Shadoko, je n’oublie pas tes questions mais je manque vraiment de temps. ça va venir.
Canardos, j’ai bien compris ton propos. Mais à part démontrer que la schizophrénie est organique, tu ne pourras pas beaucoup avancer dans la compréhension de la schizophrénie si tu persistes dans cette impasse.
Je vous mets donc un texte que je trouve très beau et très démonstratif pour rendre compte d’un questionnement fondamental que l’on rencontre chez les schizophrènes très dissociés. J’aimerai que Canardos laisse un peu les autres copains me relancer des questions. Ceci sans animosité, mais on s’est un peu tout dit, pour le moment, sur le domaine qui t’intéresse je pense.
a écrit :
Danièle Roulot, schizophrénie et langage, Editions ERES
LA PERTE DU SENS DE L'ÉVIDENCE'
« Que veut dire le mot chapeau ? »
Telle est la question que m'adresse Priandre, au cours d'un de ces entretiens de routine si déprimants pour le thérapeute.
Priandre est schizophrène depuis l'âge de 18 ans, âge auquel son entourage situe ce que l'on appelle « début de la maladie ». Hospitalisé depuis 1955 à la clinique de La Borde, il y a été suivi par plusieurs médecins au fil des années.
Priandre, très mince, profil d'oiseau, discret et taciturne, est une « terreur » pour l'équipe soignante. Non qu'il soit exubérant... mais sa vie intérieure, d'un foisonnement caché, insoupçonné, déborde trop souvent sur la réalité : un murmure, un bruit de pas dans le couloir longeant sa chambre, viennent pour lui signer la preuve de ce qu'il ne dit qu'à moi : la « Radio-Noire » l'a pris pour cible ; toutes les speakerines de la télévision révèlent au grand jour sa vie privée ; le monde entier est à l'affût du moindre de ses gestes, de la moindre de ses pensées. (« On a pourtant bien droit à avoir son intimité ! », se plaint-il). Et gare à qui se trouve là : à coups de pieds et à coups de poings, il la défend, son intimité.
Priandre vient me voir deux fois par semaine ; contrôle du traitement chimiothérapique. Quelles sont ses activités actuelles ? A-t-il reçu des nouvelles de sa soeur ?...
« Que veut dire le mot chapeau ? »
Il y a deux ans environ, Priandre m'a appris qu'il était en psychothérapie. Avec moi. Il n'est pas le premier, à me dire que ça compte, ces entretiens qui me semblent si fades. Ça compte pour lui ; il compte sur moi. Il faudra bien qu'à mon tour, j'en tienne compte.
Que ça compte pour lui, Priandre m'en a déjà apporté la preuve. Avec sa simplicité coutumière.
Sans aucune ostentation. Un jour de plus grande lassitude, j'avais voulu arrêter plus vite l'entretien ; il m'a interrompu tout net : « Il faut me laisser vous parler plus longtemps ; vous comprenez, si vous me laissez parler un quart d'heure, les mots gardent leur sens deux ou trois jours, et alors je peux parler avec les autres. »
Voilà bien l'aveu de transfert le plus étonnant que j'aie jamais entendu... Le plus émouvant aussi. Un point de pur transfert, sans aucune enflure imaginaire. C'est tout simple : s'il peut me parler un quart d'heure, les mots gardent leur sens trois jours. Et il peut parler à d'autres, trois jours. Ni demande ni revendication : Priandre ne me donne là qu'une simple information.
« Que veut dire le mot chapeau ? »
La question me surprend, me déroute, puis me fascine... Mais oui, que veut dire... ? ]e partage son questionnement désespéré. Parce qu'il faut que je comprenne... Non pas ce que veut dire le mot. Ni même ce qu'il veut me dire, lui ; ce n'est pas cela non plus, il ne veut rien me dire... Il ne sait pas m'avoir dit... Il attend au contraire que je lui dise « le Secret ». Car il insiste : « Si c'est le secret professionnel qui vous empêche de me le dire, vous pouvez me faire confiance, je saurai garder le secret. »
En un éclair, je sais que si je peux maintenir ce questionnement avec lui, j'aurai saisi l'essence de la schizophrénie. De quoi parle-t-il ? Quelle est cette zone qu'il cherche à scruter, là où pour moi il n'y a rien ? Le lieu où il vacille ? Le gouffre ouvert pour lui, là où pour moi le sol est uni ? De quel secret suis-je détentrice sans l'avoir jamais su ?
Trop tard, ça s'est refermé. La question redevient suite de mots... J'ai failli saisir quelque chose d'important, d'essentiel, de fondamental... quelque chose qui fait qu'il est, lui, schizophrène, quelque chose qui fait sans doute que je suis, moi, psychiatre. Pas par « vocation » : ce n'est là qu'un détour pour approcher la question informulable que je me pose depuis toujours, et la connaître enfin, cette question qui ne se dessine que parce que des éléments de réponse sont là, autour de moi.
« Que veut dire le mot chapeau ? »
J'ai failli comprendre cette question ; j'ai failli en saisir le sens. Raté de peu le sens de la schizophrénie. Impossible. Ça s'est refermé. En me laissant une certitude : il n'était pas possible que ce soit possible. Priandre tient « La question », la question des questions, à laquelle j'ai la réponse que je ne sais pas.
Réponse qui appartient alors - avec d'autres éléments de réponse - à l'état de chose. Ces réponses disséminées dans l'état de choses, Mireille les nomme les « évidences » : « Ce qui est fou, c'est la manière dont je sens l'évidence... L'évidence est l'appréhension du sens. »
Une évidence, précisément, n'en est pas une pour elle ; car toute évidence, toute affirmation qui se présente, ne peut être affirmée par elle-même. Derrière toute évidence se profile insidieusement une série de réfractions qui la démultiplient à l'infini.
« Je pense toujours qu'on pourrait la sentir autrement ; à ce moment, je supprime le sens. Il ne reste plus rien... Il ne reste que la fabrication par la pensée, une manière de sentir pas naturelle. »
L’évidence, cette « affirmation qui se présente » ne peut être affirmée schizophrène, et donc il ne peut s'affirmer dans le même mouvement
« L’évidence, c'est l'appréhension du sens. Et l'appréhension du sens, c'est ça qui "est moi » c’est le fait de concevoir que je supprime, la manière dont je sens le sens. Je peux voir qu’il fait beau, mais je ne peux en concevoir le sens. Et je supprime ainsi le fait de fait beau."»
Ce que Mireille nous indique ici, c'est que rien pour elle ne va « de soi ». II n'y a pas d'état de chose. En reculant indéfiniment la compréhension derrière la multiplicité des « conceptions » possibles de la représentation : comment un autre qu’elle-même la sentirait-il ? Mireille nous oblige à séparer ce qu'habituellement nous confondons : « l'affirmation » qui se présente dans l'état de chose, et son évidence, en tant que nous nous arrimons à cette affirmation en la faisant nôtre, en en « concevant » tout naturellement le « sens ».
Ce sont ces « évidences » qui nous entourent qui constituent les éléments de réponse à la « question », ou plutôt, en étant là comme « évidences », elles évitent le questionnement, le rendent superflu ; Mireille, comme Priandre, reste dans une question qu'elle ne parvient pas à formuler vraiment. C'est que, ces « évidences » ne faisant plus sens, elles ne peuvent plus apparaître comme des éléments de réponse.
Pour nous, « normosés 2 », l'évidence est évidente : il n'y a donc pas à s'interroger ; l'évidence coupe court à tout questionnement ; l'évidence, c'est aussi bien une perception sensible qu'une représentation couramment admise, mais aussi... le fait de parler. Avec tant de réponses (d'affirmations), qui songerait à en questionner la légitimité ? A moins que « l'évidence » ne perde son évidence... C'est le cas de Mireille.
C'est bien d'avoir renversé l'ordre question-réponse qu'CEdipe a fait carrière. L'énigme que proposait la Sphynge n'était pas véritablement une question, mais une réponse ; réponse dont OEdipe possédait la question, précisément la sienne : qu'est-ce que l'homme ? On sait ce que lui a coûté cette inversion : la vue de ces mêmes évidences, et l'errance vers cet « entre deux-morts » d'où sourdait son questionnement.
« Pourquoi est-ce ainsi ? » se demandent les enfants... « Pour te faire parler », répond le plus spirituel. Il a bien raison, à cette correction près que ce qui fait parler n'est pas que l'évidence soit ainsi, mais qu'elle soit suffisamment évidente pour « être ainsi », mais encore insuffisamment évidente pour que le « pourquoi » de son évidence puisse être interrogé. L'évident de l'évidence ne masque pas tout à fait qu'il n'est pas évident qu il y ait de l'évidence. Et pour Priandre, il n'est pas évident que le « mot chapeau » soit la simple appellation de la « chose chapeau ».
« Que veut dire le mot chapeau ? »
Ce que nous dit Mireille, qui ne peut adhérer à l'évidence, c'est qu'elle interroge inlassablement le sens de l'évidence - qui n'en possède donc pas en soi, mais seulement pour quelqu'un. Ce sens perdu, c'est précisément « ce qui serait elle ». Ce n'est pas refus, ni remise en question du « fait » qu'il y ait évidence ; mais s'il n'est d'évidence que « pour » quelqu'un, comment est cette évidence pour un autre ? Comment se l'approprie-t-il ? Quel en est le sens pour cet autre ?
« Je ne suis pas moi-même », se plaint-elle. Etre elle-même, ce serait avoir une appréhension propre, et immédiate, du sens - du sens de l'évidence. Mais pourquoi devrait-elle la ressêntir d'une certaine manière - la sienne - et non d'un autre - comme un autre ? C'est non pas l'évidence elle-même qui est rejetée, mais bien le fait qu'elle lui apparaisse « évidente ».
« J'ai remis en question mon esprit en lui enlevant toute liberté, pour fabriquer perpétuellement des représentations correspondant à celles d'un esprit autre... Je désirais connaître toutes les représentations en commençant systématiquement par la plus bête, et en progressant systématiquement dans une idiotie peu à peu moindre.
Je tombais ainsi dans une très grande angoisse en dissociant l'évidence et l'action, en ne voulant pas reconnaître les évidences appropriées à certains actes : je fabriquais perpétuellement des représentations bêtes, en refusant systématiquement tout ce qui venait ou aurait
pu venir spontanément à mon esprit, en finissant par agir comme une sorte de pantin 3.»
L'évidence, pour Mireille, n'est jamais atteinte : elle y substitue une infinité de « possibles » dans une cause transmétonymique qui ne se clôt jamais sur la « métaphore » que constitue l'évidence.
« Que veut dire le mot chapeau ? »
Priandre est dans le même questionnement de l'évidence - le mot « chapeau » a perdu l’vidence de son nom. Quelque sorcellerie doit bien pouvoir justifier le lien du mot à la chose, lien que, sujet supposé savoir, je détiens certainement - peut-être même à titre de secret professionnel ? Si je n'interroge pas le lien entre le mot chapeau et la chose chapeau, c'est pour lui parce que je détiens ce secret. Il serait absurde que je lui parle de « l'arbitraire » de Saussure, ou du « nécessaire » de Benveniste, en réponse à ce questionnement... Questionnement insistant, jamais complètement recouvert. Je me souviens, enfant, d'un après-midi entier passé à me demander pourquoi la « vaisselle » s'appelait « vaisselle », et tout particulièrement dans cette expression « faire la vaisselle » que je jugeais parfaitement inappropriée à l'activité ainsi nommée. Chacun aura deviné que « faire la vaisselle », j'avais cela en horreur... A quoi tiennent nos débuts dans la philosophie du langage !
Si la question de Priandre me fascine, c'est que je la perçois intuitivement comme étant située au coeur de la schizophrénie, et qu'elle n'est pas à rejeter comme billevesées de psychotique. La question de Priandre est certes délirante - ce n'est pas une raison pour l'ignorer - mais quelle espèce de compréhension pouvons-nous avoir de cette question?
Si tu dis quelque chose, quelque chose passe par ta bouche. Si tu dis "un chariot" un chariot passe par ta bouche. »
La question de Priandre a fait surgir pour moi ce paradoxe de Chrysippe. C'est peut-être alors auprès des stoïciens que nous pourrions trouver, non la réponse à la question de Priandre, mais d'autres questions susceptibles de questionner ce questionnement, et d'autres questions sur la « perte du sens de l'évidence » dont se plaint Mireille.
REPRÉSENTATION DE MOT ET REPRÉSENTATION DE CHOSE
« Nous ne pouvons que dire
"Il nous faut appeler la Sorcière à notre aide."
La sorcière métapsychologie,
sans spéculation et théorisation métapsychologiques
- j'allais dire sans fantasmatisation -
nous ne pourrons faire un pas de plus.
Malheureusement, ce que révèle la Sorcière
n'est ni très clair, ni très détaillé.
Nous n'avons au départ qu'un seul repère
- à vrai dire inappréciable -
l'opposition entre processus primaire et processus secondaire. »
S. Freud, Analyse terminée et analyse interminable
Le lien entre la représentation de chose et la représentation de mot qui lui correspond est pour Freud une interrogation dès 1891, avant même qu'il ne fasse de la psychanalyse son objet de recherche essentiel.