pseudosciences et post modernisme

Et lutte contre les pseudo-sciences et les obscurantismes

Message par Louis » 22 Déc 2006, 21:18

Bon, le relativisme culturel a la sauce "néo moderniste" façon "cultural studies" ne m'intéresse pas. Le relativisme cognitif a la sauce Latour, déja plus. C'est pas une question "d'etre d'accord" ou pas d'accord, c'est une question "est ce que c'est intéressant" (ou pas) pour moi A la limite, je ne suis pas plus d'accord avec bricmont qu'avec régis debray, dans le bouquin que je t'ai cité Mais le bouquin que je t'ai cité me semble (à moi) intéressant (sauf sur le passage sur les positions de régis debray sur la guerre en ex yougoslavie, dont je me fout dans ce contexte)

A la limite j'ai pas besoin d'un bouquin pour me dire si j'ai raison ou tort (parce que ça ne présente vraiment aucun intéret) mais un bouquin qui présente une problématique intéressante. Si en plus il avance une réponse intéressante, bingo, mais à la limite, c'est pas ce que je cherche

Donc le "néomodernisme" ne m'intéresse pas, parce qu'en france et plus généralement en europe il n'a pas de "pouvoir performatif" (en clair c'est des intello qui font de la sodomisation de drosophile) de ces gens là Donc, basta ! Ce qu'il y a d'intéressant, ce n'est pas les idées, c'est quand les idées deviennent force matérielle : soit qu'elles contribuent en elles meme a changer une dimention impostante du champ matériel ou intelectuel, soit qu'elles touchent de larges masses Ce n'est le cas pour ces gens là.

Ce qui m'intéresse, c'est l'environnement des science, les rapports science/société. De ce point de vue les néomodernistes ricains ne pésent rien ici ! qui est capable sur le forum de citer cinq noms d'intelectuels dans le champ des "cultural studies" ? A la limite, le seul qui est un peu connu c'est Edward W Said (et il n'est pas en france relié a un camp "post moderne")
Louis
 
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Message par canardos » 23 Déc 2006, 09:48

moi je ne me souvenais plus, j'avais fait un effort pour oublier, mais c'est pas difficile, il suffit de reprendre les deux livres de sokal det de voir la longue liste de tous ces "intellectuels" dont il a dénonçé les inepties ultraréactionnaires...

j'en profite pour conseiller de lire et relire "impostures intellectuelles"
canardos
 
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Message par Louis » 23 Déc 2006, 10:20

Ben pas du tout ! Je suis sur que tes chevilles n'ont pas pris un centimétre C'est pas une question "de se la péter" Donc on est bien d'accord que ces quelques individus sont totalement, mais alors totalement inconnus en france Ce qui est plus étonnant, c'est qu'ils n'aient pas l'air connus non plus sur l'internet (pourtant les postmodernistes sont en général assez présent sur l'internet) A moins que ce soit de ces nouveaux post modernistes qui utilisent le protocole RFC 1149 ?

Moi je connais pas beaucoup ce domaine donc j'espére profiter de tes savoirs ! Mais bon, je connais un peu (parce que c'est vraiment un minimum si on veux discuter de post modérnisme américain) Richard Rorty et judith Butler

Ceux la sont traduit en français !

le site de rorty

ICI !

La bio de Judith Butler dans Wikipedia

ICI !

une petite bio en français sur le sujet
Objectivisme relativisme et vérité - Richard Rorty PUF 1995
L'espoir au lieu du savoir - introduction au pragmatisme Richard Rorty Albin Michel 1994
Le pouvoir du performatif judith butler Amsterdam editions 2003
trouble dans le genre Judith butler Amsterdam edition 2006

Il te reste plus, cher discufred, a faire profiter tout le monde de tes lumiéres Ce n'est pas "se la péter" ça Ce la péter, c'est plutot se lancer dans une discution sans rien y connaitre Par exemple, si je me lançais sur une discution sur le travail des post modernistes américains, issus des culturals studies, je me la "péterais" parce que je n'y connais pas grand chose Il serait facile de m'abuser (trés stupide aussi mais je suis sur que personne n'utiliserais ce genre de méthode) mais bien pus profitable de m'éclairer Donc, éclaire moi !

Louis
 
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Message par Louis » 23 Déc 2006, 10:22

Bon canardos, alors peut tu nous les citer (pour nous donner envie de lire ce livre, mais pour le momment ça m'a l'air d'etre un beau brouillard)
Louis
 
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Message par canardos » 23 Déc 2006, 10:24

bien, louis, ça va me permettre de relire mon Sokal pour montrer à quel point les auteurs que tu cites sont à la fois antimatérialistes, et réactionnaires politiquement.

mais ça attendra demain en ce qui me concerne...
canardos
 
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Message par Louis » 23 Déc 2006, 10:33

je ne dis pas le contraire ! Si c'est ça que tu veux démontrer, sans doute que tu y arrivera (ça ne m'a pas l'air super compliqué "a priori") Mais quel intéret ?

Et puis tu pourra aussi t"intéresser aux auteurs cités par discufred ! Tu sais, moi je n'y connais pas grand chose (entre autre, parce que quand j'ai commencé a lire judith butler par exemple, je suis tombé a peu pret d'accord avec toi, quand a Rorty ses quatriémes de couv' m'ont suffit) mais discufred a l'air de bien s'y connaitre
Louis
 
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Message par Louis » 24 Déc 2006, 08:55

Tiens, qu'est ce qu'il lui arrive a discufred ? Je le sentais toujours pret a faire partager ses connaissances, et plus plouf ! plus rien.... :altharion: Je sens que lui aussi s'est mis a utiliser la RFC 1149 Ca ralenti les échanges, forcément... :sygus:

Je donne la RFC 1149 pour ceux qui sont pas techniciens (CP par exemple)

a écrit :Network Working Group                                        D. Waitzman
Request for Comments: 1149                                      BBN STC
                                                            1 April 1990


  A Standard for the Transmission of IP Datagrams on Avian Carriers

Status of this Memo

  This memo describes an experimental method for the encapsulation of
  IP datagrams in avian carriers.  This specification is primarily
  useful in Metropolitan Area Networks.  This is an experimental, not
  recommended standard.  Distribution of this memo is unlimited.

Overview and Rational

  Avian carriers can provide high delay, low throughput, and low
  altitude service.  The connection topology is limited to a single
  point-to-point path for each carrier, used with standard carriers,
  but many carriers can be used without significant interference with
  each other, outside of early spring.  This is because of the 3D ether
  space available to the carriers, in contrast to the 1D ether used by
  IEEE802.3.  The carriers have an intrinsic collision avoidance
  system, which increases availability.  Unlike some network
  technologies, such as packet radio, communication is not limited to
  line-of-sight distance.  Connection oriented service is available in
  some cities, usually based upon a central hub topology.

Frame Format

  The IP datagram is printed, on a small scroll of paper, in
  hexadecimal, with each octet separated by whitestuff and blackstuff.
  The scroll of paper is wrapped around one leg of the avian carrier.
  A band of duct tape is used to secure the datagram's edges.  The
  bandwidth is limited to the leg length.  The MTU is variable, and
  paradoxically, generally increases with increased carrier age.  A
  typical MTU is 256 milligrams.  Some datagram padding may be needed.

  Upon receipt, the duct tape is removed and the paper copy of the
  datagram is optically scanned into a electronically transmittable
  form.

Discussion

  Multiple types of service can be provided with a prioritized pecking
  order.  An additional property is built-in worm detection and
  eradication.  Because IP only guarantees best effort delivery, loss
  of a carrier can be tolerated.  With time, the carriers are self-



Waitzman                                                        [Page 1]

RFC 1149            IP Datagrams on Avian Carriers        1 April 1990


  regenerating.  While broadcasting is not specified, storms can cause
  data loss.  There is persistent delivery retry, until the carrier
  drops.  Audit trails are automatically generated, and can often be
  found on logs and cable trays.

Security Considerations

  Security is not generally a problem in normal operation, but special
  measures must be taken (such as data encryption) when avian carriers
  are used in a tactical environment.

Author's Address

  David Waitzman
  BBN Systems and Technologies Corporation
  BBN Labs Division
  10 Moulton Street
  Cambridge, MA 02238

  Phone: (617) 873-4323

  EMail: dwaitzman@BBN.COM


Et la traduction en français

a écrit :
Groupe de Travail Réseaux
Request for Comments: 1149 D. Waitzman
BBN STC
1 avril 1990

Un standard pour la transmission des paquets IP sur pigeons voyageurs
Statut de ce Mémo
Ce mémo décrit une méthode expérimentale d'encapsulation de paquets IP dans des pigeons voyageurs. Cette spécification est surtout utile dans les Réseaux Métropolitains (Metropolitan Area Networks). Ceci est un standard expérimental, pas une recommendation. La distribution de ce mémo n'est pas restreinte.
Présentation et Motivations
Les pigeons voyageurs peuvent apporter un service impliquant un délai important, un faible débit et une grande altitude. La topologie de la liaison est limitée à une seule route point-à-point par pigeon, en utilisant des pigeons ordinaires, mais il est possible d'utiliser un grand nombre de pigeons sans connaître d'interférences significatives, excepté au début du printemps. Ce phénomène est dû à l'utilisation de l'espace 3D disponible pour les pigeons, à comparer avec l'espace 1D disponible pour IEEE802.3. Les pigeons ont un système d'évitement de collision intrinsèque, ce qui augmente leur disponibilité. Au contraire de certaines technologies réseau, comme les communications par radio, la communication ici n'est pas limitée par la ligne de vision directe. Un service orienté-connexion est disponible dans certaines villes, habituellement basé sur une topologie comportant un lieu d'échange central.
Format des Paquets
Le paquet IP est imprimé sur un petit rouleau de papier, en hexadécimal, les octets séparés par du noir et du blanc. Le rouleau de papier est enroulé autour d'une des pattes du pigeon voyageur. Une bande de scotch est utilisée pour sécuriser les bords du paquet. La bande passante est limitée par la taille de la patte. Le MTU est variable, et, paradoxalement, augmente généralement avec l'age du pigeon. Un MTU typique est de 256 milligrammes. Il peut être nécessaire de compléter certains paquet.
Àprès réception, la bande de scotch est ôtée et la copie papier du paquet est numérisée et transformée dans un format électronique transmissible.
Discussion
Des services de plusieurs types peuvent être distingués en imposant des priorités pour aller picorer. Étant donné que IP ne garantit qu'une tentative (best effort) de délivrance, la perte d'un pigeon peut être tolérée. Avec le temps, les pigeons se régénèrent automatiquement. On ne dispose pas de multi-diffusion, mais les orages peuvent causer des pertes de données. Il y aura des tentatives de livraison répétées, jusqu'à ce que le pigeon tombe. Des traces sont automatiquement générées, et peuvent souvent être trouvées sur les journaux et les câbles.
Considérations de Sécurité
La sécurité n'est généralement pas un problème lors d'une utilisation normale, mais certaines mesures doivent être prises (comme le chiffrement des données) lorsque les pigeons voyageurs sont utilisés en environnement tactiques.
Adresse de l'Auteur
David Waitzman
BBN Systems and Technologies Corporation
BBN Labs Division
10 Moulton Street
Cambridge, MA 02238

Téléphone: (617) 873-4323

Mél: dwaitzman@BBN.COM











Louis
 
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Message par canardos » 24 Déc 2006, 10:59

tiens puisque louis nous cite Rorty je vais mettre un extrait d'un long article de Searle daté de 1993 qui évoque entre autres le caractere ultraréactionnaire et antiscientifique des idées dudit Rorty. j'ai mis ces passages en gras avec quelques autres:

a écrit :

[center]Rationalité et réalisme : qu’est-ce qui est en jeu ?[/center] *
 
par John R. Searle - professeur de philosophie à l’Université de Californie, Berkeley
 

Selon mon expérience tout au moins, les réformateurs multiculturalistes actuels de l’enseignement supérieur ne parviennent pas à une conception révisée de l’éducation à partir de la réfutation de la tradition rationaliste occidentale ; ils considèrent plutôt qu’une réfutation de la tradition en question pourrait légitimer une conception révisée de l’enseignement qu’ils estimaient déjà justifiée auparavant. Par exemple, le remarquable intérêt pour les travaux de Thomas Kuhn du côté de la critique textuelle ne provient pas d’une passion soudaine dans les départements universitaires d’anglais pour la compréhension de la transition entre la mécanique newtonienne et la théorie de la relativité. Kuhn, bien plutôt, a été considéré comme discréditant l’idée qu’il existe une quelconque réalité. Si toute "réalité" est simplement un texte, alors le rôle du spécialiste du texte, du critique textuel, est totalement transformé. Et si, comme le dit Nietzsche, " il n’y a pas de faits, mais seulement des interprétations ", alors ce qui rend une interprétation meilleure qu’une autre ne peut pas être que l’une soit vraie et l’autre fausse, mais, par exemple, que l’une des interprétations puisse aider à vaincre des structures hégémoniques et patriarcales existantes ou renforcer des minorités précédemment sous-représentées.

Je pense en fait que les arguments contre la tradition rationaliste occidentale utilisés par une certaine gauche "nietzschéanisée" (5) sont assez faibles, mais cela n’a pas autant d’importance que ce que l’on pourrait supposer parce que la réfutation de la tradition en question n’est pas son but principal. Il est seulement nécessaire que cette réfutation présente suffisamment de respectabilité pour permettre de défendre le but principal qui est social et politique. Voici, historiquement, ce qui s’est en partie passé : dans la fin des années soixante et dans les années soixante-dix, un certain nombre de jeunes sont entrés dans l’enseignement supérieur parce qu’ils pensaient que la transformation politique et sociale pourrait être menée à travers une transformation de l’enseignement et de la culture ; ils imaginaient ainsi que les idéaux des années soixante pourraient être accomplis à travers l’éducation. Dans beaucoup de disciplines, par exemple dans la philosophie analytique, ils ont trouvé le chemin barré par un corps professoral solide, sûr de lui-même, et engagé dans les valeurs intellectuelles traditionnelles. Mais dans certaines disciplines, au premier rang desquelles les sciences humaines concernées par les études textuelles - tout particulièrement l’anglais, le français et la littérature comparée -, les normes universitaires existantes étaient fragiles et le chemin était intellectuellement ouvert pour un nouveau programme universitaire grâce à l’impact libérateur de travaux d’auteurs comme Jacques Derrida, Thomas Kuhn et Richard Rorty, et, dans une moindre mesure, Michel Foucault et la redécouverte de Nietzsche. On remarquera que la gauche postmoderne et culturelle diffère des mouvements traditionnels de gauche tels que le marxisme en ce qu’elle ne prétend pas être "scientifique". A la vérité, elle est plutôt antiscientifique, et les philosophes qui s’inspirent du marxisme et acceptent la tradition rationaliste occidentale, comme Jürgen Habermas, ont beaucoup moins d’influence dans la culture postmoderne que Derrida ou Rorty par exemple.

Il existe actuellement dans certaines universités des départements qui sont idéologiquement dominés par des conceptions antiréalistes et antirationalistes, et ces conceptions commencent à affecter à la fois le contenu et le style de l’enseignement supérieur. Dans les cas où l’objectif est d’utiliser l’enseignement supérieur comme un dispositif destiné aux transformations politiques, la justification habituellement donnée est que l’enseignement supérieur a toujours été, d’une façon ou d’une autre, politique ; et puisque le but de l’Université qui consiste à transmettre à ses étudiants un ensemble de vérités objectives sur une réalité indépendante est un leurre cachant des motivations politiques, nous devrions convertir l’enseignement supérieur en une machine à accomplir des objectifs sociaux et politiques bénéfiques plutôt que des desseins discutables.

J’ai donc avancé que la conséquence la plus grande du rejet de la tradition rationaliste occidentale est qu’elle rend possible l’abandon des standards traditionnels de l’objectivité, de la vérité, et de la rationalité, et ouvre la voie à un programme de l’enseignement dont l’un des objectifs principaux est d’accomplir une transformation sociale et politique. Je souhaite maintenant explorer les formes spécifiques que cette transformation est supposée prendre. De façon manifeste dans les sciences humaines, il est largement admis à l’heure actuelle que la race, le genre, la classe et l’origine ethnique de l’étudiant définissent son identité. Selon ce point de vue, ce n’est plus l’un des objectifs de l’enseignement, comme cela l’était auparavant, de permettre à l’étudiant de développer une identité en tant que membre d’une communauté intellectuelle et humaine plus large ou même universelle. Le nouvel objectif est plutôt de renforcer sa fierté et son identification propre avec un sous-groupe particulier. Pour cette raison, la représentativité de la structure du programme, les lectures imposées et la composition du département deviennent cruciaux. Si l’on abandonne l’engagement envers la vérité et la qualité intellectuelle, qui constitue le cœur même de la tradition rationaliste occidentale, il paraît alors arbitraire et élitiste de penser que certains livres sont supérieurs à d’autres sur le plan intellectuel, que certaines théories sont tout simplement vraies et d’autres fausses, et que certaines cultures ont engendré des produits culturels plus importants que d’autres. Il semble au contraire qu’il soit alors naturel et inévitable de penser que toutes les cultures sont constituées de manière intellectuellement égales. Certaines de ces caractéristiques se reflètent dans les études textuelles par un changement de vocabulaire. On n’entend plus guère les expressions "les classiques", "les grandes œuvres de la littérature", ou même "les œuvres" ; en ce moment, on parle plutôt couramment de "textes" et ceci implique sur le plan hiérarchique qu’un texte quelconque est simplement un texte comme tous les autres.

Voici une autre forme de ce changement : on entend souvent dire dans la recherche universitaire que l’on doit accepter des conceptions nouvelles et différentes de la notion de "qualité" intellectuelle. Nous sommes poussés à adopter des critères différents pour la réussite universitaire. Un argument souvent formulé en faveur de la modification de la conception traditionnelle de la qualité intellectuelle explique que les changements dans l’Université provoqués par des changements dans la société requièrent de nouvelles règles de la qualité intellectuelle. Un certain nombre d’universitaires nouveaux n’ont pas été recrutés selon les règles traditionnelles et ne sont pas entrés à l’Université avec l’idée de réussir selon ces règles. Ils ont souvent été recrutés pour des besoins sociaux ou politiques, ou pour un engagement affirmé. De nouveaux critères de qualité intellectuelle ont été forgés pour ces nouveaux intérêts et besoins. Cependant, la tradition rationaliste occidentale ne vous laisse pas beaucoup de latitude de manœuvre en ce qui concerne ces critères. Un ensemble de règles préexistantes détermine déjà la qualité intellectuelle. Pour redéfinir cette notion de qualité intellectuelle, vous devez abandonner certaines caractéristiques de la tradition rationaliste occidentale.

Le lien entre l’attaque contre la rationalité et le réalisme d’une part et la réforme des programmes d’autre part n’est pas toujours évident, mais on peut le découvrir si on l’examine d’assez près. De nombreuses propositions multiculturalistes en faveur d’une réforme universitaire, par exemple, impliquent une redéfinition subtile de l’idée même de "sujet universitaire", depuis son sens de domaine à étudier à celui de cause à faire avancer. Ainsi, lorsque les départements de Women’s Studies ont été créés il y a quelques années, beaucoup pensaient que ces nouveaux départements s’occupaient de recherches ("objectives" et "scientifiques") dans un domaine spécifique, à savoir la condition de femmes dans l’histoire et à l’heure actuelle, de la même façon qu’ils pensaient que les nouveaux départements de Biologie Moléculaire effectuaient des recherches dans un domaine particulier, les bases moléculaires des phénomènes biologiques. Mais dans le cas des Women’s Studies ainsi que dans de nombreuses autres disciplines nouvelles, ce n’est pas toujours ce qui s’est produit. Les nouveaux départements conçoivent souvent leurs propres objectifs, tout au moins en partie, comme l’avancement de certaines causes morales ou politiques telles que le féminisme. Et ce glissement, depuis la conception territoriale d’un département universitaire à une conception d’allure morale, possède des conséquences profondes. Ainsi, traditionnellement, l’engagement  envers l’objectivité et la vérité était supposé rendre un étudiant capable d’enseigner dans un domaine, quelles que soient ses attitudes morales envers ce domaine. Vous n’aviez pas besoin, par exemple, d’être platonicien pour effectuer un bon travail d’enseignement sur Platon, ou marxiste pour faire un bon cours sur Marx. Mais une fois que les croyances en l’objectivité et la vérité sont abandonnées et que la transformation politique est acceptée en tant qu’objectif, il semble alors que la personne adéquate pour enseigner les Women’s Studies doive être une féministe politiquement active. Or, selon la conception traditionnelle, il n’y a pas de raison qu’un universitaire de sexe masculin, et même un homme qui ne soit pas sympathisant des doctrines féministes contemporaines, ne puisse enseigner les Women’s Studies ; mais dans la plupart des départements de Women’s Studies aux États-Unis, ce serait à l’heure actuelle hors de question. J’espère qu’il paraît évident que l’on pourrait faire des remarques analogues à propos des Chicanos Studies, des Gay and Lesbian Studies, des African American Studies, et d’autres composantes des programmes universitaires récents.

En outre, le glissement de la notion de ‘domaine-digne-de-recherche’ à celle de ‘cause-à-faire-avancer’ n’est pas souvent explicite. Quand ils expliquent au public universitaire ordinaire le bien-fondé de l’enseignement multiculturaliste, leurs avocats citent souvent les territoires intellectuels non répertoriés qu’il est nécessaire d’étudier et d’enseigner, ainsi que les besoins pédagogiques d’un changement de population estudiantine. Ils ont tendance, cependant, à mettre l’accent sur les transformations politiques à accomplir, et ces transformations englobent un affaiblissement de certaines conceptions traditionnelles de l’activité intellectuelle. Les universitaires "libéraux" traditionnels sont facilement persuadés que de nouveaux domaines demandent à être étudiés et que de nouvelles catégories d’étudiants doivent être touchées ; ils ignorent souvent que l’objectif principal est de faire avancer une cause politique.

Je reconnais que l’introduction de réformes dans les programmes et même la création de nouveaux départements afin de satisfaire des demandes politiques n’a rien de nouveau dans l’histoire des universités américaines. Il y a cependant une différence entre les réformes habituelles et la conception nouvelle de l’éducation. Traditionnellement, on considérait qu’une nouvelle science dans un domaine particulier pouvait aider à solutionner un problème social ou politique urgent. La constitution de l’économie politique en tant que discipline, par exemple, a été réalisée en partie autour de l’idée du développement d’une théorie scientifique de l’économie et de la société qui pourrait aider à résoudre des problèmes sociaux. La différence que je relève s’exprime donc en partie ainsi : selon la nouvelle conception, la notion même de "science" est considérée en soi comme répressive. L’idée de développer une science rigoureuse pour étudier, par exemple, les différences de genres ou de races, est précisément le type de chose qui est combattu. En bref, il ne s’agit pas de construire une nouvelle politique sur la base d’une théorie scientifique. Bien plutôt, la politique est donnée à l’avance ; et l’idée consiste à développer une structure départementale et pédagogique où cette politique puisse être réalisée à l’Université et étendue ensuite à la société au sens large.

Je ne voudrai pas que ces remarques soient mal comprises. Il existe de nombreuses femmes et de nombreux hommes qui travaillent durement et qui sont engagés dans ces nouvelles disciplines en suivant un cursus traditionnel solide ; ils se plient également aux standards les plus élevés de la vérité et de l’objectivité tels qu’ils sont habituellement conçus. Je remarque simplement ici qu’un nombre substantiel de leurs collègues ne partagent pas ces valeurs, et pour ceux-ci, le rejet de ces valeurs est en relation avec leur rejet de la tradition rationaliste occidentale.

L’introduction de nouveaux départements universitaires est un signe visible de changement. Pour être moins manifeste, le changement dans la définition même de ce qu’est individuellement un étudiant est beaucoup plus convaincant. J’ai mentionné plus haut que l’on a constaté un accroissement de l’usage des arguments ad hominem et de la "fausseté des origines". S’il n’existe pas de notions telles que "la vérité objective" ou "la validité", vous pouvez tout aussi bien mettre en cause la personne même qui formule un argument ou ses motifs que discuter ses propos et la "vérité" supposée de ses conclusions. Mais il s’agit là uniquement de la partie la plus visible d’un glissement beaucoup plus grand survenu dans la sensibilité intellectuelle. Cette nouvelle sensibilité est habituellement décrite (et qualifiée) comme étant un "relativisme", mais je pense qu’une meilleure expression serait un "subjectivisme politiquement motivé". Les étudiants essayaient auparavant de surmonter les limitations de leurs propres préjugés et points de vue. A l’heure actuelle, ces partis pris sont valorisés. Les agences de financement de la recherche telles que le National Endowment for the Humanities (NEH), par exemple, reçoivent un nombre croissant de projets dans lesquels il est évident que les étudiants souhaitent écrire un livre sur leurs réactions subjectives et politiquement motivées, sur leurs sentiments, et sur ce qu’ils "acceptent" de manière générale, à propos de la Renaissance, de la situation critique des femmes au Moyen Age, des romanciers minoritaires du Nord-Ouest du Pacifique, ou des travestis au dix-huitième siècle...

L’effacement de la distinction entre culture savante et culture populaire dans l’enseignement des sciences humaines est une autre conséquence très peu soulignée du rejet de la tradition rationaliste occidentale. Les sciences humaines, traditionnellement, se considéraient elles-mêmes comme conservant, transmettant, et interprétant les réalisations les plus achevées de la civilisation en général, et de la civilisation occidentale en particulier. Ce point de vue est maintenant considéré comme élitiste, et, à l’heure actuelle, l’idée selon laquelle certains travaux sont qualitativement supérieurs à d’autres est généralement abandonnée. On estime plutôt que tous les travaux sont de simples textes et peuvent être traités comme tels.

Selon la conception traditionnelle, la distinction entre culture savante et culture populaire se manifestait par le fait que les travaux de la culture savante étaient valorisés, tandis que ceux de la culture populaire, quand ils étaient étudiés, étaient traités comme des objets d’étude ou de recherche sociologique. Ils étaient considérés comme symptomatiques ou expressifs, mais ils n’étaient pas par eux-mêmes des réalisations d’ordre supérieur. A la suite du glissement subtil qui s’est institué, plus aucun travail n’est ainsi glorifié. Certains travaux, au contraire, sont considérés comme importants, significatifs ou de grande valeur en raison du message politique ou social qu’ils véhiculent.

Quelques attaques contre la tradition rationaliste occidentale

Il existe effectivement de très nombreux types d’attaques contre la tradition rationaliste occidentale, et je suis trop peu familier avec nombre d’entre elles. Aussi en proposerai-je seulement un très bref résumé. Les déconstructionnistes comme Derrida - lui-même inspiré par Nietzsche et les derniers écrits du philosophe allemand Martin Heidegger - pensent qu’ils peuvent "déconstruire" l’intégralité de la tradition rationaliste occidentale *** . Les féministes pour leur part estiment que la tradition de la rationalité, du réalisme, de la vérité et de la correspondance est essentiellement une sorte de système oppressif masculin. Certains philosophes estiment encore que nous devrions cesser de penser la science comme correspondant à une réalité existant de manière indépendante. Nous devrions plutôt, selon eux, penser que la science en général et le langage en particulier nous fournissent un ensemble de dispositifs pour affronter la réalité et nous tirer d’affaire. Selon ce point de vue, le langage est là pour nous "tirer d’affaire", à l’opposé de l’idée d’"accord" ou de "correspondance". Ainsi, selon Rorty, le pragmatisme " abandonne complètement la notion de vérité comme correspondance avec la réalité, en soutenant que, si la science moderne nous permet d’affronter la réalité, ce n’est pas parce qu’elle lui correspond ; elle nous permet manifestement de l’affronter, voilà tout " (6) .

Ces attaques contre la tradition rationaliste occidentale possèdent plusieurs aspects étranges. Tout d’abord, le mouvement en question est dans sa grande majorité confiné aux diverses disciplines des sciences humaines, et cela inclus aussi bien certains départements de sciences sociales que certaines écoles ou sections de droit. La composante antirationaliste de la scène contemporaine a eu très peu d’influence sur la philosophie, les sciences naturelles, l’économie, les sciences de l’ingénieur ou les mathématiques. Bien que certains de ses héros soient des philosophes, elle a eu, en réalité, très peu d’influence dans les départements de philosophie américaine. Puisque les points en question relèvent au sens le plus profond de la philosophie, on aurait pu imaginer que les débats sur les projets en relation avec la volonté de renverser la tradition rationaliste occidentale devraient faire rage dans les départements de philosophie. Mais, au moins dans les université américaines les plus grandes et autant que j’ai pu en juger, ce ne fut pas le cas. Les philosophes professionnels passent beaucoup de temps à s'agiter aux marges de la tradition rationaliste occidentale. Ils sont obsédés par des questions du type " Quelle est l’analyse correcte de la notion de vérité ? ", " Comment les mots se réfèrent-ils aux objets du monde ? " ou " Est-ce que les entités inobservables postulées par les théories scientifiques existent vraiment ? ". Comme tout un chacun, ils inclinent à admettre le noyau de la tradition rationaliste occidentale, même quand ils se disputent au sujet de la vérité, de la référence, ou de la philosophie des sciences. Les philosophes qui expriment un rejet explicite de la tradition rationaliste occidentale, tels Richard Rorty ou Jacques Derrida, ont beaucoup plus d’influence dans les départements de littérature que dans ceux de philosophie.

En second lieu, et c’est peut-être plus mystérieux, il est très difficile de trouver des arguments clairs, rigoureux et explicites contre les éléments qui sont au cœur de la tradition rationaliste occidentale. Mais en réalité ceci n’est pas si curieux quand on pense que l’idée même d’"arguments clairs, rigoureux et explicites" constitue justement une partie de ce qui est contesté. Rorty a combattu la théorie de la vérité comme correspondance et Derrida a affirmé que les significations sont indécidables, mais ni dans leurs travaux ni dans ceux des autres figures de proue de la culture postmoderniste vous ne trouverez à ce propos des arguments rigoureux sur lesquels exercer votre sagacité. D’une façon ou d’une autre, on a le sentiment que la tradition rationaliste occidentale est devenue dépassée ou obsolète ; mais les tentatives véritables de réfutation de celle-ci sont rares. On déclare parfois que nous sommes dans une ère postmoderne, autrement dit, nous sommes au-delà de l’ère moderne qui a débuté au dix-septième siècle ; mais ce changement allégué est souvent considéré comme s’il s’agissait d’un changement du temps atmosphérique, c’est-à-dire quelque chose qui est survenu sans que cela exige un argument ou une preuve. Les "arguments" en question ressemblent parfois à des slogans ou à des cris de guerre. Et en tout état de cause, l’atmosphère générale de frivolité vaguement littéraire qui se retrouve dans la gauche nietzschéanisée n’est pas considérée comme un défaut. Plusieurs de ses protagonistes pensent que c’est la façon dont la vie intellectuelle doit être menée.

Thomas Kuhn et Richard Rorty sont deux des auteurs les plus fréquemment cités par ceux qui rejettent la tradition rationaliste occidentale. Je vais maintenant faire une brève digression sur eux. Kuhn est censé avoir montré dans La Structure des révolutions scientifiques que les prétentions de la science à décrire une réalité existant de manière indépendante sont fausses ; en fait, les scientifiques sont plus gouvernés par une psychologie de masse que par la rationalité, et ils tendent à se regrouper d’un "paradigme" à un autre au cours de révolutions scientifiques périodiques. Il n’existe pas de monde réel que la science doit décrire ; chaque nouveau paradigme crée plutôt son propre monde, de telle sorte que, ainsi que le dit Kuhn " les scientifiques travaillent après une révolution dans un monde différent " (7) .

Je pense que cette interprétation est une sorte de caricature de la pensée de Kuhn. Mais quand bien même l’interprétation serait correcte, l’argument ne montrerait pas qu’il n’y a pas de monde réel indépendant de nos représentations ; il ne prouverait pas non plus que la science n’est pas une série de tentatives - selon des degrés de réussite divers - pour fournir une description de cette réalité. Même si l’on accepte l’interprétation la plus naïve des vues de Kuhn à propos des révolutions scientifiques, cela n’entraîne pas de telles conséquences ontologiques spectaculaires. Bien au contraire, même la conception la plus pessimiste de l’histoire des sciences est parfaitement consistante avec l’idée qu’il existe un monde réel existant de manière indépendante et que l’objectif de la science est de le décrire.


Rorty a quant à lui tenu de nombreux propos sur la vérité et la correspondance et je n’essaierai pas ici de rendre compte impartialement de ces déclarations ; j’en reprendrai seulement un ou deux aspects fondamentaux. Il déclare de manière répété que la "vérité" est juste un terme d’éloge que nous utilisons pour louer les croyances que nous estimons bonnes, et que la vérité est fabriquée et non pas découverte (8) . La difficulté avec la première de ces idées est que, dans le sens ordinaire du terme, il existe de nombreuses choses que nous jugeons bonnes de croire pour une raison ou pour une autre et qui pourtant ne sont pas vraies ; à l’inverse, il existe de nombreuses choses vraies mais qu’il serait préférable de ne pas croire. Je pense, par exemple, qu’il est bon que les mères aient la meilleure opinion de leurs enfants, même si de telles croyances s’avèrent souvent fausses. De même, la persistance des croyances religieuses est à tout prendre une bonne chose, bien que la plupart de ces croyances soient probablement fausses. L’affirmation de Rorty souffre de la difficulté habituelle que rencontre ce genre de réduction philosophique : elle est soit circulaire, soit manifestement fausse. D’un côté, le critère de la notion de "bonté" peut être défini en termes de vérité ou de correspondance avec la réalité, et dans ce cas l’analyse est circulaire. D’un autre côté, si l’on ne redéfinit pas la "vérité", de nombreux contre-exemples apparaissent ; à savoir de nombreuses propositions que certaines personnes jugent bon de croire pour une raison ou une autre mais qui ne sont pas vraies au sens ordinaire du terme, ainsi que des propositions qu’il serait mauvais de croire pour une raison ou une autre et qui sont malgré tout vraies.

L’affirmation de Rorty selon laquelle la vérité est fabriquée et non pas découverte est ambiguë. Puisque la vérité se présente toujours sous la forme de propositions vraies et de théories vraies, alors bien sûr les propositions et les théories vraies doivent avoir été fabriquées et formulées par des êtres humains. Mais il ne résulte pas de ce fait qu’il n’existe pas une réalité existant de manière indépendante et à laquelle ces propositions et ces théories correspondent. Dire que la vérité est fabriquée a donc un sens, à savoir que les propositions vraies sont fabriquées. Mais il y a également un sens, cohérent avec le précédent, à dire que la vérité est découverte. Ce que l’on découvre est ce qui rend la proposition vraie (ou fausse selon le cas). En bref, les propositions vraies dont fabriquées, tandis que la vérité d’une proposition n’est pas fabriquée mais découverte.

L’argument de Rorty est typique de ce genre de discussions où l’on sous-entend plus que l’on argumente véritablement. Ce que l’on affirme, je crois, c’est que les propositions vraies sont fabriquées par des êtres humains à l’instar de toutes les propositions. Mais ce qui est sous-entendu est beaucoup plus sérieux : il n’existe pas de faits dans le monde réel qui rendent nos propositions vraies, et peut-être le "monde réel" est-il simplement notre création.

Le statut de la tradition rationaliste occidentale

Que ce soit chez Rorty ou chez Kuhn - et encore moins chez Derrida ou Nietzsche - je n’ai trouvé aucune attaque contre la tradition rationaliste occidentale qui me paraisse convaincante ou même préjudiciable pour chacun des principes que je viens d’évoquer. Mais la question suivante se pose naturellement : peut-on exprimer quelque chose pour défendre la tradition rationaliste occidentale ? Existe-t-il une preuve ou un argument pour montrer qu’il s’agit là d’une manière acceptable et correcte de penser et d’agir ? Car d’autres points de vue sont certainement possibles ; alors pourquoi admettre celui-ci ?

Exiger un argument en faveur de (ou une preuve de) la validité d’un mode complet de pensée et d’un cadre de présupposés où les notions de "preuve" et d’"argument" ont leur place laisse perplexe. La situation ressemble un peu à la question courante que l’on se posait dans les années soixante lorsque l’on demandait de justifier la rationalité : " Quel est votre argument en faveur de la rationalité ? ". La notion d’argument présuppose déjà des standards de validité, et donc la rationalité. Une expression quelconque est considérée comme un argument lorsqu’elle est soumise aux canons de la rationalité. Voici une autre façon d’exprimer ce dernier point : on ne peut pas argumenter en faveur de la rationalité parce qu’il n’existe pas un contenu de la rationalité en tant que telle, dans un sens où il existe un contenu des affirmations spécifiques formulées à l’intérieur du cadre de la rationalité. Vous pouvez montrer que certains canons de la rationalité ne réussissent pas ou sont inconsistants, mais il n’existe aucune façon de "prouver" la rationalité.

Il semblerait que la situation soit différente en ce qui concerne le réalisme. On pourrait dire, assurément, que l’affirmation selon laquelle la réalité existe de manière indépendante des représentations humaines est une affirmation factuelle, et en tant que telle, elle peut être vraie ou fausse. Je voudrai montrer que, dans la mise en œuvre concrète de nos pratiques linguistiques, culturelles et scientifiques, les six principes évoqués précédemment fonctionnent de façon tout à fait différente des thèses empiriques ou scientifiques ordinaires. Puisque le réalisme est à la base du système dans son ensemble, j’en dirai maintenant quelques mots. J’ai présenté la tradition rationaliste occidentale comme si elle consistait en une série de principes théoriques, et comme si nous pouvions soutenir celle-ci parmi un ensemble d’autres conceptions. Ceux qui sont éduqués dans notre tradition intellectuelle trouvent ce mode d’exposition presque inévitable, parce que notre modèle cognitif, comme je l’ai remarqué plus haut, repose sur la représentation de thèses bien définies à l’intérieur de structures théoriques systématiques. Mais, afin d’être capable de construire des théories, nous avons besoin d’un ensemble de présuppositions d’arrière-plan qui sont préliminaires à toute théorisation. Pour ceux qui sont formés dans notre civilisation, et spécialement dans des secteurs scientifiques de celle-ci, les principes que j’ai présenté comme étant ceux de la tradition rationaliste occidentale ne fonctionnent pas comme une théorie. Ils fonctionnent plutôt comme une fraction de l’arrière-plan de nos pratiques considéré comme admis. On ne peut pas démontrer que les conditions de l’intelligibilité de nos pratiques (linguistiques ou autres) soient vraies par elles-mêmes à l’intérieur de ces pratiques. Cette dernière utopie est l’erreur endémique de la métaphysique fondationaliste.

Le réalisme constitue la présupposition de notre comportement linguistique et d’autres types de pratiques ; c’est la seule chose que l’on puisse dire pour le "défendre". Vous ne pouvez pas, de façon cohérente, nier le réalisme et vous impliquer dans les pratiques linguistiques ordinaires, parce que le réalisme est la condition de l’intelligibilité normale de ces pratiques. On peut remarquer ce fait lorsque l’on considère n’importe quel type de communication ordinaire. Supposons, par exemple, que j’appelle mon garagiste pour savoir si mon carburateur est monté ou que j’appelle le docteur pour obtenir le compte-rendu de mon examen médical récent. Supposons maintenant que je tombe sur un garagiste déconstructionniste et qu’il essaie de m’expliquer qu’un carburateur est en dernier ressort un texte, et qu’il n’y a rien d’autre à en dire que la textualité du texte. Ou supposons que mon docteur soit postmoderniste et m’explique que la maladie est essentiellement une construction métaphorique. Quoi que ce soit que l’on puisse dire d’autre à propos de telles situations, une chose est claire : la communication a échoué. Les présuppositions habituelles qui sont en arrière-plan des communications pratiques quotidiennes, et a fortiori en arrière-plan des communications théoriques, requièrent la présupposition d’une réalité existant de manière indépendante pour être normalement intelligibles. Accordez moi la présomption selon laquelle ces types de communications sont possibles entre des êtres humains, et vous verrez que ceci requiert la croyance en une réalité existant de manière indépendante. Un langage public présuppose un monde public.

Le réalisme ne fonctionne pas comme une thèse, une hypothèse ou une conjecture. C’est plutôt la condition de la possibilité d’un certain ensemble de pratiques, et particulièrement des pratiques linguistiques. Pour ceux qui souhaiteraient rejeter le réalisme, le défi est alors d’essayer d’expliquer l’intelligibilité de nos pratiques à la lumière de ce rejet. Les philosophes qui se sont occupés sérieusement de ces questions par le passé et qui rejetaient le réalisme ont réellement tenté ce genre d’éclaircissement. Berkeley, par exemple, essayait d’expliquer comment il est possible que l’on puisse communiquer avec autrui, étant donné que, selon ses conceptions, il n’y a pas d’objets matériels existant de manière indépendante, mais seulement des idées dans nos esprits. Sa réponse stipule que Dieu intervient pour garantir la possibilité de la communication humaine. Les théoriciens actuels qui affirment avoir montré que la réalité est une construction sociale, ou bien qu’il n’y a pas de réalité existant de manière indépendante, ou bien encore que tout est effectivement un texte, présentent une caractéristique intéressante : ils ont nié l’une des conditions de l’intelligibilité de nos pratiques linguistiques habituelles sans en fournir une conception alternative.

Conclusion

De nombreux débats se poursuivent actuellement dans l’Université et il existe de multiples propositions de changements pédagogiques. Je n’ai pas tenté d’expliquer ni même de décrire l’essentiel de ce qui s’y passe. Je me suis attaché à un seul sujet : les présupposés philosophiques de la conception traditionnelle de l’éducation supérieure et les conséquences pédagogiques de l’acceptation ou de l’abandon de ces présupposés. J’ai soutenu que l’on peut obtenir une meilleure compréhension de quelques unes au moins de ces questions en les examinant selon leur contenu philosophique.

© Daedalus, 1993.


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Notes

** [N.D.T : anything goes, expression fameuse de Paul K. Feyerabend. Cf. Against method. Outline of an anarchistic theory of knowledge. 1975. New Left Books. Trad. fr. par B. Jurdant et A. Schlumberger: Contre la méthode. Esquisse d'une théorie anarchiste de la connaissance. Paris : Éditions du Seuil, 1979]. 

4 - The American Council of Learned Societies, Speaking for the Humanities, ACLS Occasional Paper, N°. 7, 1989, 18. 

5 - Je crois que cette expression a été inventée par Allan Bloom. 

*** [N.D.T. : Sur la controverse Searle-Derrida, cf. en français : J. Derrida, Limited and Co, Paris, Galilée, 1991 ; John R. Searle, Pour réitérer les différences. Réponse à J. Derrida. Trad. et postface par J. Proust. Combas, éditions de l’éclat, 1991 ; John R. Searle, Déconstruction. Le langage dans tous ses états. Trad. et postface par J.-P. Cometti. Combas, éditions de l’éclat, 1992.] 

6 - Richard Rorty, Consequences of Pragmatism (Minneapolis, Minn. : University of Minnesota Press, 1982). [Conséquences du pragmatisme. Essais, 1972-1980. Trad. de l'anglais par J.-P. Cometti. Paris, éditions du Seuil. Collection : L’ordre philosophique , 1993. p. 19]. 

7 - Thomas S. Kuhn, The Structure of Scientific Revolutions, 2nd ed. (Chicago, Ill. : University of Chicago Press, 1970), 135. [Trad. fr. La structure des révolutions scientifiques. Paris : Flammarion, 1983]. 

8 - Voir notamment : Richard Rorty, Objectivity, Relativism and Truth, Philosophical Papers, Vol. 1 (Cambridge and New York : Cambridge University Press, 1991). [Objectivisme, relativisme et vérité. Trad. de l'américain par J.-P. Cometti. Paris : PUF, 1994]. 

canardos
 
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