Joe et Sue, qui ont divorcé chacun de leur côté, se marient en 1992 (je vous passe les détails ) mais, entre la fin de 1991 et le début de 1993, une opportunité inattendue s'offre à eux, qui les fait longtemps hésiter car elle nécessite de s'installer au Pakistan. C'est Sue qui parle.
En septembre 1991, Joe reçut un coup de fil inattendu du docteur Jim Bartlett, le doyen de l'université de Médecine Aga Khan, à Karachi, au Pakistan. Mais la ligne fut coupée avant qu'il ait le temps de s'expliquer. Il rappela quelques instants plus tard.
- Ne vous inquiétez pas, dit-il. C'est normal. Nous sommes toujours coupés.
David Fraser, du CDC, qui avait travaillé sur la fièvre de Lassa, avait dit à Bartlett que Joe pourrait être intéressé par un travail à Karachi. La ligne fut à nouveau interrompue avant qu'il puisse en savoir plus. Mais dès que j'appris de quoi il s'agissait, je lui dis :
- Karachi ? Laisse tomber.
Je connaissais assez l'Asie, maintenant, et je savais que Karachi avait la réputation d'une ville gigantesque, sale et polluée, sans attraits. En outre, le Pakistan est un pays musulman, qui prend la religion très au sérieux. Pour les femmes, cela peut constituer un handicap. Depuis mon expérience en Arabie Saoudite, cette culture ne m'attirait pas beaucoup. Joe n'avait pas plus envie que moi de s'installer à Karachi. Nous en avons ri tous les deux, et le Pakistan nous est sorti de l'esprit.
Mais l'idée de partir à l'étranger nous plaisait bien. Nous avions tous les deux envie de retourner là où les choses se passent. Idéalement, nous espérions avoir la possibilité de travailler de nouveau ensemble. Nous envisagions même de lancer notre programme d'étude dès que les circonstances le permettraient.
Puis David Fraser appela de Paris. Il avait quitté la présidence du Swarthmore College pour un poste de conseiller auprès de l'Aga Khan. Celui-ci est le chef spirituel des ismaïliens nizarites, un mouvement religieux qui compte plusieurs millions d'adeptes dans le monde. Ses fonctions valaient à David des responsabilités dans le domaine de la santé, du logement et de l'assistance sociale, dans de nombreuses régions du monde musulman. Après avoir expliqué ses objectifs, il invita Joe à reconsidérer sa décision. Cette fois, la communication ne fut pas interrompue.
La faculté de médecine Aga Khan était très récente (elle avait été fondée en 1983). L'Aga Khan l'avait créée pour former de jeunes médecins pakistanais selon les critères et les méthodes pédagogiques occidentaux. Elle offrait donc une formation d'un niveau supérieur à n'importe quel établissement de cette partie du monde. David et Jim voulaient confier à Joe la présidence du service des Sciences de santé publique (SSP). Ses fonctions consisteraient à initier à l'épidémiologie les étudiants en médecine. Les SSP offraient de nombreux débouchés dans plusieurs pays d'Asie et d'Afrique de l'Est, où les ismaïliens avaient établi un important réseau d'hôpitaux, de cliniques, d'écoles et de programmes de développement rural. Ces services n'étaient pas réservés aux ismaïliens, et n'importe qui pouvait en bénéficier. Nous réalisâmes que le programme de l'Aga Khan était sérieux et bien organisé.
Dès lors, nous étions assez intrigués pour avoir envie de visiter Karachi. La ville est à la hauteur de sa réputation. Elle vit sous l'emprise de la chaleur, de la poussière, de la violence et du chaos. Par ailleurs, nous la trouvâmes vibrante, affairée. Les rues sont encombrées de tous les moyens de transport que l'homme utilise depuis dix mille ans : ânes, chameaux, bicyclettes, charrettes à bras, rickshaws à moteur crachant des gaz d'échappement toxiques, camions peints de couleurs vives, motos, limousines et 4x4 d'importation. Tous ces animaux et ces véhicules stagnent souvent pendant des heures sans progresser d'un pouce. Certes, la pauvreté y est omniprésente, mais les apparences sont souvent trompeuses. S'il est vrai qu'on y rencontre des mendiants - souvent des femmes voilées tenant des "bébés de location" -, le problème des sans-abri est beaucoup moins préoccupant qu'en Occident. La famille est un véritable filet de sécurité. Si quelqu'un a besoin d'un toit, il se trouve souvent un cousin ou un oncle, quelque part, pour l'héberger. Par ailleurs, Karachi, en qualité de centre commercial du Pakistan, abrite une certaine opulence, même si elle est injustement répartie. Les riches et les misérables y vivent côte à côte.
Si nous avions de sérieuses réserves à l'égard de Karachi, il n'en allait pas de même pour la faculté Aga Khan. Pour nous, c'était une aubaine, de toute évidence. Nous aurions la possibilité de former des étudiants, qui apporteraient à leur tour des changements ayant des conséquences positives dans cette partie du monde. Karachi est une de ces mégalopoles d'un nouveau genre, où se posent de multiples problèmes de santé publique. Presque rien n'est prévu dans ce domaine, ni dans celui de l'éducation. L'idée qu'une université privée de haut niveau puisse développer un programme de santé publique était excitante, dans un pays qui semblait tout ignorer de la santé publique.
Mais tout était possible. La plupart des jeunes gens que nous avons rencontrés à l'université Aga Khan nous ont impressionnés par leur intelligence et leur désir de progresser. Par ailleurs, le fait que les SSP soient en train de développer des programmes d'étude pour s'attaquer aux maladies infectieuses présentait à nos yeux un intérêt considérable. S'il est une chose, en effet, dont Karachi ne manque pas, ce sont bien les maladies infectieuses. Si Joe acceptait l'offre qui lui était faite, on me confierait la direction du laboratoire de microbiologie clinique. En même temps, je serais chargée de créer un laboratoire de diagnostic moléculaire, qui viendrait soutenir les études de terrain.
Presque malgré nous, après en avoir longtemps discuté, nous avons décidé de tenter le coup. Le 1er juin 1993, Joe partait à Karachi. Je l'ai rejoint deux mois plus tard. Pour ma part, j'étais de plus en plus mécontente de la politique du CDC. J'étais ravie d'essayer autre chose.
Il s'avéra que l'université avait vraiment l'air d'une cathédrale. Cet édifice de marbre rose forme un contraste saisissant avec le reste de Karachi. Nous avons trouvé une jolie maison dans un faubourg résidentiel tranquille, qui tranchait avec le chaos régnant dans d'autres quartiers. Mais nous avions du pain sur la planche. Et pas de temps à perdre. Nous savions que le choléra et la typhoïde constituaient des menaces sérieuses pour la santé publique. Nous allions découvrir qu'une autre maladie était en train de saccager le pays - un mal aussi présent et encore plus dangereux. Quoique silencieuse, une épidémie faisait rage.
Cette épidémie, c'est l'hépatite C, sur laquelle nous reviendrons. Mais avant cela, restons-en à la fièvre hémorragique Crimée-Congo qui s'avère être elle aussi bien présente au Pakistan, quoique de façon beaucoup plus limitée. Cela nous amène à l'histoire de Jamil et Shafiq, deux jeunes chirurgiens de la ville de Quetta.
Un jour de décembre 1995, tard dans la soirée, nous étions attablés dans le hall élégant de l'hôtel Serena à Quetta. Nous étions quatre : Leslie Horvitz, moi-même, et deux jeunes chirurgiens, Jamil Khan et Shafiq Rehman. Joe était cloué au lit par la fièvre. La grippe. Les docteurs Jamil et Shafiq étaient établis à Quetta, la ville principale du Baloutchistan, une province sauvage et peu peuplée du nord du Pakistan, à deux pas de l'Afghanistan et de l'Iran. Nous étions là pour parler de la fièvre hémorragique Crimée-Congo, la FHCC. Les deux médecins étaient bien placés pour la connaître, car il s'en était fallu de peu qu'elle les tue l'un et l'autre. Je le savais parfaitement, puisque je les avais soignés.
Nous écoutions le docteur Jamil, un homme d'une trentaine d'années au visage aimable et au regard vif. Il s'exprimait calmement, méthodiquement. Il parlait un bon anglais, avec ce rythme mélodieux caractéristique du sous-continent indien.
- C'était le 5 décembre, l'année dernière. Je me trouvais dans ma chambre, lorsque je reçus un appel d'urgence d'un hôpital situé près de Radio Pakistan. "Nous venons d'admettre un patient pour vous. Il souffre de douleurs abdominales et d'hémorragie. Il a vomi du sang. Venez vite." Après avoir examiné cet homme, j'ai discuté de son cas avec le gastro-entérologue. Il m'a dit qu'il ne pouvait pas déterminer l'origine de l'hémorragie sans faire une gastroscopie.
Nous restions silencieux. Il poursuivit.
- Mon confrère réalisa la gastroscopie le lendemain après-midi. Le matin, en effet, nous nous occupions des travaux de routine à l'hôpital. Le soir on me demanda de l'opérer. Il était probable, croyait-on, que l'hémorragie fût provoquée par un ulcère à l'estomac. Il devait être onze heures du soir. Nous avons entrepris l'opération, avec cinq ou six unités de sang en réserve - nous étions persuadés que les saignements ne cesseraient pas. Le docteur Shafiq était à mes côtés, ainsi qu'un technicien de salle d'opération.
Shafiq, à côté de lui, s'agita sur son siège, mal à l'aise. Il avait quelques années de moins que Jamil. Celui-ci poursuivit de sa voix basse.
- J'ai ouvert l'abdomen. Le sang suintait sur toute la surface de l'intestin. Impossible de contenir l'hémorragie, même en essayant la diathermie (technique qui consiste à chauffer les tissus avec un appareil électrique) et les sutures. C'était tout bonnement impossible. Nous avons pensé que le patient avait pris certains analgésiques qui auraient provoqué des ulcérations aiguës à l'estomac. Mais il n'y avait que l'hémorragie et le suintement de surface. Pas d'ulcère clinique.
J'écoutais, sans la moindre surprise. Ça y était, une fois de plus. La même histoire que des médecins nous avaient racontée en Sierra Leone, à Rawalpindi, en Afrique du Sud, à Dubai et en Chine. Plus récemment, des chirurgiens avaient été contaminés durant une opération à Kikwit, au Zaïre. Encore des hémorragies incontrôlables. Cette fois-là, c'était Ebola. Mais ce que Jamil décrivait, ce n'était pas Ebola, même si ça lui ressemblait fortement.
- Pour contenir l'hémorragie, nous avons décidé d'extraire l'estomac, poursuivit-il. J'effectuai donc une gastrectomie totale, et reliai l’œsophage au duodénum. La rate était très fragile, très friable. Quand j'ai déplacé l'estomac, elle s'est déchirée, et j'ai dû l'extraire aussi. Elle était gonflée. Le foie aussi, qui était d'un rouge terne - pas du tout clair et brillant comme un organe sain. L'opération a duré près de deux heures et demie. Le docteur Shafiq s'est piqué le doigt avec une aiguille tachée du sang du patient. J'ai déchiré mes gants à plusieurs reprises. Ce fut une longue bataille. Vers deux heures du matin, nous avons enfin pu quitter l'hôpital, après avoir expédié notre patient en réanimation. L'important, c'était d'arrêter l'hémorragie.
Le lendemain matin, je suis allé l'examiner. Sa pression artérielle était basse. Il était conscient, et il pouvait parler, mais sa tension ne remontait pas. Quand nous sommes revenus, vers trois heures de l'après-midi, son frère m'a appris qu'il était mort. Il avait quarante-cinq ou quarante-sept ans. Il venait de Sibi.
Puis j'ai repensé à l'opération. Une chose nous avait alarmés. Lorsque l'anesthésiste avait introduit dans le nez du patient le tube pour atteindre l'estomac, il avait constaté que du sang suintait par les narines. Incapable d'enrayer l'hémorragie, il avait dû les obstruer. Les saignements étaient abondants, et il craignait qu'il se passe quelque chose d'anormal. Et le patient était fiévreux.
Un frisson me parcourut l'échine. Tout concordait. Une maladie aussi brève que violente. Un homme en bonne santé, venant d'une zone du Baloutchistan où l'on sait qu'une fièvre hémorragique virale sévit régulièrement. Fièvre, saignements incontrôlables, baisse de la pression artérielle, foie et rate hypertrophiés et fragiles, vomissements sanguins, parfois douleurs abdominales. Lorsqu'on amène à l'hôpital un patient présentant ces symptômes, on a tendance à le soigner pour une urgence abdominale. Du sang se répand partout. Et il est plein de virus.
A ce point du récit, Jamil désigna son confrère, le docteur Shafiq.
- Le cinquième jour qui suivit l'opération - je pense que c'était le vendredi matin - la femme de Shafiq me téléphona. Celui-ci voulait que je passe chez eux. Il avait une forte fièvre et se plaignait de migraines et de courbatures. J'y suis allé sur-le-champ. J'ai plaisanté avec lui, je lui ai dit qu'il faisait sans doute un peu de paludisme. Je suis resté deux ou trois heures. Plusieurs de ses cousins étaient présents. La douleur lui déchirait tout le corps.
Il me décrivait ses souffrances, et je m'efforçais de plaisanter. "Ce n'est pas la douleur de la température, me disait-il. C'est la douleur de la mort. Je vais mourir." Shafiq adore une confiserie qu'on appelle ras malai. "Je vais mourir, disait-il, et mon dernier voeu est de manger du ras malai." Il a envoyé son frère lui en acheter au bazar, pour que son voeu soit satisfait.
Les deux chirurgiens rirent à ce souvenir.
- Shafiq fit demander à l'un de ses professeurs, de l'école de médecine de Quetta, de venir l'examiner. Ce dernier lui rendit visite pendant que je donnais mes propres consultations. Le lendemain, il me déclara que Shafiq avait eu de la fièvre toute la nuit, et continuait d'éprouver de terribles douleurs dans tout le corps. Le professeur pensait qu'il souffrait probablement de typhoïde, et lui avait donné de l'amoxil. Shafiq commença à avoir de la diarrhée. Il fallut le placer sous perfusion pour compenser la perte de liquide.
J'appelai le médecin qui avait fait l'endoscopie de notre patient, quelques jours plus tôt. Je lui parlai de l'opération. Je lui dis qu'il n'y avait pas d'ulcère à l'estomac, rien que le suintement sanguin. Je lui dis que mon ami était malade, et que cela me faisait très peur. Il m'a accompagné, il a examiné Shafiq. Il a déclaré que nous devions le soumettre à nouveau à des analyses pour dépister le paludisme.
Je l'interrompis.
- Est-ce que vous aviez déjà fait le lien, à ce moment-là, entre la maladie du docteur Shafiq et l'opération de votre patient ?
Il secoua la tête, sans hésiter.
- Non, pas du tout. Nous n'imaginions pas que cela pût être lié.
Je l'invitai à reprendre son récit. Mais j'étais pensive. Il me semblait qu'ils auraient dû être sur leurs gardes. Ils connaissaient la FHCC, et ils savaient qu'elle avait déjà tué des chirurgiens, au Pakistan. Pas une fois, mais deux. Et la seconde victime avait été un ami proche du docteur Jamil.
- Le samedi après-midi, c'est-à-dire le lendemain du jour où Shafiq était tombé malade, j'ai repris mes consultations externes à la clinique. Cinq jours s'étaient écoulés depuis l'opération. J'ai soudain éprouvé de violentes douleurs. Après avoir fini mes consultations, je me suis rendu dans mon service, et j'ai demandé qu'on m'apporte un thermomètre. J'avais l'impression d'avoir de la fièvre. 38,8 °C. Je devais opérer deux fois, dans l'après-midi. J'annonçai à mon anesthésiste que je m'en sentais incapable. Nous décidâmes d'opérer un patient, et de différer jusqu'au soir la seconde intervention.
En opérant mon premier patient, j'avais des frissons, je grelottais de fièvre. Après avoir fini, je repartis chez moi. J'avertis mon frère que je ne me sentais pas bien. "Je vais dormir, lui dis-je, et je retournerai à la clinique tard dans la soirée." Le soir venu, j'avais pris quelques analgésiques, et je me sentais un peu mieux. Mais j'ai appelé un de mes collègues pour lui demander de passer à l'hôpital. Je lui dis que je devais effectuer une cholécystectomie (ablation de la vésicule biliaire), mais que je ne me sentais pas dans mon assiette. Il arriva au moment où je me lavais les mains. Au début de l'opération, il se contenta de m'assister. Mais j'avais si mal que j'étais incapable de rester debout. J'ai dû lui demander d'achever l'opération à ma place. Je suis allé m'allonger dans la salle de repos des chirurgiens, en proie à la douleur. Je pleurais de mal, littéralement.
Je l'interrompis à nouveau.
- Le fait que le docteur Shafiq et vous-même deviez avoir la même chose ne vous a pas frappé ?
- Non. A ce moment-là, ça ne m'était pas venu à l'esprit, bien que nous eussions tous les deux très peur de quelque chose de grave... Mais nous n'avions pas tiré de conclusions. Je ne suis pas resté trop longtemps après l'opération. J'étais incapable de conduire, de nuit, jusque chez moi. J'ai demandé à mon frère cadet de venir me chercher. La douleur était terrible. Avant de quitter l'hôpital, j'ai rendu visite à un confrère. Il m'a examiné et m'a demandé où j'avais mal. Aux muscles du dos, lui dis-je. Il s'est contenté de me tâter le dos, puis m'a encouragé. Tout irait bien. Il suffisait de rentrer chez moi et de me reposer.
Le lendemain, je n'allais pas mieux. Je me suis fait faire une prise de sang, et j'ai envoyé l'échantillon à l'analyse. Ma numération de plaquettes sanguines était très basse. Nous avons également fait analyser le sang de Shafiq. Même résultat, pour les plaquettes. C'est alors que nous avons compris que c'était la FHCC.
Nous savions que nous allions mourir. J'avais perdu un de mes meilleurs amis - il avait un an d'avance sur moi à l'école de médecine. Il était mort de la même maladie, après avoir opéré un patient dans le même hôpital de Quetta. C'était en 1987. Nous étions en 1994. Quand je m'en souvins, j'avouai à Shafiq que cette mort-là me faisait très peur. Toute l'histoire me revint en mémoire.
Je travaillais à Karachi. Il s'était fiancé avec un médecin de Quetta, je crois, trois ou quatre jours avant sa mort. Moi-même, je m'étais fiancé trois mois environ avant cette opération fatale. Je confiai à Shafiq que l'histoire était en train de se répéter.
Les journaux ont raconté ce qui est arrivé à mon ami. Mais j'étais au courant depuis le début. La veille de ses fiançailles, il m'avait rendu visite, dans ma chambre, à Karachi. Vous savez que les gens de Quetta se tiennent les coudes. Il m'apprit qu'il avait de la fièvre. "Prends mon pouls, me dit-il. Cent vingt..." J'ai vérifié. Cent vingt pulsations par minute, en effet. "J'ai la fièvre. Il y a quelques jours, à Quetta, j'ai opéré un patient, et il est mort le lendemain." On a gardé le silence. Puis il a repris : "Demain je veux que tu viennes chez moi, à Karachi, pour mes fiançailles. J'épouse un docteur de l'école de médecine Fatima Jinnah de Lahore." Je suis allé à la cérémonie. Mon ami était là, bien sûr, très élégant, radieux, mais il avait la fièvre. Nous l'avons conduit à l'hôpital universitaire Aga Khan, aux urgences. On lui a délivré une ordonnance qui a été reproduite dans les journaux et dans les revues médicales. On lui prescrivait des cachets de Septran et du Panadol. On a voulu lui faire une radio des poumons. Tandis qu'il attendait là, il a perdu connaissance. Personne ne voulait admettre que son état pût être si grave.
J'écoutais Jamil, et je secouai la tête. Un interrogatoire détaillé est essentiel pour n'importe quel examen clinique. Nous l'avions vu à Chicago, au Moyen-Orient, au Pakistan, à travers toute l'Afrique, et dans tant d'autres endroits. Il était surprenant que la profession médicale ne fût pas mieux informée du cas de ces chirurgiens qui, jadis, avaient contracté la FHCC à Islamabad. Après tout, l'affaire avait été largement rendue publique.
Le docteur Jamil continua :
- Le lendemain - il est facile de se rappeler la date : c'était le 1er avril - je me trouvais dans ma chambre, à préparer un examen prévu pour le 4 avril, lorsque le secrétaire entra et m'apprit que mon ami était mort. Je lui répondis que c'était un mauvais poisson d'avril. Mon ami était rentré deux jours plus tôt, et il allait bien. Nous nous sommes rendus chez lui. Je refusais toujours de croire cette histoire. Mais à notre arrivée, on nous informa que le corps était déjà inhumé. Il avait succombé à une hémorragie incontrôlable de l'intestin. Il avait la FHCC. Nous avons prié, puis nous sommes allés au cimetière.
Pendant ma propre maladie, cette histoire terrifiante m'obsédait. Tout comme le docteur Shafiq, je savais que j'étais condamné. Je parlai à mon professeur, je lui dis que nous devions avoir la FHCC. Notre numération globulaire était très basse, nous avions de la fièvre. Je dis à Shafiq qu'il fallait que nous partions tous les deux, dès le lendemain, à l'hôpital Aga Khan à Karachi : je pensais qu'on pourrait nous faire des transfusions de plaquettes. A Quetta, c'était impossible. Peut-être y aurait-il au moins quelqu'un qui connaîtrait un peu cette maladie. Je retournai chez moi et je parlai à mon père, qui est sous-directeur d'école en retraite. Je lui racontai ce qui se passait, je l'informai de mon départ à Karachi. Je ne voulais pas dormir à la maison ce soir-là. Je devais rester à l'hôpital, au cas où quelque chose arriverait pendant la nuit. Shafiq et moi sommes donc allés à l'hôpital. J'ai appelé mon bon ami le docteur Shahid Pervez, à Aga Khan, pour qu'il nous fasse admettre au plus vite - sans nous faire attendre trop longtemps aux urgences. Il me promit qu'il ferait le nécessaire pour que nous soyons conduits dans une chambre et placés immédiatement sous traitement.
Ce fut une nuit difficile. Nous étions trop terrorisés pour dormir. Nous étions tous deux terrifiés et déprimés. A un certain moment, après m'être assoupi, je m'éveillai en sursaut. J'avais du mal à respirer. Mon frère était resté à notre chevet. Je lui dis que je me sentais mal, et je lui demandai de mesurer ma pression artérielle. Elle était très basse. Mon frère courut au laboratoire pour prendre du sang approprié, et alla chercher mon professeur. "Venez vite avec un médecin, lui dit-il, parce que la pression artérielle de Jamil est en train de tomber." Le médecin et mon professeur arrivèrent tous deux à quatre heures du matin. Ils me mirent sous perfusion. Ma pression artérielle commença à remonter lentement.
Le lendemain de cette terrible nuit, les journaux annonçaient que deux chirurgiens avaient été admis à l'hôpital avec une infection virale, ou quelque chose qui y ressemblait. Les reporters se rendaient souvent dans les hôpitaux à la recherche de sujets. Les articles disaient que les toubibs malades se trouvaient dans telle et telle chambre, etc. Je crois que les confrères, les infirmières et les amis ont commencé à nous rendre visite à sept heures du matin. Et je crois bien que nous avons reçu cinq ou six cents personnes. J'ai parlé avec le docteur Shafiq, à propos de notre numération, qui était si basse. Tous ces gens pouvaient nous transmettre n'importe quelle infection. J'ai fait en sorte qu'on nous donne des masques pour nous protéger jusqu'à l'après-midi.
Eh bien, me dis-je, voilà donc pourquoi ils portaient des masques chirurgicaux lorsque je les ai vus, dans leur chambre de l'hôpital Aga Khan. On ne m'avait rien dit de ces visiteurs à Quetta. A Aga Khan nous exercions un contrôle très strict sur les gens qui pénétraient dans les chambres.
Le docteur Jamil se tourna vers moi :
- Le docteur Fisher-Hoch connaît la suite.
Je l'engageai à continuer tout de même son récit. Je ne connaissais l'histoire que de mon point de vue.
- Nous avons pris le vol régulier Quetta-Karachi des Pakistan Airlines. Deux ou trois ambulances nous attendaient à l'arrivée, y compris celle demandée par le docteur Shahid. Ce dernier était là en personne, avec mon beau-frère. Une autre ambulance avait été affrétée par le beau-frère de Shafiq, qui est général dans l'armée. Il était là, lui aussi. Nous nous sommes précipités à l'hôpital. Nous avons été admis vers sept heures du soir. Les médecins de garde nous ont examinés, mais aucun spécialiste n'était là.
Le spécialiste est venu le lendemain matin. Je lui ai dit tout ce que je savais. Il n'était pas impressionné. Il ne croyait pas que mon mal pût être aussi grave... Il m'annonça qu'il allait préparer une uroculture, une hémoculture et une culture de tissus du larynx. Il soupçonnait quelque infection bactérienne ou virale, mais rien de vraiment sérieux. Une fois de plus, j'ai fait venir le docteur Shahid. Je lui ai expliqué que cet homme ne comprenait pas la gravité de la situation... qu'il fallait faire quelque chose, sans quoi nous allions mourir. Il est allé parler à son professeur, le docteur Khurshid, et lui a expliqué à son tour que deux de ses amis étaient hospitalisés dans l'établissement, qui affirmaient être infectés par la FHCC. Le docteur Khurshid reconnut que l'histoire était sérieuse. Shahid et lui sont allés sur-le-champ chercher le docteur Fisher-Hoch.
Je n'oublierai jamais ce jour-là. Je me trouvais dans mon bureau lorsque le professeur Khurshid et le docteur Shahid firent irruption dans la pièce. J'étais surprise de les voir. Ils me parlèrent de Jamil et de Shafiq. Quand ils m'eurent décrit l'opération, et mentionné le niveau très bas des plaquettes, je levai les mains au ciel.
- C'est la FHCC !
Immédiatement, nous sommes allés à leur chambre. Joe est arrivé pendant que je les interrogeais. Nous avons compris que la situation était grave. Les deux hommes étaient fébriles, et leur sang était dans un très mauvais état. Ils avaient une ou deux ecchymoses (décolorations violacées) caractéristiques de la FHCC. D'après ce que nous savions de la maladie, le pronostic était très sombre. Je leur donnais peu de chances de survie.
Mais pourquoi donc y avait-il tant de monde dans leur chambre ? Tous ces gens n'auraient pas dû se trouver là. Joe et moi avons fait évacuer la pièce. Nous avons chargé le frère du docteur Jamil de faire en sorte que personne n'y entre à l'exception du personnel autorisé. Nous avons entrepris d'expliquer comment nous concevions l'isolement de nos patients. Pour être sûrs d'être bien compris - et d'être pris au sérieux -, nous devions être brusques. Ce qui rendait ce travail encore plus frustrant, c'est qu'il s'agissait du meilleur hôpital du pays. Nous pouvions déjà imaginer les manchettes des journaux. Cela ferait sensation, mais pour l'hôpital ce serait un désastre.
Le plus triste est que les exigences de la sécurité semblent n'être pas comprises, à moins qu'on ne leur accorde pas, dans ce pays, l'importance qu'elles méritent. Ou bien il est impossible de convaincre les gens de prendre les précautions raisonnables, ou bien ils comprennent finalement ce qui se passe, s'abandonnent à la panique et refusent de s'occuper des patients. En l'occurrence, le personnel hospitalier d'Aga Khan observait nos instructions sans paniquer ni protester et ils firent mieux que les médecins - à qui on ne pouvait rien dire.
Une des raisons pour lesquelles Joe et moi étions si inquiets, c'était le fait que les deux chirurgiens étaient malades depuis quatre ou cinq jours quand nous les avons vus. Depuis notre expérience en Afrique du Sud, nous savions qu'il y avait de bonnes chances que la ribavirine soit efficace. Mais on obtenait de meilleurs résultats aux premiers stades de la maladie. Dans le cas de Shafiq et de Jamil, nous pensions qu'il valait mieux l'administrer par voie intraveineuse.
Le docteur Jamil reprit son récit.
- Les docteurs Fisher-Hoch et McCormick sont venus nous voir, accompagnés du directeur de l'hôpital, le docteur Mirza. J'ai raconté toute l'histoire au docteur Fisher-Hoch. Lorsqu'elle nous a déclaré : "Oui, on peut considérer comme certain que vous avez contracté la FHCC...", je me suis un peu détendu. Quelqu'un, enfin, avait établi un diagnostic. Elle a dit que nous devions prendre de la ribavirine, et nous nous sommes mis à la recherche de ce médicament. Aucune ribavirine injectable n'était disponible au Pakistan. Mais il y avait des capsules. Elle nous a enjoint d'envoyer quelqu'un en chercher, et de commencer à en prendre sur-le-champ.
"Peu importe ce que vous faites d'autre, leur avais-je dit, pourvu que vous trouviez ces capsules et que vous en preniez toutes les six heures, très précisément." Et s'ils étaient incapables de l'avaler, nous trouverions un moyen de la leur faire absorber. Entre-temps, nous cherchions de la ribavirine intraveineuse, sans rien laisser au hasard. Nous avons appelé des gens aux quatre coins du pays. Lorsqu'il s'avéra que c'était inutile, nous sommes passés à Singapour, puis à l'Europe... Nous nous disions qu'il devait bien y avoir, quelque part, des stocks accessibles. Apparemment, nous nous trompions.
- Le docteur Fisher-Hoch répétait que si nous pouvions trouver des injections, nous avions une chance de survivre. Avec les capsules, c'était moins sûr, mais il fallait essayer. Mon beau-frère a contacté la firme qui produit la ribavirine aux Etats-Unis, ICN Pharmaceuticals, et a persuadé quelqu'un de nous envoyer des formes injectables. Le colis a mis quatre ou cinq jours à nous parvenir. Entre-temps, notre état s'améliorait grâce aux capsules de ribavirine. Lorsque je demandais à mon frère cadet ce que lui avait dit le docteur Fisher-Hoch, il ne me disait pas toute la vérité. "Elle va te sauver, prétendait-il, et tout ira bien, il n'y a aucune raison de s'inquiéter." Après notre guérison, il m'a avoué que le docteur Fisher-Hoch ignorait si nous nous en sortirions vivants.
Même soignés à la seule ribavirine orale, nos deux malades allaient beaucoup mieux. Mais nous avions d'autres inquiétudes. On nous a parlé d'un balayeur, à l'hôpital de Quetta, qui avait lavé les linges ensanglantés après l'opération au cours de laquelle Shafiq et Jamil avaient été contaminés. Pour l'heure, il se trouvait chez lui, malade. Il me revint en mémoire ce qui s'était passé à l'hôpital d'Aba, au Nigeria. Une élève infirmière avait lavé les draps tachés de sang après une intervention chirurgicale. Là-bas aussi, les deux médecins étaient morts, et l'infirmière avait été contaminée.
Nous appelâmes Quetta de toute urgence afin de localiser le balayeur. Le directeur de l'hôpital se rendit chez lui personnellement. Il persuada l'homme de prendre l'avion de Karachi avec lui. A Aga Khan, on installa le nouveau patient dans la chambre qui faisait face à celle des deux chirurgiens. Je l'examinai. J'étais consternée. Incroyable : le médecin chargé des admissions avait placé un autre patient avec lui ! Je fis en sorte qu'on y remédie sur-le-champ.
Je n'avais pas besoin de son témoignage pour comprendre que la situation était grave. Il saignait du rectum et présentait une énorme ecchymose sous la surface de la peau. Il était évident qu'il avait la FHCC. Nous l'avons placé sous ribavirine. Fort heureusement, nous l'avions trouvé à temps. Son état s'améliora grâce à la ribavirine. Dès qu'il se fut rétabli, il décida de s'éloigner de Quetta, considérant que l'endroit n'était pas sûr pour lui. Mais la dernière fois que j'ai eu de ses nouvelles, il y était retourné et avait repris son ancien emploi.
Le docteur Jamil continua son récit.
- Nous étions très malades. Nous montrions des signes révélateurs d'hémorragie, des petites lésions cutanées, des taches sur l'abdomen et les bras. Nous avions peur d'aller aux toilettes, croyant que l'hémorragie pourrait se déclencher et que nous en mourrions. Il était interdit de se raser. Nous n'avions pas non plus le droit de nous brosser les dents, car cela risquait de nous faire saigner. Nous étions somnolents. J'ai oublié ce qui s'est passé pendant deux ou trois jours. Mon frère me raconta plus tard qu'il faisait du bruit à intervalles réguliers, pour s'assurer que nous étions toujours capables de sortir de notre léthargie. Un jour, je vis que mon pouls avait baissé à cinquante ou soixante pulsations. Je demandai à mon frère d'appeler un médecin pour nous faire un électrocardiogramme. Je pensais que le virus avait atteint le muscle cardiaque. Puis notre urine est devenue jaune. Nous pensions avoir contracté une jaunisse, mais le docteur Sue déclara que l'urine était seulement concentrée. Nous ne buvions pas assez. Une autre fois, j'ai eu très mal dans le haut de l'abdomen. Je pensai au foie du patient décédé. Je déclarai au docteur Shafiq que notre foie était devenu comme celui de cet homme. Hypertrophié, friable.
Au bout de sept ou huit jours, les douleurs ont cessé. Le docteur Fisher-Hoch est entrée dans la chambre. Elle était vêtue normalement, sans blouse ni masque, et elle nous serra la main. "Vous allez bien, nous déclara-t-elle. Vous pouvez quitter l'hôpital, car vous ne représentez plus un danger pour autrui." Le traitement à la ribavirine n'était pas fini. Nous en avons pris pendant sept jours à l'hôpital et trois jours chez nous. On nous a conseillé de prendre six semaines de repos. Durant notre convalescence, il nous suffisait de nous asseoir une heure avec des amis pour être fatigués. Au bout de six semaines, il me semble, nous étions parfaitement guéris. Je repris mon travail à l'hôpital. Quand je rentrai à la maison, ma mère était éveillée. "Qu'est-ce que tu fais, me dit-elle, pourquoi travailler tant à l'hôpital ? Prends un peu de repos..." Tout le monde essayait de me persuader de ne plus aller à la clinique. Mais j'allais bien. Nous avions perdu pas mal de kilos. Depuis notre retour dans nos foyers, nous mangions comme des ogres. Parfois quatre, cinq, voire six repas par jour.
Je me suis marié deux mois et demi plus tard. Mais j'étais inquiet. J'étais terrifié à l'idée de transmettre la maladie à Saima. J'ai interrogé le docteur Fisher-Hoch à ce sujet. Elle m'a affirmé qu'il n'y avait aucun risque.
Le moment le plus dur, ce furent les sept jours passés à Aga Khan, à ressasser l'histoire de mon ami qui était mort.
Pendant tout ce temps, le docteur Shafiq n'avait pas soufflé mot. Nous nous tournâmes vers lui.
- Il ne m'est rien arrivé de plus que ce que Jamil vous a raconté, dit-il. Sauf que j'étais encore plus déprimé. Ma femme était si déprimée. Le docteur Jamil était célibataire. Mais j'étais marié, j'avais trois enfants, et je m'inquiétais pour eux. Que leur arriverait-il si je mourais ? Qui s'occuperait d'eux ? Je n'ai jamais cessé de penser à cela, depuis le début - même lorsque les médecins sont venus, que le docteur Jamil est venu, que mon professeur est venu.
Nous sommes tous restés silencieux. Il était plus de minuit. Au bout d'un moment, nous nous sommes souhaité le bonsoir et, chacun de son côté, nous avons essayé de trouver le sommeil.