Il y a ici, je crois pas mal de choses différentes. Désolé, du coup, d'être un peu long.
(luc, a écrit :2) Le truc de la science prolétarienne, contrairement à ce que dit Matrok, n'est pas une invention stalinienne, ça préexistait. Avant les années 30 et l'ascension symbolique de Lyssenko, puis la théorie des 2 sciences dans les années 50 [mais là, c'est presque une création du PCF plus que du PCUS, les stals français ont fait un peu de zèle dans cette affaire], il y avait déja eu des tendances en ce sens dans le Parti Bolchévik, du côté des gauchistes du Parti (et, si je me souviens bine, de jeunes qui piaffaient d'impatience de prendre la place des gnes en poste). Mais il me semble bien que Trotsky et surtout Lénine étaient opposés à ce genre de choses. D'où ma surprise à la lecture du texte assez confus que cite Logan.
En effet, l'idée des deux sciences est peu ou prou théorisée par Bogdanov comme découlant de sa philosophie "empiriocritique" dès les années 1908. On connait l'opposition de Lénine à ces idées (cf "matérialisme et empiriocriticisme"). Et alors que, après 1917, Bogdanov reprend les mêmes idées sur le mode de la "culture prolétarienne", Lénine maintient son oppsition. Dans la préface à l'édition de 1920, on peut lire:
a écrit :A. Bogdanov propage des idées bourgeoises et réactionnaires sous les apparences de "culture prolétarienne".
Et ce sont bien les idées de Bogdanov qui fournissent une base à l'idéologie des 2 sciences telle que formulée sous le stalinisme, notamment à l'occasion de l'affaire Lyssenko.
Ce point n'est pas purement anecdotique, je crois. Si l'on regarde le raisonnement de Bogdanov et la réponse de Lénine, on peut voir mieux où est le problème. Pour Bogdanov (c'est la base de son "empiriocriticisme") nous n'avons jamais accès au monde objectif mais simplement à des phénomènes, à l'organisation dans nos esprits et dans la société de nos expériences. S'il n'y a plus, dans la connaissance, de rapport au monde objectif, alors évidemment, les sciences ne se jugent plus à l'aulne de leur adéquation au monde. Elles ne se caractérisent plus que par le mode d'organisation qui les produit. D'où une distinction entre sciences bourgeoises et sciences prolétariennes qui est en fait purement idéaliste. La réponse de Lénine tient surtout dans la défense de l'existence et de l'accès au monde objectif. Il défend la possibilité de connaître véritablement le monde et l'idée que la science (se développant progressivement, avec des approximations, des erreurs et des limites) exprime cette connaissance objective.
Est-ce que cela veut dire qu'il n'y a aucun sens à parler de "science bourgeoise"? Pas si simple. Ce qui est absurde, c'est de vouloir juger un énoncé ou une théorie scientifique selon un critère de classe. Ce qui évalue une théorie scientifique, c'est son pouvoir explicatif, et in fine ce en quoi elle accroît la capacité de l'humanité à agir sur le monde. Pour autant, les sciences ne se produisent pas hors de la société. Elles sont une activité sociale particulière. En cela, les sciences développées par la bourgeoisie sont marquées par l'organisation capitaliste de la société. C'est vrai de l'organisation de la recherche, des méthodes (qui se construisent historiquement), des modalités de la division sociale du travail. En fait, je crois que le plus simple pour comprendre cela, c'est de considérer les sciences comme faisant partie des forces productives humaines (ce que fait Marx). Personne (ici au moins) ne niera que le développement des forces productives (des méthodes d'organisation de la production par exemple) est lié à l'organisation sociale. Il y a bien une production bourgeoise (basée sur l'exploitation et l'accumulation de capital) et l'on envisage bien qu'il y aura une production prolétarienne ou communiste (basée sur la mise en adéquation des moyens et des besoins). On peut dire que les rapports sociaux capitalistes freinent le développement de ces forces productives. Pour autant, quand on évalue ce développement, on regarde ce qui est réellement, objectivement produit. Il n'y aurait pas de sens à dire que les richesses produites sous le capitalisme sont "fausses". De même, je crois, dire qu'il y a une science bourgeoise (et qu'il y aura sous le socialisme une science prolétarienne) et que les connaissances produites sous le capitalisme sont marquées par la société qui les produit n'implique pas l'invalidation de ces connaissances.
Ce qui permet de revenir à la question initiale du fil sur la "scientificité" du marxisme. Je ne vais pas multiplier les citation de Marx, Engels and co. sur le sujet. On peut partir de la démarche de Marx et Engels: ils ont cherché à élaborée une théorie historique et politique en repérant les mécanismes de fonctionnement de la société et de l'histoire et non plus de partir de l'idée d'une société idéale (ça c'est tout le truc du socialisme scientifique opposé au socialisme utopique). Explicitement, il s'agit pour eux de reprendre et d'appliquer à l'humanité elle-même la démarche scientifique. A ce niveau, comment juger qu'il s'agit bien d'une science? Je ne crois pas que ça soit en utilisant des critères méthodologiques abstraits à la Popper (qui ne correspondent en fait pas à la manière dont la science se fait). Si on entend par science la description théorique adéquate du monde objectif et qu'on la mesure à la capacité qu'elle offre d'agir dessus, oui, le marxisme est la science qui permet de comprendre la société afin de la transformer. En un sens particulier, on peut dire que c'est une "science prolétarienne" parce que le prolétariat est justement la seule force sociale capable de mener cette transformation à bien, et qu'il est donc le sujet nécessaire de cette connaissance. Réciproquement, la tâche du prolétariat se réduit immédiatement à ce rôle de mettre à bas le capitalisme. Je crois (sans faire d'exégèse) que c'est cela que veut dire Trotsky quand il dit que pour l'instant, le matérialisme dialectique
a écrit :sert principalement, presque exclusivement, des buts politiques
mais que, lorsqu'il aura pris le pouvoir et qu'il devra s'atteler à la réorganisation de l'ensemble de la société et qu'alors le marxisme pourra
a écrit :devenir une méthode de création scientifique
dans l'ensemble du champ de la connaissance (et de l'activité) humaine sur le monde. Difficile d'imaginer concrètement ce que cela pourrait être. Par définition, on ne peut pas savoir ce que serait cette science prolétarienne, sinon qu'elle organisera la production de connaissances au service des besoins humains. Certainement, on peut imaginer des bouleversement dans les structures de production des sciences, avec la généralisation de l'accès aux sciences et aux études scientifiques, une recherche qui ne serait plus sous pression du capital etc. Car bien loin du lyssenkisme, les sciences prolétariennes ne seraient pas dictées par la "ligne" du parti ou de l'état, mais serait en fait beaucoup plus libres qu'elles ne le sont en régime capitaliste. Car elles ne seront plus soumises qu'à cette satisfaction des besoins. Cela pourra signifier un contrôle, mais cela sera celui du prolétariat organisé pour contrôler l'ensemble des activités sociales, car c'est quand même cela d'abord, la dictature du prolétariat. Et il ne concernera que les orientations, les moyens alloués etc., c'est à dire là où il y a des choix politiques à faire. Mais, cela voudra dire aussi beaucoup plus de liberté dans la recherche elle-même, parce que c'est certainement ainsi que la recherche scientifique est la plus efficace.
Il y aurait forcément aussi des effets sur les idées et méthodes qui guident la démarche scientifique (sauf si l'on pense que la conscience n'est pas déterminer par les conditions de la vie sociale). Et certainement il s'agirait au départ de mettre au service de l'ensemble de la connaissance du monde les idées forgées pour sa transformation (bref le matérialisme dialectique). Pas parce que ce sera le diktat du parti, mais parce qu'un tel bouleversement social produira forcément aussi une effervescence intellectuelle.
La seule petite idée que l'on peut se faire, c'est la science soviétique dans le bref laps de temps entre la guerre civile et la prise main complète de l'appareil scientifique par la bureaucratie stalinienne (et encore, dans les conditions difficiles de la Russie). Un bon exemple à mon avis pourrait être le travail du psychologue Lev Vygotski (dont plusieurs textes sont traduits et publiés aux éditions "la dispute") qui tente de fonder une psychologie matérialiste et dialectique (ensuite censuré par le stalinisme). C'est peut-être typiquement un domaine où la pensée dialectique peut être utile. Un extrait sur la démarche (et j'incite vraiment à aller lire):
( Vygotsky @ Psychisme, conscient, inconscient a écrit :Toute l'originalité d'une psychologie dialectique, c'est qu'elle tente de définir de manière absolument neuve l'objet de son étude. C'est, formant un tout, le processus du comportement, qui a pour caractéristique d'avoir un aspect psychique et un aspect physiologique mais la psychologie l'étudie comme un processus unique et formant un tout, seule façon de chercher une issue à l'impasse qui s'est crée.
L'impasse en question, c'est en particulier l'opposition entre comportementalisme et psychologie de l'inconscient (mais cela, et la manière dont il ébauche une réponse a plus sa place sur un autre fil).