par Louis » 30 Août 2006, 15:28
pour information l'article de B latour
Y a-t-il une science après la guerre froide ?
Article paru dans l'édition du 18.01.97
N prétendant tirer la « vraie signification de l'affaire Sokal », Jean Bricmont (Le Monde du 14 janvier) en réduit beaucoup trop la portée. Il en fait un chahut de collège, les pions de la section C s'indignant auprès du proviseur des niches que leur font les cancres superdoués de la section A.
L'affaire me paraît beaucoup plus intéressante qu'une simple question de police académique. Un très petit nombre de physiciens théoriciens, privés des gras budgets de la guerre froide, se cherchent une nouvelle menace, contre laquelle ils offriront héroïquement le rempart de leur esprit. Ce n'est plus la guerre contre les Soviétiques, mais celle contre les intellectuels « postmodernes » venus de l'étranger.
La France, à leurs yeux, est devenue une autre Colombie, un pays de dealers qui produiraient des drogues dures le derridium, le lacanium... , auxquels les doctorants américains ne résistent pas plus qu'au crack. Détournés de la vie joyeuse et saine des campus, oubliant même de prendre leur dose quotidienne de philosophie analytique claire comme de l'eau pure, ils se débiliteraient dans le relativisme !
De cette forme parodique des Lumières, mélange de Voltaire et de McCarthy, on ne devrait rien dire. Oui, mais il s'agit d'une farce et, comme toutes les farces, elle échappe à son auteur.
Que prouve en effet la blague de l'ami Sokal ? Supposons qu'un socialiste bon teint fasse accepter dans la revue du Front national un article délirant sur les preuves scientifiques de l'inégalité des races et qu'il avoue ensuite, dans une revue de gauche, ne pas croire un mot de ce qu'il a dit. On ne rirait pas. Nous avons tous appris de Michel Foucault qu'un texte échappe à son auteur. L'auteur disparu, les monstruosités demeurent. Sokal n'a rien à dire d'intéressant sur son propre article, qui doit être évalué pour lui-même. Le pétard fait long feu.
Que peut-on dire alors de cet article publié dans une revue sans comité de lecture ? Qu'il est typique d'un galimatias postmoderne qui fait bâiller d'avance celui qui le lit. Sokal veut nous débarrasser de cette littérature ? Excellent ! Tout chercheur applaudira des deux mains. Qu'on nous débarrasse en effet des revues complaisantes, des articles répétitifs, des cliques et des clans. Qu'il n'y ait plus que des articles audacieux, précis, risqués, bien écrits, innovants ! Mais ce magnifique programme ne saurait, hélas ! distinguer les sciences et les humanités, les modernes et les postmodernes, tout scientifique le sait bien. Il faut l'appliquer partout et à toute la littérature savante, en économie comme en chimie, en physique théorique comme en littérature comparée. Que la bonne recherche chasse enfin la mauvaise. Bravo !
Pourquoi donc cet article rasant fut-il accepté par une revue complaisante ? Parce que, tout simplement, c'est une mauvaise revue, comme il y en a tant, hélas ! dans toutes les disciplines. « La science, comme le dit Roger Guillemin, Prix Nobel de médecine 1977, n'est pas un four autonettoyant... »
Mais surtout, et c'est beaucoup plus grave, les littéraires qui dirigent cette revue ont été à la fois impressionnés par les titres savants de Sokal et condescendants envers lui. « Pensez donc ! un physicien qui a lu Lacan et qui cite Virilio, il faut bien accepter qu'il dise pas mal de bêtises, le pauvre ! » C'est là l'erreur fatale. Le temps de la condescendance comme du complexe d'infériorité est passé. Nous ne sommes plus au lycée. Les disciplines sont trop mêlées, trop menacées, trop incertaines, pour ne pas se traiter l'une l'autre en égales.
Si la revue est aussi mauvaise que l'article qu'elle a accepté, pourquoi, dira-t-on, en faire toute une affaire ? C'est là que l'histoire devient intéressante. Nous assistons aux derniers soubresauts d'une science de guerre froide, mobilisée contre la religion, contre les Rouges, contre l'irrationalisme des masses.
La civilisation entière, comme on le voit bien avec l'affaire de la « vache folle », est en train de virer d'une culture de la Science, avec un grand S, à une culture de la recherche. Au lieu d'une science autonome et détachée, dont le savoir absolu permettrait d'éteindre l'incendie des passions politiques et de la subjectivité, nous entrons dans une nouvelle époque : aux controverses politiques s'ajoutent les controverses scientifiques. Au lieu de définir une science par son détachement, on la définit par ses attaches. Au lieu de reconnaître une science à l'exactitude absolue de son savoir, on la reconnaît à la qualité de l'expérience collective qu'elle monte avec d'autres, les pékins moyens qu'elle entraîne dans son sillage.
Evidemment, ce changement laisse quelques chercheurs sur le carreau, ceux qui pensent encore à une science ferme-bouche, qui permettrait de faire l'impasse sur la vie publique et politique des recherches. C'est à eux de se recycler, pas forcément aux autres de se remettre à marcher au pas. Après tout, le relativisme est une qualité, pas un défaut. C'est Ia capacité à changer de point de vue, à établir des relations entre mondes incommensurables. Cette vertu n'a qu'un contraire : I'absolutisme.
Mais, objectera-t-on, cette affaire n'aurait pas grossi à ce point si les farceurs n'avaient pas été de gauche. On les dit même féministes et radicaux (au sens anglais). Quoi ? Il suffirait d'être de gauche pour que l'on soit rassuré sur les intentions de quelqu'un ! Le socialisme des sokalistes suffirait à purifier leurs intentions et leurs procédés ? Il est vrai que la gauche a partie liée avec une certaine idée de la science, cette belle idée d'émancipation et de progrès qui l'a si longtemps servie, mais aussi cette idée, de moins en moins belle, d'une information qui permettrait, parce qu'elle est simplement juste, de s'épargner tous les risques de la vie politique, c'est-à-dire, la composition progressive d'une volonté commune de résister au destin.
Si les chercheurs doivent faire des efforts pour passer (après tout le monde) d'une culture de la science à une culture de la recherche, la gauche doit, elle aussi, faire plus que des efforts pour retrouver le goût de l'exploration commune du monde qui l'entoure. Les deux conceptions sont trop liées pour ne pas tomber en même temps. En tout cas, on ne saurait faire appel à une notion ancienne de la gauche pour sauver une conception de plus en plus décalée de la science.
Un dernier point pour finir. Que vient faire dans cette galère, la sociologie ou l'histoire sociale des sciences ? Car, enfin, voilà une discipline à peu près inconnue, qui propose de l'activité scientifique une vision enfin réaliste, dans tous les sens du mot. Elle met en lumière des groupes de chercheurs, des instruments, des laboratoires, des pratiques, des concepts. Elle se passionne pour les liens innombrables entre les objets des sciences et ceux de la culture et de l'histoire. Elle comprend d'une autre façon et sous un autre angle les textes produits par les grands scientifiques. Elle apprend à admirer d'une façon différente l'intelligence savante. Elle explore les liens stupéfiants qui se tissent entre le cosmos et la vie publique. Comment pourrait-on voir des ennemis à abattre dans ces chercheurs attentifs au monde de la recherche, à son histoire, à ses crises ? Il faut se faire aux autres réalités de la vie : les faits ne naissent pas dans des choux !
Soyons sérieux. Les sciences sont trop fragiles pour qu'on ne se prive pas des rares alliés qu'elles se sont trouvés dans les milieux des humanités et des sciences sociales. Tous, chercheurs en sciences exactes et souples, politiciens et usagers, nous avons intérêt à posséder la vision la plus réaliste possible de ce que les sciences peuvent faire ou ne pas faire. Nous sommes tous dans le même bateau, embarqués dans les mêmes controverses. La guerre froide est terminée. Essayons de ne pas en parodier une autre.
PAR BRUNO LATOUR