Bonjour Delrina, et bienvenue sur ce forum.
Je suis parfaitement en accord avec ce que tu as écrit. D'ailleurs "l'utilitarisme" que tu mentionnes est un concept essentiel du cognitivisme, en éducation comme dans les autres champs où s'applique cette idéologie. C'est un concept qui vient de la philosophie de John Stuart Mill, une autre de leurs références fondtrices, avec celle de William James, pour ne parler que de la philo.
Si cela veut dire qu'il faut réfléchir sur ses pratiques et éventuellement les modifier en fonction des besoins et des résultats obtenus, il est certain que c'est indispensable. Mais ceci ne me paraît pas être une idée neuve...
Le gros problème est que ce type d'enseignement fait seulement la part trop belle à l'évaluation (aux notes pour être clair), qui ont pour finalité de produire une hiérarchie entre bons et moins bons...
Mais jugeons par nous : même. Maintenant que j'ai compris comment on faisait avec les textes en PDF, je vais mettre l'article par petits bouts.
Jacques Cardiff est une des "têtes pensantes" du comportementalo-cognitivisme. Les auteurs de l'article sont moins illustres... mais loin d'être inintéressants.
On commence. Je vais mettre petits bouts par petits bouts pour ne pas alourdir le fil... commentaires et remarques sont les bienvenus !
a écrit :L’idéologie cognitiviste et l’éducation
Pour un enseignement stratégique, l’apport de la psychologie cognitive
par Jacques Tardif
Québec: Éditions Logiques, 1992. 474 pages
RECENSION PAR MAURICE TARDIF, UNIVERSITÉ LAVAL;
NATHALIE BÉLANGER, UNIVERSITÉ DE PARIS V;
DANNY GRENIER, UNIVERSITÉ LAVAL
Cette étude critique comporte deux parties. La première partie dessine à très
larges traits la conjoncture idéologique dans laquelle intervient le travail de
l’auteur. Cette conjoncture est celle de l’essor des sciences cognitives et des
relations qu’elles entretiennent avec les autres champs du savoir et de la pratique,
plus particulièrement avec le champ des sciences de l’éducation et des pratiques
pédagogiques. L’analyse de cette conjoncture permettra de mieux comprendre
certaines thèses de l’auteur, que nous discuterons plus loin, mais aussi de
relativiser son propos. Dans la seconde partie, nous abordons la question des
enjeux conceptuels, scientifiques, éducatifs et pédagogiques du travail de l’auteur,
notamment sa conception de l’enseignement, ses prétentions à fonder une science
de l’enseignement et à fournir aux enseignants une “stratégie scientifique” visant
à orienter leur activité professionnelle. Par la même occasion, nous allons nous
référer, dans notre discussion critique, à d’autres travaux qui, soit épousent un
point de vue similaire à celui de présent ouvrage, soit s’en démarquent et
permettent, par conséquent, d’offrir une alternative critique aux thèses défendues
par l’auteur.
Précisons dans quel esprit dans nous avons rédigé cette discussion critique. À
notre avis, l’ouvrage de Jacques Tardif est important, car il présente pour la
première fois au Québec une vision générale et suffisamment élaborée d’une
conception cognitiviste de l’enseignement. De plus, cet ouvrage intervient dans
une conjoncture particulière et fort pertinente. En effet, la formation des maîtres
à l’université subit actuellement une révision en profondeur, avec la définition
de nouveaux standards de formation, qui débouchera éventuellement sur une
refonte importante des programmes universitaires. Cette refonte n’est pas
simplement une entreprise administrative; elle répond à des motifs politiques et
idéologiques importants concernant la “qualité” et la “pertinence” de la formation
professionnelle dispensée aux étudiants en formation des maîtres à l’université.
En fait, c’est tout le mandat de formation des facultés d’éducation qui est remis
en cause actuellement. À la lumière de cette situation, il semble donc que les
propositions de cet auteur puissent être considérées comme des alternatives aux
conceptions établies depuis une vingtaine d’années.
L’ESSOR DES SCIENCES COGNITIVES: DYNAMISME ET HÉTÉROGÉNÉITÉ
Très récentes, puisqu’elles remontent à peine à une quarantaine d’années, les
sciences cognitives n’en constituent pas moins aujourd’hui l’un des champs de
recherche connaissant le développement le plus intense et le plus accéléré. Ce
développement s’explique en partie par la fécondité du programme scientifique
cognitiviste, celui-ci s’efforçant de donner une base empirique aux problèmes
traditionnels de la connaissance et de l’esprit (mind). Ces problèmes, fort
complexes au demeurant, étaient jadis du ressort à peu près exclusif de la
spéculation philosophique, ou encore de psychologies dont les principes étaient
soit trop étroits (béhaviorisme), soit invérifiables par le biais de procédures
expérimentales (psychanalyse). Le développement des sciences cognitives
s’explique aussi par la production, très rare dans les sciences humaines, d’une
technologique efficace et très puissante, dont l’intelligence artificielle (IA)
constitue le fer de lance. Cette technologique, qui ne provient pas exclusivement
des sciences cognitives, mais qui est de nos jours largement identifiée à elles,
permet d’entrevoir pour la première fois la production de modèles et d’artefacts
techniques capables d’engendrer, de contrôler et de manipuler des connaissances,
ce qui était reconnu traditionnellement comme le privilège exclusif de l’esprit
humain. Issu de sources très diverses (cybernétique, théorie de l’information,
logique mathématique, philosophie analytique, psychologie, linguistique, etc.), ce
champ conserve de nos jours une forte empreinte multidisciplinaire (Adler,
1992). Il ne s’agit donc pas d’un champ homogène; certains chercheurs refusent
même de parler de cognition ou récusent “l’étiquette” de cognitivisme (Varela,
1989).
Ce qu’on appelle les sciences cognitives renvoie en fait à une large variété de
méthodes, de problèmes, de recherches, de théories et d’intérêts dont il est assez
difficile de voir l’unité. Cette unité, si elle existe, n’est pas celle d’une science
unifiée, fonctionnant à partir d’un paradigme unique—comme c’est le cas en
physique ou en biologie—mais s’établit plutôt grâce à une certaine communauté
de préoccupations entre des chercheurs provenant de disciplines diverses, les plus
importantes à ce jour étant la psychologie, la linguistique, l’informatique et la
logique. Cette communauté s’efforce d’étudier les problèmes relatifs à la
connaissance et à l’esprit par le biais des méthodes en usage dans les sciences
empiriques, en élaborant des modèles théoriques et technologiques et en les
soumettant à des procédures de falsification. On peut parler à cet égard d’un
programme de recherche fondé sur le principe d’une “naturalisation de l’esprit.”
Poussé à sa limite, un tel principe consisterait à réduire les phénomènes cognitifs,
interprétables en termes symboliques, à des phénomènes neuronaux, interprétables en termes d’organisation matérielle. Tel est, semble-t-il, le projet développé actuellement par les neurosciences. En ce sens, on peut dire que le programme des sciences cognitives se rapproche davantage des sciences naturelles et appliquées que des sciences humaines d’inspiration herméneutique, phénoménologique et compréhensive.
À partir de cette orientation générale et commune, les sciences cognitives
s’intéressent à l’étude des règles régissant les processus cognitifs (mémoire,
apprentissage, etc.) assimilés à des phénomènes représentationnels, c’est-à-dire
à des symboles liés par une syntaxe et possédant intrinsèquement une fonction
référentielle ou intentionnelle. Ces règles sont conçues de façon logique (au sens
que l’on donne aujourd’hui à ce terme dans le cadre de la logique formelle ou
mathématique), à savoir un système de symboles et d’opérateurs régis par des
règles de calcul. L’esprit est donc conçu selon un modèle computationnel: nous
pensons “comme” des ordinateurs, notre esprit est une “machine,” un ensemble
de processus capables de traiter des informations selon une logique booléenne.
Le concept de représentation, notion centrale du cognitivisme, mais presque
aussi vieille que la pensée occidentale, donne lieu à diverses interprétations,
notamment quant au statut ontologique de ce qui est représenté: s’agit-il d’une
réalité totalement indépendante de la représentation, à laquelle celle-ci s’ajuste,
ou bien s’agit-il, un peu à la manière du constructivisme piagétien, d’une réalité
construite par l’activité représentationnelle, par un continuel va et vient interactif
entre la représentation et le représenté, entre le sujet et l’objet? Comme l’a
montré Popper (1985) à propos du réalisme, un pareil problème n’a évidemment
pas de solution empirique, mais détermine plutôt, à partir des solutions qu’on y
préconise, des programmes de recherche divergents. Enfin, un courant plus récent
mais puissant (le connexionnisme ou néoconnexionnisme), porte sur l’étude des
processus sous-jacents à la cognition et qui ne font pas appel aux représentations.
Ces processus se situerait donc à un niveau plus “profond,” éventuellement
réductible à l’organisation du cerveau. Cependant, cette organisation neuronale
n’obéirait pas à une logique computationnelle. Elle serait plus près des processus
biologiques (ceux-ci étant non linéaires), impliquant certains principes d’autoorganisation et une certaine contingence dans la gestion de la complexité.
Bien sûr, ce très bref tour d’horizon ne prétend pas cerner l’ensemble des
recherches qui se développent présentement dans ce champ de connaissance. Il
vise avant tout à montrer qu’il s’agit d’un champ en pleine effervescence,
extrêmement dynamique, mais en même temps traversé par diverses tendances,
diverses conceptions, dont il est impossible pour le moment de prédire laquelle
finira par s’imposer comme le paradigme dominant. Par ailleurs, nous laissons
de côté la recherche en psychologie sociale (Moscovici, 1984), qui utilise
également la notion de représentation, mais dans une optique différente. Quoi
qu’il en soit, il est évident que l’essor même de ce champ déborde aujourd’hui
le cercle étroit des spécialistes. Comme tout champ en émergence possédant un
fort dynamisme interne, on pourrait dire que les sciences cognitives, après une
première période de développement et de stabilisation, traversent actuellement
une phase d’expansion caractérisée, d’une part, par le fait qu’elles prétendent
apporter des solutions ou des indications visant à résoudre des problèmes
appartenant traditionnellement à d’autres disciplines ou qui sont suffisamment
généraux pour intéresser plusieurs disciplines, et d’autre part, par le fait que les
chercheurs oeuvrant dans les autres champs de recherche sont confrontés de plus
en plus au cognitivisme et à ses conceptions. Soulignons cependant que cette
expansion ne se limite pas à la circulation des théories. Elle se traduit
concrètement par de nouveaux regroupements de chercheurs, l’octroi de subventions, la création de nouvelles filières de formation universitaire, l’aménagement de nouvelles structures d’accueil institutionnelles, l’apparition de revues et de publications. La psychanalyse en Europe et le béhaviorisme aux États-Unis ont connu en leur temps une expansion similaire.
C’est l’ensemble de cette situation, qui se réfère à la fois au développement
interne et hétérogène des sciences cognitives, à leur impact sur les autres champs
du savoir et à leur intégration dans des réseaux institutionnels, que nous avons
appelé plus haut la conjoncture idéologique dans laquelle intervient le travail de
l’auteur, que nous allons analyser par la suite. Nous parlons de “conjoncture
idéologique,” car le développement même des sciences cognitives nous semble
porteur d’une certaine idéologie, au sens d’une vision de la réalité reposant sur
un certain nombre de représentations ou d’idées, de certitudes et de croyances.
En schématisant, l’idéologie cognitiviste nous semble reposer sur les principes
suivants:
(1) Un scientisme
Parmi tous les systèmes de représentation de la réalité, la rationalité scientifique est non seulement supérieure à tous les autres, elle est également le seul système de représentation valable, c’est-à-dire le seul qui traduise adéquatement la nature de la réalité. Cette idée, qui a l’âge de la pensée occidentale puisqu’elle se retrouve déjà chez Platon, est réactivée par le cognitivisme dans le cadre de ce qu’on peut appeler le scientisme moderne, c’est-à-dire l’idéologie professant que la science apporte les vraies réponses aux vrais problèmes. À cet égard, l’ambition du cognitivisme semble être de traiter les phénomènes
humains et symboliques comme des phénomènes naturels, obéissant à des lois analogues aux lois naturelles. Cette ambition n’est sans doute pas partagée par tous les cognitivistes, mais elle semble néanmoins dominante. L’une des conséquences de ce scientisme est d’aborder les problèmes relatifs à la pratique, en les réduisant à des problèmes techniques ou stratégiques, c’est-à-dire relevant d’un calcul rationnel. Une autre conséquence réside dans la dévaluation des connaissances quotidiennes, des savoirs pratiques ou d’expérience développés par les acteurs sociaux, au profit de la valorisation de la connaissance scientifique et technologique. Nous verrons plus loin en quel sens l’auteur souscrit à cette
idéologie.
(2) Un naturalisme
Ce scientisme est un naturalisme ou physicalisme (ou encore, un matérialisme), dans la mesure où il emprunte aux sciences naturelles (à la physique et à la biologie), non seulement leur méthodologie, mais également leur présupposé de base, à savoir que l’ensemble des phénomènes sont régis par des processus matériels sous-jacents, dont l’organisation est déterminée par des lois ou des règles. Appliqué à l’étude de la réalité humaine, ce naturalisme conduit à un réductionnisme, qu’on peut présenter comme suit:
réduire les macro-phénomènes tels la culture, les langues, les systèmes de représentation, les pratiques sociales, etc. à des phénomènes issus de la cognition humaine et produits par elle, réduire enfin ces phénomènes cognitifs à des phénomènes neuronaux ou matériels.
À la base de ce réductionnisme, il y a donc l’idée que les phénomènes symboliques
(connaissance, communication, culture, etc.) renvoient à des transformations matérielles (par exemple, dans le cerveau) qui les causent ou permettent de les expliquer. Des travaux comme ceux de Sperber (1987), Minsky (1986) et Changeux (1983) illustrent bien cette position. Par contre, certains cognitivistes (Fodor, 1975) ne vont pas aussi loin et admettent une autonomie du symbolique par rapport à l’organisation matérielle qui lui sert de support de production. Cette dernière position, longtemps dominante, est contestée actuellement par le connexionnisme.
(3) Un logicisme
Une autre idée de base du cognitivisme est que le fonctionnement de l’esprit renvoie à des processus et à des états mentaux dont la meilleure description est logique. Tout le problème est de savoir quel est le statut de cette description. S’agit-il simplement d’une notation commode, destinée à catégoriser et à étudier les phénomènes cognitifs, ou bien ’agit-il d’une description possédant une portée ontologique, c’est-à-dire que le fonctionnement cognitif serait conçu lui-même selon un fonctionnement logique? C’est le second terme de l’alternative qui semble dominant parmi les cognitivistes. Il signifie que la cognition est un calcul qui porte sur des symboles. Dans ses procédures opérationnelles et ses règles de fonctionnement, ce calcul est matérialisable dans un support, par exemple,
une organisation neuronale ou computationnelle. Si l’on suit cette vision jusqu’au bout, on peut dire que le calcul—la manipulation des symboles—détermine ou tient lieu de signification: la sémantique est réductible au syntaxique. Cette vision logiciste est largement inspirée, d’une part, du positivisme logique, et d’autre part, des travaux de l’IA.
(4) Un instrumentalisme
Enfin, une dernière idée permettant de caractériser l’idéologie cognitiviste réside, selon nous, dans le double projet de reproduire et de simuler, par des instruments, les processus cognitifs, d’une part et, d’autre part, de considérer la technologie ou l’action instrumentale comme le modèle de l’action rationnelle. Un tel instrumentalisme conçoit la pratique comme une activité rationnelle fondée sur la coordination efficace des moyens et des buts.
Cette activité rationnelle repose sur la connaissance scientifique et technique disponible, celle-ci permettant d’analyser les situations pratiques et d’y intervenir efficacement en transposant les enchaînements causals dans des enchaînements de moyens et de buts. La pratique est donc vue comme une sorte de science appliquée, une technologie. À cet égard, l’ordinateur joue le rôle d’un symbole idéal d’une activité de traitement de l’information régulée totalement par des règles rationnelles qui tendent à éliminer toute contingence. Transposé sur le plan de l’action humaine, cet idéal revient à concevoir cette dernière comme un processus d’élimination des contingences par une gestion toujours plus efficace des informations et par une coordination rationnelle des moyens et de buts.
Gestion, efficacité, contrôle, etc., sont des termes qui reviennent continuellement sous la plume (ou plutôt dans l’ordinateur!) des cognitivistes.
De façon plus globale, nous pensons que l’idéologie cognitiviste correspond
à un rationalisme matérialiste radical, mais non critique, au sens que Popper
(1978) donne à ce terme. Cette idéologie est bien sûr irréfutable, mais sa vérité
ne peut non plus être établie. Elle fournit un ensemble de “thémata” (Holton,
1981), c’est-à-dire de croyances, de convictions fondamentales non scientifiques,
mais grâces auxquelles un programme scientifique peut se développer. Cependant,
ce qui nous intéresse ici, c’est moins la valeur de cette idéologie que ses
répercussions lorsqu’elle est transposée en éducation.
Quelle vision de l’éducation et quelle pratique éducative promeut-elle? Comment définit-elle le rôle de l’enseignement, la pédagogie, l’apprentissage? Quelle est sa conception de l’élève ?
Nous pensons que l’ouvrage de Jacques Tardif apporte un certain nombre de
réponses à ces questions. En fait, il semble exemplaire, à plus d’un titre, de
l’idéologie que nous venons brièvement de décrire.
La suite un peu plus tard...