Nous sommes, à ce moment, au début des années 1980 et c'est Joe qui parle, s'apprêtant à enquêter dans un Zaïre alors en plein marasme économique.
Début 1983, Jan Desmyter, un confrère d'Anvers, me parla d'un groupe de patients du Zaïre qui montraient des symptômes rappelant ceux du sida. Lui et d'autres médecins belges avaient soigné plus de trente personnes dans ce cas. Ce nombre était impressionnant. La Belgique avait renoncé vingt ans plus tôt à régner sur le Zaïre, mais il existait encore des liens étroits entre les deux pays. Un Zaïrois qui tombait gravement malade allait se faire soigner en Belgique - à condition d'en avoir les moyens. J'étais allé au Zaïre, et je savais qu'une infime partie de la population pouvait s'offrir le voyage, quel que soit le traitement médical. Il était clair que le Zaïre comptait beaucoup de malades du sida. J'avais le sentiment qu'une épidémie se préparait. J'en discutai avec Jim Curran, le chef de la "Force spéciale sida" au CDC. Il était d'avis, lui aussi, qu'il pouvait se trouver au Zaïre beaucoup plus de cas qu'on n'en avait recensés. Il était d'accord avec moi : il fallait donner suite au rapport de Jan Desmyter. Il me promit le soutien du CDC. En juillet, je télégraphiai à l'ambassade américaine à Kinshasa. Mon message parvint à Seth Winnick, attaché scientifique en poste à la section commerciale. Je le priai d'entrer en contact avec Kalisa Ruti, premier conseiller du ministre zaïrois de la Santé. Grâce à l'entremise de l'ambassade, je pus informer Ruti de ce qui se passait en Belgique. Je lui demandai d'essayer d'obtenir de son gouvernement l'autorisation de lancer une mission d'enquête. Elle nous fut accordée en septembre.
En 1983, nous n'avions pas encore isolé le virus du sida. Nous ne disposions donc pas de test de diagnostic spécifique et infaillible. Le seul que nous connaissions, très technique, consistait à mesurer le déficit relatif dans le système immunitaire des cellules T auxiliaires (en calculant le rapport des cellules T4+ aux cellules T8+). Ce déficit est un signe de la présence du VIH. Nous n'étions même pas sûrs que le sida était une infection virale. Et sans virus connu, pas de test anticorps. Je devais trouver un technicien capable non seulement de réaliser le test T4+/T8+, très difficile, mais aussi de transporter en Afrique le matériel nécessaire et de faire en sorte que tout fonctionne aussi bien que dans un laboratoire du CDC. Mon choix s'arrêta sur Sheila Mitchell, qui avait déjà travaillé deux ans avec moi. Elle n'était jamais allée en Afrique, mais je me disais qu'elle était capable de mener cette tâche à bien. Elle fit en effet un travail remarquable. Par la suite, elle mènera une carrière unique en installant dans les pays en développement des laboratoires spécialisés dans le dépistage du VIH.
Une dizaine de jours avant notre départ au Zaïre, je reçus un appel de John Bennett, mon ancien patron aux Agents pathogènes bactériens, désormais sous-directeur du CID (Center for Infectious Diseases : Centre pour les maladies infectieuses). Il m'apprit qu'une autre mission d'enquête sur le sida se préparait à partir au Zaïre, sous la direction de Tom Quinn, du NIH. Ses assistants étaient Fred Feinsod, un jeune entomologiste et épidémiologiste qui travaillait sur le virus de la fièvre de la vallée du Rift en Egypte, et Peter Piot de l'Institut de médecine tropicale Prince Leopold, à Anvers. Je n'avais jamais rencontré Quinn. En revanche, j'avais déjà travaillé avec Piot, au Zaïre, en 1976, durant l'enquête sur Ebola.
John Bennett avait les meilleures raisons de penser que nous devions travailler ensemble. J'appelai Tom, à qui je décrivis mon projet. Il admit qu'il était sensé de joindre nos forces, et que les apports respectifs du CDC et du NIH se complétaient utilement. Le CDC avait un avantage sur Tom : l'invitation officielle émise par le ministère zaïrois de la Santé. En revanche, Tom disposait d'un stock de réactifs pour le test T4+/T8+ bien supérieur en quantité à celui du CDC. Peter, quant à lui, avait dans les hôpitaux zaïrois plus de contacts personnels que nous tous réunis. Nous décidâmes de nous retrouver à l'Institut Prince Leopold avant de mettre le cap sur le Zaïre. Je m'attendais à une sérieuse discussion avec Peter et Tom à propos de la tactique à suivre. Mais cela se passa autrement.
Plusieurs personnes se joignirent aux opérations. Outre Peter et Tom, je retrouvai Dick Krause, directeur du NIAID (National Institute of Allergy and Infectious Diseases : Institut national pour les allergies et les maladies infectieuses), Luc van Eyckmans, directeur de l'Institut Prince Leopold, et un épidémiologiste de Johns Hopkins, membre de l'équipe du NIH. Aucun de ces nouveaux venus ne nous accompagnait au Zaïre, mais cela devenait tout de même un peu lourd. Je pouvais comprendre ce que Krause et Eyckmans faisaient là. Après tout, leurs employeurs fournissaient des fonds à Tom et Peter. Mais les autres ? Je devinais que l'importance qu'on accordait à cette réunion était un signe de l'intérêt grandissant de la communauté scientifique pour le sida. C'était à la fois une bénédiction et une calamité. Une bénédiction, parce que cela nous permettrait de faire du bon travail. Une calamité, parce que cela provoquerait des guerres internes - avec tous les conflits et les jalousies qu'entraîne souvent pareille situation. Le rôle de l'envoyé de Johns Hopkins n'était pas très clair. Il le devint lorsqu'il se lança dans un discours pédant et oiseux sur la manière dont nous devions choisir les groupes témoins. J'avais l'impression d'être revenu au cours d'introduction à l'épidémiologie de l'EIS. Mais le reste de la réunion s'avéra plus intéressant. On se quitta avec le sentiment de pouvoir travailler ensemble. Le fait que nous soyons restés amis jusqu'à ce jour montre que nous ne nous étions pas trompés.
Le lendemain, nous partîmes tous à Kinshasa sur un vol Sabena. Nous avions deux nouvelles recrues : un technicien de laboratoire anversois et Henri Thaelman, médecin à l'Institut Prince Léopold. Il ne manquait que Sheila Mitchell. Elle avait pris un vol direct des Etats-Unis, pour ne pas s'éloigner de son matériel. Les Belges avaient fait en sorte que nous soyons logés au Fométro - ce Fonds médical tropical qui nous avait hébergés durant l'épidémie d'Ebola en 1976. En sept ans, rien n'avait changé. Pour Peter et moi, c'était troublant. L'endroit évoquait les fantômes du passé. L'Afrique centrale, de toute évidence, entretenait un rapport très particulier avec les virus. Nous allions voir ce que nous réservait le nouveau venu.
(...) Le lendemain matin, nous avions rendez-vous avec Seth Winnick, l'attaché scientifique de l'ambassade. Il était étonnamment jeune, portait une moustache bien taillée et des cheveux brun-roux. Sa fonction n'avait strictement rien de scientifique. Son véritable boulot consistait à rassembler des informations sur les activités commerciales du Zaïre, et "attaché scientifique" n'était qu'un de ses nombreux titres. Il nous avoua qu'il n'avait jamais pensé devoir assumer la moindre tâche d'ordre scientifique. Il nous avait organisé une rencontre avec Kalisa Ruti cet après-midi là, en prévision de l'entretien que le ministre de la Santé en personne nous accordait le lendemain. Pour un débutant, il se débrouillait admirablement.
J'avais déjà rencontré Kalisa à des réunions de l'OMS, à Genève et à Nairobi. Il était évident qu'il ignorait les implications de notre visite. Il se montra très coopératif, et nous assura que le gouvernement nous autoriserait à mener à bien au moins la phase initiale de notre investigation - quel que soit l'accueil que nous réserverait le ministre le lendemain. Au Zaïre, il était toujours impossible de prévoir les réactions du gouvernement. Il y avait toujours dans l'air une crise sociale ou politique. La dernière en date était d'ordre économique. Notre arrivée coïncidait avec une dévaluation spectaculaire du zaïre, la monnaie locale, dont le taux venait de passer de cinq pour un dollar à trente pour un dollar. Or, le plus gros billet de banque valait un zaïre... Du jour au lendemain, les gens durent se munir pour leurs emplettes de cartables et de valises pleins de monnaie.
Le deuxième soir, nous nous étions encombrés de serviettes bourrées de billets d'un zaïre et d'un demi-zaïre pour aller dîner dans un restaurant grec. Nous avions l'impression d'être des mafiosi s'apprêtant à régler un pot-de-vin. Il s'avéra que nous n'avions pas beaucoup le choix - quelles que soient nos richesses. De nombreux plats mentionnés sur la carte n'étaient pas disponibles à cause de l'inflation et du manque de devises. En outre, l'augmentation du prix des carburants perturbait la distribution de certains produits. Comme toujours en pareil cas, les pauvres étaient les seuls à vraiment souffrir de la situation. La majorité du peuple zaïrois survit grâce au manioc, un tubercule riche en féculent, semblable à une grosse igname enveloppée d'écorce. Mais le manioc africain contient un alcaloïde toxique. Pour l'en débarrasser, on doit laisser tremper la racine dans l'eau courante pendant deux jours. Ce faisant, elle absorbe beaucoup d'eau, s'alourdit considérablement, et le coût de son transport augmente. Entre la dévaluation du zaïre et l'envol du prix du gasoil, le prix de revient du manioc devenait prohibitif, et la famine menaçait les pauvres des villes.
Au restaurant, j'interrogeai Tom et Peter sur les facteurs de risque du sida aux Etats-Unis. L'épidémie ne faisait que commencer, et nous ne connaissions presque rien de la maladie. Sans se faire prier, ils me dirent ce qu'ils savaient. Ils me parlèrent des bains publics de San Francisco, de l'habitude de nombreux homosexuels de multiplier les rapports sexuels avec des partenaires anonymes. Même mon expérience du Zaïre (où des pratiques interdites en Occident, comme la polygamie, sont parfaitement acceptables) ne m'avait pas préparé aux révélations qu'ils me firent ce soir-là. Les comportements sexuels normaux au Zaïre étaient si différents de ce que j'entendais de la vie à San Francisco, que j'avais du mal à croire que la maladie puisse s'y propager de la même façon. La plupart des patients zaïrois venus se faire soigner en Belgique étaient des hommes, mais il semblait qu'ils étaient hétérosexuels. De plus, je doutais que la maladie n'affecte que les hommes. Je me disais que c'était plutôt un simple problème économique : comme les hommes contrôlaient l'essentiel de l'argent, il leur était plus facile de s'offrir le voyage et les soins médicaux.
Nous nous retrouvâmes le lendemain chez le ministre zaïrois de la Santé, le docteur Tshibasu. Sa parfaite connaissance du français et ses manières polies lui donnaient un air sophistiqué. Je connaissais assez la situation politique du pays pour comprendre qu'il avait été choisi par Mobutu. Il occupait sa position depuis plus de six mois - ce qui était plutôt long, pour un haut fonctionnaire du régime. Sous Mobutu, les notables "duraient" généralement moins d'un an. C'était assez pour se remplir les poches avant d'être mis à la porte et de retourner au parlement, où il était plus difficile de s'enrichir. Je devais donc tabler sur le fait que la carrière du docteur Tshibasu touchait à sa fin. Et s'il était en danger de perdre son poste, c'était aussi le cas de mon ami Kalisa Ruti. Ce qui signifiait que nous avions peu de temps pour mener à bien le début de notre étude et organiser un programme pour une action future.
La réunion avec le docteur Tshibasu s'ouvrit sur une note intéressante. Malgré un accueil un peu sec, il se montra bien vite cordial. Mais il ne chercha pas à cacher son scepticisme. Il déclara qu'il avait déjà plus que sa part de problèmes : paludisme, malnutrition, diarrhée, tuberculose, maladie du sommeil, rougeole. "N'espérez pas trop éveiller notre intérêt, ni bénéficier de notre soutien pour la question qui vous intéresse, dit-il dans un français raffiné. Nous ne pouvons même pas nous occuper des problèmes normaux dont je viens de vous parler." Je compris très vite qu'il considérait le sida comme quantité négligeable. Il n'avait aucune idée de la menace qui pesait sur ses compatriotes.
Je lui parlai de la maladie. Je lui appris que plusieurs Zaïrois fortunés, atteints de sida, étaient en train de dépérir dans des hôpitaux belges. Il y avait parmi eux un colonel, un banquier et le vice-président d'une importante brasserie. L'intérêt du ministre s'éveilla quelque peu, mais je ne pus le faire changer d'avis. Ce serait pour plus tard, lorsque nous aurions rassemblé des informations beaucoup plus alarmantes.
Durant les années qui allaient suivre, j'entendrais les mêmes arguments de la part de fonctionnaires. Les gens auront toujours du mal (surtout ceux qui exercent le pouvoir) à admettre l'importance du sida avant qu'il ne balaie leur pays. Au moins le docteur Tshibasu eut-il la sagesse de nous autoriser à lancer la première phase de notre enquête. Il fit exactement ce que Kalisa avait prévu.
Les chercheurs ont le choix entre deux hôpitaux pour installer leur laboratoire.
Les deux seuls grands établissements de Kinshasa étaient Mama Yemo (du nom de la mère de Mobutu) et l'hôpital universitaire, en banlieue. Ce dernier recevait une clientèle relativement aisée, tandis que Mama Yemo soignait les indigents qui constituaient la majorité de la population de la ville. C'était l'hôpital que mon ami Bill Close dirigeait à l'époque de l'épidémie d'Ebola.
Mama Yemo est immense. Il est conçu comme beaucoup d'hôpitaux nés durant l'ère coloniale, avec de grandes salles communes hautes de plafond. Ses sols de ciment étaient noircis par des taches, témoignages d'innombrables drames. De vieux ventilateurs placés en hauteur et les fenêtres sans carreaux assuraient un minimum d'aération. Chaque salle abritait une trentaine de lits métalliques qui restaient rarement inoccupés. Les matelas étaient bourrés de coton ou de paille. Les draps étaient rares. Les familles des patients leur apportaient leurs repas, et le manque de personnel les obligeait souvent à assurer eux-mêmes les soins. Les cabinets de toilette étaient rares, et en général ne fonctionnaient pas. Ils répandaient une puanteur qui vous accueillait à l'entrée et vous poursuivait jusqu'à votre départ. Les salles communes étaient généralement surpeuplées de patients atteints des maladies les plus cruelles. Ils avaient le teint jaune, ils étaient ballonnés, cachectiques, comateux, en proie à des nausées. Beaucoup avaient la diarrhée. Ils venaient à Mama Yemo avec des plaies ouvertes, pleines de croûtes et de pus, dégageant une odeur terrible. Ils formaient des files interminables. Les cris et les gémissements résonnaient le long des couloirs froids et humides. Le visage de la maladie et de la mort pour les damnés de la terre.
C'est dans ce décor infernal que nous partîmes à la recherche de patients atteints du sida. Les symptômes visibles, mais aussi leur taux de T4+ et de T8+, devaient nous aider à les identifier. Le VIH, qui s'attaque de manière très sélective aux lymphocytes T4+, épargne les T8+. (Les lymphocytes T4+ jouent un rôle crucial dans les mécanismes que le corps met en œuvre pour se débarrasser des intrus.) Si le rapport entre le nombre de T4+ et de T8+ diminue, nous savons que le patient est menacé - ou déjà atteint - par le sida. Sheila installa son labo à l'hôpital universitaire, Mama Yemo n'offrant pas les facilités techniques suffisantes.
Notre stratégie était simple. Nous allions surveiller pendant trois semaines les salles communes des deux hôpitaux. Il s'agissait d'examiner chaque nouveau patient, de recueillir son témoignage et de lui faire une prise de sang pour le soumettre au test T4+/T8+. Parallèlement, nous devions surveiller l'évolution des patients déjà examinés. Nous fûmes tout de suite frappés par ce qui se passait devant nous. Ce que nous avions sous les yeux, c'était presque toujours la phase ultime de la maladie. C'était une différence fondamentale avec ce que nous savions des cas de sida recensés aux Etats-Unis et en Europe. Tous nos patients souffraient d'infections opportunistes non soignées, qu'on avait laissées pourrir jusqu'au stade terminal. Il était dramatique, par exemple, de voir un pied atteindre trois fois son volume normal à cause d'une simple infection fongique purulente. Dans un pays riche, elle aurait été rapidement nettoyée. Ici, le patient attendait jusqu'à ce que son mal dégénère. De toute façon, dans un pays comme le Zaïre, les antifongiques appropriés étaient inabordables. La tablette de cachets antifongiques que le patient doit absorber chaque jour coûte maintenant quinze dollars. C'est-à-dire l'équivalent de deux semaines de travail, à Kinshasa, pour quelqu'un qui possède un emploi régulier. Une personne atteinte du sida n'a aucune chance de pouvoir s'offrir le traitement.
Le lendemain de notre réunion avec le ministre, nous rendîmes notre première visite à Mama Yemo. Je devais demander Bela Kapita, le médecin responsable des salles communes. Je me dirigeai vers une infirmière, à qui je m'adressai en français.
- Je suis le docteur McCormick, du CDC. J'appartiens à l'équipe qui va enquêter sur le sida. J'aimerais parler à votre chef de service.
- Le docteur Kapita n'est pas ici pour le moment.
On me promit qu'il serait là le lendemain. Maigre consolation. J'allais me retrouver dans une de ces situations cauchemardesques où le responsable tourne le dos à son travail. Je savais d'expérience qu'en de telles circonstances les subordonnés ne sont pas enclins à agir sans le consentement express de leur patron.
Mais le docteur Kapita réapparut bel et bien le lendemain. Ce cardiologue formé en Belgique rendait souvent visite à son père, dans un village des environs. Il soignait le vieil homme, qui souffrait d'une défaillance cardiaque congestive, car il était le seul à pouvoir le faire. Dès que je le connus un peu mieux, je compris que je m'étais trompé. Le docteur Kapita était un véritable saint. Un jour, je me trouvais avec lui au bureau de poste, quand une fillette se dirigea vers nous et nous demanda de l'argent. Kapita était bouleversé. Il avait les larmes aux yeux.
- Cela n'a pas toujours été ainsi, me dit-il. Les choses ont changé. La situation est de plus en plus difficile, et nos enfants sont réduits à mendier. Je ne sais que faire.
Devant ce sentiment d'impuissance, je me sentais très mal à l'aise.
Le docteur Kapita était impatient de collaborer avec nous. Il était assez intelligent pour avoir compris, bien avant notre arrivée, que certains des malades entassés dans ses salles communes avaient le sida. Il appréciait l'aide que nous pouvions lui apporter. En retour, il pouvait nous être fort utile. Je recommandai qu'il se joigne à notre équipe. Nous avions besoin d'un médecin zaïrois comme Kapita, généreux, et conscient de la situation critique où se trouvaient les gens pour lesquels nous étions venus.
Avant même que nous ne commencions notre travail à Mama Yemo et à l'hôpital universitaire, notre équipe se trouva réduite d'une unité. Tom Quinn avait dû se rendre au Danemark pour participer à un colloque, et il lui fut impossible de revenir au Zaïre avant la fin de l'étude. (Mais il restera pendant plusieurs années un membre important de notre groupe.) L'équipe se composait donc de Peter Piot, Henri Thaelman, Fred Feinsod et moi-même, et Sheila s'occupait du labo. Le travail était épuisant. Chaque jour, nous examinions les patients et nous prélevions les échantillons. Il fallait que le matériel parvienne au laboratoire en début d'après-midi. Plus Sheila avait du temps, mieux cela valait. Ses préparations lui prenaient plusieurs heures. Nous utilisions un dispositif de fortune pour congeler les cellules et les échantillons, afin de les garder en assez bon état pour s'en servir ultérieurement. L'appareil consistait en un réservoir d'azote liquide, dont la température se situe aux environs de - 200°C. Mais lorsqu'on place directement des cellules dans l'azote, elles gèlent trop vite, se dilatent et explosent. Il fallait donc introduire les ampoules contenant nos cellules immergées dans un milieu spécial, dans d'épaisses enveloppes de papier que nous plongions à leur tour, non pas dans l'azote, mais dans sa vapeur, dont la température est nettement plus douce (- 80°C). (C'est comme tremper un orteil dans l'eau avant de plonger dans une piscine. Sauf que vos orteils ne survivraient pas à l'immersion dans la vapeur d'azote liquide.) Nous exposions les cellules à la vapeur durant plusieurs heures, jusqu'à ce qu'il soit possible de les congeler progressivement. Le processus était très lent. Il était très rare que nous finissions avant huit ou neuf heures du soir. Le travail en laboratoire était monotone et éprouvant. C'est Sheila qui en portait tout le poids. Elle était immensément compétente pour déchiffrer les cellules T. Mais elle payait cher l'obligation de rester deux ou trois heures, chaque soir, les yeux vissés sur le microscope. Nous faisions un travail très dur - sensible et délicat, mais très dur.
Au cinquième jour de l'enquête, on amena à la salle de soins de Kapita une jeune femme de vingt et un ans, inconsciente. Sa famille nous apprit qu'elle était malade depuis plusieurs mois. Elle avait eu beaucoup de fièvre, perdu du poids, et elle avait une toux épouvantable. Depuis deux semaines, elle souffrait aussi de migraines intolérables et d'engourdissement. Quand ils constatèrent qu'ils n'étaient plus capables de la maintenir éveillée, ils décidèrent de venir à Mama Yemo.
C'est ainsi que nous fîmes la connaissance de Yema.