Sur ces derniers, qui ne sont pas des "disciples" (c'est comme ça que les appellent certains tenants d'une vision acritique de la sociologie, en jouant de "l'effet de secte") mais pour certains des "élèves" dans le sens le plus trivial du terme (ils ont étudié sous sa gouverne) ou des "amis" (dans le cadre d'une "amitié intellectuelle") C'est le cas de Beau et Pialoux, Laurent Mucchielli, Loïc Wacquant, etc Et les éleves me semble tout aussi intéressant que le proffesseur.
Pour en revenir a Abdelmalek sayad, je soulignais juste qu'il avait (malheureusement) arrété son analyse des problémes de l'immigration extra europpéenne (et en particulier maghrébine) avant la prégnance des problemes de l'islam et de l'islamisme en france
Pour donner une idée de son travail, un (petit) extrait
a écrit :Une vie de travailleur immigré, qu'est-ce que c'est ? Pour répondre à cette question, en toute connaissance de cause, il faut, dans un premier temps, l'avoir vécue intensément et, comme on dit, " sans trop y réfléchir " ; il faut aussi que, à la faveur de quelques circonstances propres à favoriser la distanciation, le décès des parents l'émancipation des enfants, garçons et filles, la maladie, l'accident de travail, la préretraite et la retraite, autant d'occasions d'éprouver la vacuité d'une existence qui n'a de sens que par le travail, se soit constituée peu à peu cette disposition particulière qui permet de " se tenir à l'écart de la vie et de ses mensonges ", c'est-à-dire de ses vanités, formule quasi rituelle de la sagesse traditionnelle, ici employée au sens plein : " suspendre (sa) vie pour la regarder comme elle fut ", la dérouler devant soi comme un objet d'observation, auquel on appliquerait précisément toute la puissance de réflexion dont l'expérience acquise au long de cette vie a doté ceux qui ont le souci de " se connaître et de connaître la vie en dépit de ses tromperies (ghadra : le piège, la trahison)".
Abbas, qui parle en ces termes, est de ceux-là. Ancien ouvrier, aujourd'hui en retraite, d'une grande entreprise industrielle de la région parisienne, il est, à sa manière, un intellectuel. Plus que les indications, brèves et allusives, qu'il donne sur ses origines sociales ("mon père n'était pas fait pour être fellah"... "mon grand-père était le lettré de la famille, il a toujours vécu du Coran"), c'est tout son discours qui en apporte la preuve, et en particulier, cette sorte de distance à l'égard de soi-même qu'il appelle douloureusement " le divorce d'avec moi-même ". Associant l'expérience directe longuement éprouvée de la condition d'immigré et la posture réflexive qui permet d'élaborer, pour soi-même d'abord, sa propre expérience, de la soumettre à un examen critique et, plus rare encore, de la communiquer aux autres, sur le mode de la narration en apparence la plus ordinaire (comme ici), il échappe à l'alternative ordinaire de l'expérience muette et du discours vide sur une expérience inaccessible (le monde de l'immigration et l'expérience de ce monde sont sans doute parfaitement fermés à la plupart de ceux qui en parlent). Avec lui, l'enquêté et l'observé se fait enquêteur et observateur de lui-même, la présence de l'enquêteur "professionnel" n'étant que l'occasion attendue de livrer à haute voix le produit longtemps réfléchi et mûri (" j'ai bien réfléchi à tout cela... Plus exactement, je n'arrête pas de réfléchir, de tourner et de retourner toutes ces questions au fond de moi ") de son enquête sur lui-même. Produit qui n'est pas loin de s'identifier à celui de la science dans la mesure où l'enquêteur et l'enquêté, ayant le même intérêt à l'enquête qui les réunit, s'accordent, sans concertation préalable, sur la problématique, l'enquêté se posant lui-même les questions que l'enquêteur aimerait lui poser.
Comment accède-t-on à cette capacité de "s'oublier soi-même" comme dit l'intéressé, pour mieux "se souvenir de soi" ? C'est encore dans la conjonction de certaines caractéristiques sociales, et en particulier dans la relation, fort peu commune en cette région de très forte et très ancienne émigration vers la France, que la famille de Abbas entretient avec le fait d'émigrer, qu'il faut rechercher le principe du désenchantement profond qui incite au retour sur soi. Les conditions de ce jour, pour pouvoir être supportées, incitent à reporter le regard sur le cheminement qui y a conduit, depuis le fameux " premier jour ", lieu de la "malédiction " initiale, et à en reconstituer la genèse sociale et à en donner une manière d'explication ; mais à l'inverse, les conditions d'hier, qu'on se plaît à rappeler, portent à adopter sur la situation d'aujourd'hui le point de vue critique qui est annonciateur de la lucidité des propos sur sa trajectoire personnelle (qui est aussi une trajectoire collective) et, surtout, de l'effet de libération que produit le travail d'auto-analyse et d'aveu de soi à soi-même. Aveu de l'état de crise, auquel a abouti cette " génération "" d'immigrés dont on ne peut déjà parler qu'au passé. "Plus rien n'est aujourd'hui comme on pensait". Cette "génération" vit dramatiquement la rupture radicale avec l'état antérieur, qui n'est pas si lointain, et que l'éveilleur des consciences qu'est Abbas, qualifie rétrospectivement d'" état de sommeil " ("nous étions endormis"), d'"état d'engourdissement". Conscient de tout ce qui le sépare du commun des immigrés, ses contemporains, dont iI partage par ailleurs - il insiste sur cette communauté de destin - toute la trajectoire et toutes les conditions de vie, il les appelle à plus de vigilance ; il les invite à une manière d'"éveil" (fayaq). Croyant avoir maîtrisé sa situation et assumé sa "vérité", il aimerait que tous partagent la "vérité" qu'il leur propose et que tous travaillent à produire leur "vérité", à en finir avec tous les masques et toutes les dissimulations que l'immigration exige de tous pour pouvoir être acceptée. L'exercice n'est pas facile, c'est une épreuve extrêmement douloureuse, même si tous savent que cette révision déchirante est la condition de leur survie, de leur résistance à l'anéantissement qui les menace du fait des changements qui se produisent dans leurs conditions de vie et surtout dans la représentation qu'ils se sont habitués à donner d'eux-mêmes et de leur état d'immigrés. Abbas se sent en quelque sorte prédestiné à ce rôle d'éveilleur des consciences. il a un sentiment très aristocratique de sa distinction qui l'incline à une certaine commisération ("ils sont à plaindre", "il faut leur ouvrir les yeux (...), mais ils refusent") à l'égard des autres qui se refusent à l'espèce d'ascèse qu'il leur propose non seulement par ses actes mais aussi et surtout par ses paroles. Tout son entourage, jusque dans sa propre famille, le regarde comme une exception et éprouve à son égard à la fois l'admiration, le respect et la fascination, et aussi l'agacement et l'irritation, que suscite toute exception. Consulté par tous, les proches et les moins proches, entouré souvent d'une nombreuse assistance qui vient l'écouter (on l'appelle cheikh, c'est un sage), il s'est fait une réputation de "solitaire" et il se replie presque ostentatoirement, même au sein de sa famille, dans un "isolement" à la fois feint et réel que l'inactivité n'a fait que renforcer.