïre depuis des années. Je partis examiner la cotonnerie.

Elle se composait de plusieurs bâtiments de brique et de bois. L'ensemble était entouré d'une clôture en fil de fer rouillé. Le terrain, qui avait dû, jadis, être couvert de fleurs et d'arbustes, était envahi par les mauvaises herbes. Les bâtiments de style colonial dataient de cinquante ou soixante ans. La plupart des fenêtres étaient dépourvues de vitres - ouvertes à tous vents, ou obturées d'un assemblage de bois et de papier. Les rares vitres encore en place étaient couvertes de poussière et de crasse. L'intérieur de l'usine était faiblement éclairé, la plupart des ampoules étant absentes ou grillées. Les plafonds étaient très hauts : la marque du style colonial. On y avait installé de grands ventilateurs, pour la plupart hors d'état de fonctionner. Deux choses me frappèrent. D'abord, l'incroyable tumulte des vieilles machines à filer, des navettes et des métiers à tisser. Les machines avaient l'air d'antiquités dignes d'un musée de l'ère industrielle. Ensuite, l'odeur étrange qui flottait dans l'air - dans cette suspension colloïdale de fibres de coton, de poussière et de bruits. L'odeur... Elle ajoutait une dimension indéfinissable. Je la reconnaissais vaguement, sans être capable de lui donner un nom. Puis mon regard se posa sur le plafond. Il était tout à fait décoloré, du gris au noir, en maints endroits. Une partie était même complètement pourrie. Cette décoloration, cette odeur... Tout à coup, je compris. Des chauves-souris.

Comme dans beaucoup de bâtiments de ce type en Afrique tropicale, le toit était tapissé de chauves-souris. Ces créatures nocturnes sortaient sans doute par les orifices pour aller se régaler d'insectes et de fruits. Elles rentraient au matin et se suspendaient, la tête en bas, pour une bonne journée de sommeil. Pendant ce temps, elles excrétaient leur guano. C'étaient leurs déjections qui donnaient au plafond sa couleur particulière. Là où le plafond était abîmé, le guano se répandait sur le sol de l'usine et produisait cette odeur qui flottait dans le coton et la poussière. J'avais vécu assez longtemps en Afrique pour savoir que les chauves-souris sont inoffensives. Les gens en avaient l'habitude - j'étais sûr que personne, parmi les ouvriers de la cotonnerie, ne s'en était inquiété. Pour ma part, je ne pouvais m'empêcher de m'interroger. Est-ce qu'elles étaient d'une manière ou d'une autre responsables de la propagation d'Ebola ?

* * *

Se pouvait-il que les excréments des chauves-souris constituent la niche écologique du virus ? Si oui, comment ce dernier se perpétuait-il ? Il nous fallait supposer que ce virus était relativement inoffensif pour ces chiroptères, mais mortel pour l'homme et les autres primates. (A la lumière de ce que nous savons aujourd'hui de sa capacité d'adaptation aux espèces, ce n'est pas impossible). Mais il ne serait pas facile de prouver que les chauves-souris étaient responsables de la propagation d'Ebola au Soudan, ou n'importe où ailleurs. Personne ne nous avait dit que des patients, au Zaïre, avaient été en contact avec des chauves-souris. Mais cela ne voulait rien dire : en Afrique, il y en a partout.

(...) L'équipe de l'OMS du Soudan qui arriva quelques jours plus tard en attrapa quelques-unes. Mais c'était insuffisant. Ils ne furent pas capables d'isoler le virus Ebola, ni même de démontrer sa présence dans une seule des chauves-souris. Vu la rareté des cas de contamination à l'homme par le réservoir naturel, j'estimais que le nombre d'individus touchés dans l'espèce infectée (quelle qu'elle soit) devait être peu élevé. En 1978, Karl Johnson et ses équipes examineraient une foule d'espèces animales (y compris des chauves-souris de différents types) dans le cadre de recherches approfondies sur la faune pour trouver le réservoir d'Ebola. Plus tard, une autre tentative serait effectuée lorsque Gene Johnson, de l'USAMRIID (Institut de la recherche médicale pour les maladies infectieuses, dépendant de l'armée des Etats-Unis), mènerait une enquête éclair dans une caverne abritant des chauves-souris suspectes. Johnson disposait de beaucoup plus de ressources que nous n'en aurions jamais au CDC pour un tel projet. Malgré cela, il n'obtint aucun résultat.

(...) Après trois jours passés à Nzara, je décidai de quitter la ville. Mes investigations n'étaient pas sans intérêt. Mais ce n'est pas en restant là que j'établirais le lien entre l'épidémie du Soudan et celle de Yambuku. (...) Je décidai donc de retourner à Yambuku, au Zaïre, puis de remonter vers le nord, vers la République centrafricaine.


Joe constate que la route entre Yambuku et la République centrafricaine est interrompue depuis plusieurs mois par un tronc d'arbre qu'il n'est pas possible de contourner et qu'il faudrait ensuite traverser une rivière qui n'a pas de bac. Au retour vers Yambuku, la Land Rover a un accident qui le bloque deux jours de plus.

Quand je parviens à Yambuku, notre équipe était encore occupée à parcourir la campagne, interroger les villageois et faire des prises de sang, afin de comprendre comment les gens avaient été contaminés. Mes collègues étaient impatients de savoir si j'avais établi un lien entre Yambuku et Nzara. Je dus les décevoir. Je n'avais aucune preuve que les deux épidémies avaient le moindre rapport. (...) Trois ans plus tard, on réalisera que j'avais raison.


Joe retourne à Bumba pour prendre l'avion pour Kinshasa.

Quelques semaines plus tard, une autre cargaison partit pour Kinshasa, d'où elle s'envola à destination d'Atlanta. Il s'agissait d'une collection d'ampoules contenant six cents échantillons de sérum et de sang récoltés chez des habitants de Yambuku et des alentours. Les laboratoires du CDC y chercheraient la présence d'anticorps dirigés contre Ebola. Personne ne pouvait savoir que ces ampoules recelaient un secret. Un secret qui n'avait rien à voir avec Ebola. Tel un génie du mal, il allait rester enfermé dans un congélateur du CDC, parmi des milliers d'autres spécimens, pendant presque dix ans. Ce n'est qu'alors que nous serions capables de crocheter la serrure. Mais il serait trop tard.


Ce "génie du mal", c'est le virus VIH responsable du sida, dont des tests au milieu des années 1980 sur ces mêmes prélèvements permettront rétroactivement de montrer qu'il était déjà présent de façon très minoritaire en 1976 à Yambuku !
Plestin
 
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Re: Chasseurs de virus

Message par Plestin » 02 Avr 2019, 02:59

Les enquêtes sur le terrain ont permis de montrer que les deux épidémies d'Ebola du Nord Zaïre et du Sud Soudan n'étaient pas liées, que les pratiques des hôpitaux d'une part, les pratiques funéraires d'autre part étaient des amplificateurs de la maladie, enfin qu'il y avait une possibilité pour qu'un lien avec les chauves-souris existe. (Aujourd'hui, les données disponibles vont en partie dans ce sens : le virus Ebola serait présent chez une toute petite minorité de chauves-souris, transmissible à l'homme directement ou indirectement via la contamination d'autres espèces - antilopes, singes... - retrouvées mortes par des chasseurs et ramenées pour être consommées comme "viande de brousse". Mais le lien entre les chauves-souris et les autres espèces, le mode de contamination de ces dernières, n'est pas encore formellement établi, sauf la contamination des chasseurs par l'animal mort).

Après cet épisode, Joe reprend son projet sur la fièvre de Lassa en Sierra Leone (et là, il verra des victimes en grand nombre). Au bout de trois ans, en juillet 1979, il retourne aux Etats-Unis mais apprend qu'une nouvelle épidémie d'Ebola vient d'éclater à Nzara au Soudan, ainsi que dans une ville voisine située à seulement 24 km, Yambio. A la demande du CDC et de l'OMS, lui et son équipe doivent à nouveau aller enquêter sur le terrain.

Je m'adressai à Lyle Conrad, chef de la division logistique au bureau du Programme épidémiologie. Il avait participé à la première enquête sur Lassa, au Nigéria en 1969, et était bien placé pour comprendre l'urgence de la situation. Je lui demandai s'il connaissait quelqu'un possédant les compétences requises pour m'accompagner. Ce ne serait pas une sinécure. Mon assistant devrait avoir l'esprit aventureux, être capable de s'adapter et de supporter des conditions de travail rudimentaires, voire dangereuses. Il devait aussi être disponible sur-le-champ.

Je connaissais Lyle Conrad depuis des années. Quelle que fût la course, il avait toujours un cheval prêt au départ. (...) Lyle ne m'a pas déçu.

- Joe, me dit-il avec son accent du Midwest, j'ai exactement le type qu'il vous faut. C'est un alpiniste, rien ne lui fait peur. Il fera un boulot formidable. Il s'appelle Roy Baron. Il a travaillé aux vaccinations.

Les seuls sommets que je voulais lui faire franchir étaient mentaux, mais ça me semblait parfait. Jusqu'à ce que Lyle ajoute :

- Au fait, il n'est jamais allé à l'étranger, alors veillez sur lui.

(...) Notre première tâche consistait à rassembler le matériel dont nous avions besoin. Aux Agents pathogènes spéciaux, lorsqu'il s'agissait d'organiser une mission dans une région lointaine, nous disposions d'une arme secrète : Helen Engleman. Cette femme imposante inspirait une véritable terreur à bon nombre de techniciens. Avant d'entrer au CDC, elle avait servi dans les Marines. Helen régnait sur son domaine depuis son fauteuil pivotant, entre un téléphone et une pile de grands cahiers pleins de chiffres et de notes qu'elle était la seule à pouvoir déchiffrer. Son bureau était toujours noyé dans un nuage de fumée, ses cendriers toujours pleins à ras bord. Sa grosse voix de basse en imposait à tous, y compris à ses supérieurs. On ne la contrariait qu'à ses risques et périls.

C'était une organisatrice méticuleuse. Elle était capable d'entasser plus de choses dans une malle que la plupart des gens dans une camionnette. Non seulement elle s'occupa de l'équipement de base (aiguilles, seringues, réactifs, plaques de microscope et ampoules pour les échantillons), mais elle s'assura qu'on n'oubliait pas les objets indispensables à un travail de fortune en Afrique : ruban adhésif, crayons-feutres, papier, stylos et crayons. Elle parvint à faire tenir notre attirail dans deux caisses. Toutefois, nous n'avons pas pris le laboratoire portable que j'avais utilisé lors de la première épidémie Ebola au Zaïre. Nous savions désormais que le plus grand risque venait des injections, pas de la transmission atmosphérique. Cette encombrante boîte à gants, dès lors, était un poids mort. Nous allions procéder comme en Sierra Leone pour le projet Lassa : sur une table ouverte, avec les précautions élémentaires pour ne pas s'infecter. Nous avons négligé d'emporter des lampes de poche, croyant naïvement que nous pouvions en trouver n'importe où. J'aurais dû savoir que c'était faux. (...)


Joe et Roy Baron passent d'abord par le siège de l'OMS en Suisse, où ils sont accueillis par le chef de la section Virus, le Français Paul Bres, et son collègue l'Egyptien Fakhry Assad qui "allait devenir un organisateur grandement efficace de la recherche sur les fièvres hémorragiques à l'OMS".

Paul et Fakhry se demandaient quelle était la meilleure façon de nous expédier au sud du Soudan avec notre équipement. Ils exprimèrent certaines inquiétudes sur le représentant de l'OMS à Khartoum. L'homme se faisait une idée exagérée de sa propre importance, et il fallait l'approcher en douceur, avec le savoir-vivre approprié et un maximum de pompe. Ils craignaient qu'il ne fût un obstacle plus qu'une aide véritable.

Après l'épidémie de 1976, l'OMS avait pris la précaution de stocker du matériel dans la perspective d'une expédition similaire. On nous fit visiter les magasins, où l'on nous montra notamment une réserve de tenues de protection en papier et d'ustensiles en matière plastique. Nous trouvâmes aussi plusieurs masques de protection biologique - des choses horribles et inconfortables dans le style des masques à gaz de la Seconde Guerre mondiale. Mais nous les acceptâmes obligeamment, avec le reste du matériel de protection. Tout cela alla rejoindre ce que Helen avait déjà emballé. Puis, sans perdre de temps, nous courûmes à l'aéroport pour attraper l'avion de Khartoum.

(...) En arrivant à Khartoum, on s'apprêta à affronter le fonctionnaire solennel et borné contre lequel Paul et Fakhry nous avaient mis en garde. A notre grand soulagement, il était absent. Nous fûmes accueillis par son assistant, un type assez agréable, qui nous informa que tous les vols de Nzara avaient été annulés à cause du cordon sanitaire imposé par le gouvernement. Les vols vers le sud étaient limités, et le dernier avion pour Juba, la ville la plus proche de Nzara, décollait deux heures plus tard. (...) Finalement, je pris la décision de partir seul à Juba pour tâter le terrain. Là-bas, je chercherais un moyen de me rendre à Nzara. Roy restait à Khartoum, où il devrait s'occuper des tenues de protection que l'OMS tenait à notre disposition. Il se tiendrait prêt à me rejoindre à Nzara.

Sudan Air passe difficilement pour une bonne compagnie aérienne, même au regard de lignes aussi obscures qu'Air Sénégal, Air Brousse (Zaïre) et les anciennes Sierra Leone Airways. Mais rien ne prépare le malheureux passager à l'angoisse et à la panique que provoque un voyage sur ses lignes. Décoller est un miracle, à peine plus probable que le fait d'atterrir sain et sauf. Qu'il me suffise de dire que sur le vol de Juba ma terreur était telle qu'elle me fit oublier momentanément l'épidémie.


Joe atterrit à Juba, s'enquiert de la situation auprès des employés du PNUD (programme des nations-unies pour le développement) qui n'ont pas grand-chose à lui apprendre.

J'allais me mettre à la recherche d'un moyen de rallier Nzara, lorsque Roy Baron fit son apparition. Il était venu à Juba à bord d'un avion de la police qu'il était parvenu, Dieu sait comment, à réquisitionner auprès de fonctionnaires de Khartoum. J'étais impressionné. Lyle avait eu le nez fin. Roy était un voyageur-né, et il se révélerait un enquêteur malin et débrouillard. J'avais de la chance de l'avoir à mes côtés. Les pilotes de la police nous conduiraient à Nzara, ce qui était une excellente nouvelle. Sans cela, nous aurions eu droit à un long voyage inconfortable par la route à bord d'un camion de l'ONU. Ou pire, il nous aurait fallu circuler dans un véhicule collectif au milieu des chèvres et des poules. Nous aurions dû zigzaguer, ou négocier à chaque barrage routier mis en place par les autorités pour faire respecter le cordon sanitaire.

Le problème du transport étant réglé, rien ne nous empêchait de partir à Nzara. Il fallait faire vite. Depuis qu'ils avaient entendu parler de l'épidémie, les pilotes étaient nettement moins enthousiastes à l'idée de continuer. Mais ils acceptèrent tout de même. (...)


Joe, Roy et les pilotes arrivent à Nzara.

Comme les pilotes ne pouvaient voler qu'à vue, il leur fallait passer la nuit à l'auberge d'Etat, là où Roy et moi devions loger. Cela ne leur plaisait pas beaucoup. L'idée de demeurer dans une zone dévastée par une infection mortelle les démoralisait. Mais, s'ils tenaient à rentrer à Khartoum sains et saufs, ils n'avaient pas le choix.

Ce délai jouait en ma faveur. Ils pourraient convoyer quelque chose pour moi jusqu'à Khartoum, un paquet à livrer à l'ambassade américaine qui l'expédierait à son tour aux Etats-Unis. Ils ne sauraient pas ce que contenait le colis. L'auraient-ils su, ils auraient certainement refusé. Le paquet renfermait (si notre intuition était correcte) ce qu'ils avaient le moins envie de transporter : le virus Ebola.

Ils ne risquaient pourtant pas d'être contaminés. J'étais capable d'isoler les spécimens assez soigneusement pour que l'équipage ne coure aucun risque. Quand je leur annonçai que je leur confiais un paquet pour Khartoum, ils y consentirent volontiers. Nous avions besoin de faire parvenir au plus vite des échantillons à notre labo, au CDC à Atlanta, afin de déterminer la cause de l'épidémie. Il existe aujourd'hui des analyses plus rapides et plus précises, et certaines peuvent même être effectuées sur le terrain. Mais, en 1979, la seule façon de s'assurer de manière décisive qu'il s'agissait bien d'Ebola consistait à identifier des anticorps spécifiques ou à isoler le virus dans des cellules ou des tissus en culture. La seule observation clinique ne suffisait pas. Dans cette région du monde, où l'espérance de vie est de moins de cinquante ans, les maladies infectieuses sont omniprésentes. De nombreuses infections, durant les premières phases de leur développement, peuvent ressembler à Ebola. Des symptômes comme une température élevée, des migraines, des douleurs abdominales et des maux de gorge peuvent aussi bien annoncer Ebola qu'un début de grippe. Des indices de saignement peuvent suggérer qu'il s'agit d'Ebola, mais il est malgré tout difficile d'établir un diagnostic correct. Et, s'il se confirmait qu'il s'agissait bien d'Ebola, une autre question se poserait. Etait-ce la même souche qu'en 1976, ou un autre virus, quelque chose que nous n'aurions jamais vu auparavant ?


Joe et Roy doivent travailler dans la nuit pour que les échantillons soient disponibles dès le lendemain matin et puissent être remis aux pilotes.

Nous décidâmes d'examiner les patients le soir même à l'hôpital de fortune de Yambio (...) Dès qu'il nous fut possible de déposer notre matériel, nous rassemblâmes nos instruments pour recueillir des échantillons de sérum. Mais cela ne représentait que la moitié du travail. Nous devions aussi protéger les échantillons. Il fallait prendre du sang, séparer les globules rouges du sérum jaune où vivait le virus, congeler les échantillons de sérum dans la neige carbonique que nous avions apportée de Khartoum, et enfin les emballer pour le transport.

Nous arrivâmes à l'hôpital. C'était une simple bâtisse faiblement éclairée, aux murs de boue séchée et au toit de chaume, sans fenêtres. Quelques personnes s'agglutinaient devant l'entrée : les familles de patients qui agonisaient à l'intérieur. Tous avaient le visage déformé par l'angoisse. Roy et moi passâmes des tenues de protection qui évoquaient des combinaisons de parachutistes de l'US Air Force - sauf qu'elles étaient faites de papier imperméabilisé blanc. Puis nous avons mis nos masques à gaz. Non seulement ils étaient horriblement encombrants, non seulement il faisait chaud, mais les patients étaient morts de peur en nous voyant arriver. Ceux qu'Ebola n'avait pas déjà tués, en tout cas.

Dans la case, un spectacle macabre nous attendait. Sous la lumière incertaine dispensée par deux petites lanternes à kérosène, nous découvrîmes une douzaine de malades, tous adultes, allongés sur des nattes à même le sol. Certains agitaient les bras et les jambes, en proie au délire, dans une vaine tentative d'échapper à la maladie qui les consumait. D'autres étaient immobiles. Leurs râles étaient le signe indiscutable que la mort n'était pas loin. La terrible chaleur de la nuit équatoriale était impitoyable. Nos combinaisons de parachutistes et nos masques ne faisaient qu'aggraver la situation. Nous ruisselions de sueur. Nous pouvions à peine respirer.

Pour examiner les patients l'un après l'autre, je devais m'agenouiller, la lanterne à la main, tandis que Roy m'aidait à préparer les échantillons de sang. Il n'avait jamais travaillé dans un pays en développement, et encore moins assisté à la dévastation causée par Ebola. Ce devait être pour lui un choc considérable.

Les franches hémorragies sont assez rares durant les premières phases d'Ebola, mais certaines manifestations bénignes peuvent se produire, comme des saignements dans l'oeil. Je devais leur examiner le blanc de l'oeil et leur inspecter l'intérieur du nez et les gencives pour chercher la présence de sang. Les pétéchies (de minuscules taches de sang sous-cutanées) constituent un indice significatif, mais, même dans des conditions optimales, elles sont difficiles à déceler sur la peau sombre des Africains. A la lueur sinistre d'une lanterne à kérosène, il était presque impossible de les repérer, sauf dans le blanc des yeux ou sur la voûte du palais et dans la gorge. (...) Mais un simple coup d'oeil à la gorge de ces gens me fournissait une preuve convaincante. Au bout de deux ou trois jours d'infection, à l'issue d'une période d'incubation de cinq jours, Ebola peut donner une gorge si gonflée et si sensible que la victime est incapable d'avaler sa salive. A l'examen, sa gorge ressemble à de la viande hachée crue. Une substance jaunâtre semblable à du pus suinte parfois des amygdales.

L'hémorragie du rectum est un autre symptôme d'Ebola. Mais, si le saignement n'est pas significatif (et il l'est rarement), on ne peut pas être sûr. Ou bien vous demandez à un parent, ou bien vous vous procurez un échantillon de selles aux fins d'analyse pour y chercher la présence de sang. Mais pour toutes sortes de raisons, techniques et culturelles, ce genre de test est souvent difficile à réaliser.

Nous avions l'impression de pratiquer la médecine à la manière de jadis. Nous n'avions ni appareil à rayons X, ni numération globulaire, ni hémoculture, ni tests de diagnostic. Nous ne disposions que de notre propre formation et de notre expérience. Mais il fallait continuer. Un patient après l'autre.

Chacun d'eux représentait un nouveau défi. Trois d'entre eux déliraient, incapables de coopérer. Il fallait qu'une infirmière ou un parent vienne m'aider, et qu'on leur tienne le bras pendant la prise de sang. A la fin des examens, j'étais absolument certain qu'au moins sept de ces patients étaient contaminés par Ebola. Pour les autres, j'avais un doute. Mais nous devions séparer ceux dont nous étions sûrs qu'ils étaient infectés de ceux qui pouvaient souffrir d'autres maux, puis essayer de les soigner le mieux possible.

Nous avons fini au bout de trois heures environ. Il était près de onze heures du soir. J'étais debout depuis une vingtaine d'heures, et j'étais épuisé. Mais je n'étais pas au bout de mes peines. Je devais encore séparer les sérums des globules rouges. Au CDC, les techniciens du labo seraient furieux, à juste titre, s'ils recevaient des échantillons de sérum pleins de globules rouges lysés. Cela pouvait compromettre la précision de leurs analyses. Sans électricité, je devais improviser. J'avais eu la prévoyance d'emporter une vieille centrifugeuse à main. Mais elle était prévue pour deux godets, et ne pouvait donc traiter que deux échantillons à la fois. J'en avais treize. Comme je devais faire tourner chaque paire de tubes pendant dix minutes pour obtenir une séparation d'une qualité raisonnable, il me faudrait tourner la manivelle pendant plus d'une heure au total. Je devrais alors séparer chaque échantillon en quantités aliquotes, les étiqueter et les ranger dans la neige carbonique. Je compris très vite que, dans l'état d'épuisement où je me trouvais, j'étais incapable d'actionner la centrifugeuse pendant dix minutes sans faire une pause.

Je travaillais dans une pièce équipée d'une petite table de bois branlante, et je devais opérer seul. Il était exclu que quiconque reste avec moi. Un tube pouvait se briser accidentellement. Moi-même, sous l'effet de la fatigue, je pouvais m'éclabousser. Pourquoi exposer quelqu'un d'autre à un tel risque ? Je portais un simple masque chirurgical (il faisait vraiment trop chaud pour utiliser le masque à gaz) et ma tenue en papier. Comme je porte des lunettes, je ne voyais aucune raison d'y ajouter des verres protecteurs. J'étais aussi vigilant que ma fatigue le permettait, mais cela ne signifiait pas que j'étais sauf. J'aurais pu m'infecter sans m'en rendre compte, presque n'importe quand. Je n'aurais pu le savoir qu'à l'issue de la période d'incubation. Il me fallut près de cinq heures pour finir de préparer les treize échantillons de sérum. Dans les acacias, au-dessus de l'herbe haute, les oiseaux saluaient les premières lueurs de l'aube.

J'avais dépassé le stade de l'épuisement, et le magnifique lever de soleil africain me semblait légèrement flou, dans les brumes matinales. L'auberge était constituée de quelques chambres aux sommiers métalliques défoncés et recouverts d'un mince matelas de coton. Il n'y avait pas de draps. Il faisait un peu plus frais qu'à l'hôpital, mais la chaleur était encore suffocante. Il me fut difficile de trouver le sommeil. Et quand enfin j'y parviens, cela ne dura pas longtemps. Je devais être debout vers sept heures pour remettre aux pilotes, avant leur départ pour Khartoum, ma précieuse boîte avec les sérums que j'avais eu tant de mal à séparer. Et ce n'était que le prélude. Nos véritables recherches ne commenceraient que le lendemain.


Les échantillons expédiés, suit une période de recherche d'autres patients infectés, pour les isoler et bloquer la propagation de l'épidémie. Grâce aux réactifs d'Helen Engleman, Joe et Roy parviennent à installer un petit laboratoire de recherche d'anticorps permettant de ne pas attendre les résultats d'Atlanta. C'est alors que Joe est victime d'un accident.

Deux nuits après notre arrivée, je me trouvai de nouveau à l'hôpital de fortune pour examiner une patiente suspecte d'Ebola. (...) Cette femme âgée venait d'une zone où l'on avait trouvé un cas avéré d'Ebola. Elle délirait, en proie à la fièvre. (...)

Je m'agenouillai pour lui faire une prise de sang. Comme elle était agitée, j'aurais dû demander qu'on lui tienne le bras. Mais elle était vieille et fragile. J'ai cru que je pouvais me passer de l'aide de quelqu'un. Tout en lui tenant solidement le bras, je l'ai piquée, puis j'ai commencé à tirer la seringue pour m'assurer que j'étais bien dans la veine. Elle fit soudain un bond extrêmement violent, avec beaucoup plus de force que je n'aurais cru possible chez une femme dans son état. Ce mouvement inattendu fit glisser l'aiguille. Je vis que mon gant était percé. Dessus, il y avait une petite goutte de sang. Une goutte de mon sang.

Quelques instants plus tard, je sentis l'effet de la piqûre. L'aiguille avait percé la peau, à la base de l'ongle du pouce.

Je jurai tout bas. Comment avais-je pu être aussi négligent ? J'avais effectué des prélèvements de sang chez plus de trois cents victimes de la fièvre de Lassa, sans jamais risquer de me piquer. Mon premier réflexe fut d'arracher mon gant et de me mettre à hurler. A quoi cela aurait-il servi ? Je rinçai le gant au désinfectant, mais je savais que le mal était fait. La seule chose à faire était donc de finir la prise de sang de la vieille femme et de poursuivre mon travail. Je ne peux pas dire que j'étais calme, mais je ne paniquais pas. Pourtant, je me sentais nauséeux. J'étais bien placé pour savoir que si l'on se pique avec une aiguille potentiellement contaminée, au centre d'une épidémie mortelle (comme celle que j'avais étudiée au Zaïre), les chances de survie ne sont pas très élevées. En fait, je savais que le taux de mortalité était proche de 100%.

Néanmoins, j'étais au Soudan, maintenant. Il était possible que cette souche particulière soit moins virulente. Mais nos informations n'étaient pas claires. Je savais qu'un chercheur britannique, Geoff Platt, s'était piqué avec une aiguille pleine de virus Ebola, près de Salisbury, en Angleterre, en faisant des injections à des souris au "laboratoire chaud" de Porton Down, après l'épidémie zaïroise de 1976. Quelques jours plus tard, il se trouvait dans un état critique. Il s'était piqué le pouce exactement comme je venais de le faire, et il n'avait même pas saigné ! Lui aussi avait immédiatement appliqué du désinfectant sur la plaie. (...)


Après des injections de plasma de personnes ayant guéri d'Ebola lors de l'épidémie d'Ebola de 1976, que Joe avait pensé à amener mais dont on ignorait totalement l'éventuelle efficacité, Joe n'a plus qu'à attendre et décide de rester sur place.
A partir de ce moment-là, j'ai accordé à la pauvre vieille femme une attention de tous les instants. Je lui rendais visite au moins deux fois par jour, je vérifiais ses signes vitaux et lui prenais du sang pour y chercher des anticorps. Je dormais par à-coups - quand je dormais. Je continuais à assurer mon travail de routine, mais cette femme était toujours présente à mon esprit. Tout ce qui lui arriverait m'arriverait aussi. Son destin et le mien étaient irréductiblement liés.
Plestin
 
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Inscription : 28 Sep 2015, 17:10

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