a écrit :Étant donné que le règlement d'une controverse est la cause de la représentation de la nature et non sa conséquence, on ne doit jamais avoir recours à l'issue finale
a écrit :Il est essentiel que nous, profanes qui voulons comprendre les technosciences, puissions identifier la version qui est la bonne : dans la première version, où la nature suffit à résoudre toutes les controverses, nous n'avons rien à faire : en effet, quelles que soient les ressources dont disposent les chercheurs, elles ne comptent guère en fin de compte, puisque seule compte la nature. [...] La seconde version, au contraire, nous ouvre beaucoup de possibilités, puisque c'est en analysant les alliés et les façons dont se règle une controverse que nous comprendrons tout ce qu'il y a à comprendre dans les technosciences. Si la première version est correcte, il ne nous reste qu'à tenter de saisir les aspects les plus superficiels de la science ; si la seconde version s'impose, il y a tout à comprendre, à l'exception peut-être des aspects les plus superficiels et les plus clinquants de la science. Vu l'importance des enjeux, le lecteur peut comprendre pourquoi ce problème doit être pris avec précaution. C'est tout le contenu de ce livre qui est en cause ici.
a écrit :
Sokal et Bricmont affirment que " durant la majeure partie des deux derniers siècles, la gauche s'est identifiée à la lutte de la science contre l'obscurantisme ".(31) Notons tout d'abord que, toujours aussi peu rigoureux, les auteurs voient une identification simple là où il y a plutôt une double identification, dont les deux termes n'ont pas forcément le même poids : il y a d'une part la lutte contre l'obscurantisme, et d'autre part la science, et la seconde n'est peut-être qu'un moyen au service de la première, un outil, certes essentiel, " pour combattre les mystifications propagées par ceux qui détiennent le pouvoir " (32). Rien n'empêche à l'occasion cet outil d'être mythifié pour permettre à ceux qui détiennent le pouvoir de nouvelles mystifications.
Mais surtout, cette identification est une auto-identification : peu se sont présentés comme défenseurs de l'obscurantisme, alors même qu'ils étaient de droite, et nombre d'hommes de droite ont identifié, et identifient encore, eux aussi, leur position à celle de la science et du progrès. On peut certes affirmer qu'ils mentent, et condamner comme relevant d'une fausse science tous les résultats qui vont à l'encontre des convictions de la gauche. Je ne suis pas sûr qu'il s'agisse là d'une attitude véritablement rationnelle, et je préfère penser que pour garder son efficacité émancipatrice, l'arme tranchante de la raison doit pouvoir être employée y compris sur elle-même, y compris sur la science : si sa fonction est de détruire les mystifications, sauf à la croire elle-même fondamentalement mystificatrice, on n'a pas à craindre qu'elle en souffre, elle ne fera que se débarrasser ainsi de ce qu'il y a en elle d'encore mystificateur, et ne pourra donc qu'y gagner en acuité critique.
Quand on lui fait observer qu'" il n'y a pas si longtemps, les scientifiques expliquaient avec autorité pourquoi les femmes et les afro-américains [...] sont par nature inférieurs ", Sokal commente avec mépris : " Des tas de gens disent sur les femmes et les afro-américains des choses qui ne sont pas vraies ; oui, ces faussetés ont parfois été énoncées au nom de la " science " et de la " raison ". Mais prétendre quelque chose ne le rend pas vrai (33). "
On l'a déjà indiqué, la distinction sur laquelle il s'appuie entre " vérité et prétentions à la vérité, faits et affirmations de faits, connaissance et prétentions à la connaissance " ne serait pertinente que si l'on disposait d'un moyen de distinguer a priori les uns des autres : les scientifiques racistes du début du siècle étaient tout aussi persuadés de la vérité de leurs affirmations que les scientifiques antiracistes de nos jours le sont de celle des leurs, et Pierre Thuillier a montré que le passage de l'une de ces vérités à l'autre a bien plus été la suite de la deuxième guerre mondiale et de la prise en compte des conséquences meurtrières des idéologies racistes que celle de découvertes scientifiques décisives (34). Il y a toujours des scientifiques racistes qui établissent scientifiquement l'infériorité des noirs et des femmes, et ils semblent au demeurant être considérés comme moins excentriques par leurs pairs que ceux qui démontrent que Darwin s'est trompé et que la théorie de l'évolution ne tient pas debout, ou qu'Einstein s'est trompé et que la théorie de la relativité ne tient pas debout. Rien ne prouve qu'ils ne reprendront pas demain le dessus au sein de la communauté scientifique.
Que ferait alors Sokal, qui demande " si la vérité était du côté de la droite, ne devrions-nous pas, au moins les plus honnêtes d'entre nous, devenir des hommes de droite ? " (35) Il illustre ainsi fort bien, contre son gré, le danger qu'il y a à faire dépendre ses choix politiques et sociaux de vérités éternelles progressivement dévoilées, alors que contrairement à ce qu'il imagine, considérer que les vérités sont des vérités socialement construites, situées, n'affaiblit en rien une position émancipatrice : oui, " les pires préjugés racistes et sexistes et les théories socio-économiques les plus réactionnaires " sont " également valables ", (36) car ils correspondent très bien au point de vue de qui se donne pour horizon indépassable une société hiérarchisée où se déroulera à tout jamais, sous une forme ou sous une autre, la lutte de tous contre tous. Mais ils sont inadmissibles pour qui a le projet d'une humanité libérée de l'aliénation, et il n'est pas nécessaire, pour défendre ce projet, de se cacher derrière une instance supérieure qui l'imposerait comme seul souhaitable.
Cela me paraît même dangereux : si en effet " la tyrannie n'est pas celle de la vérité [...] mais celle d'autres êtres humains ", (37) elle est bien souvent le fait d'êtres humains persuadés de détenir la Vérité. Il me semble bien plus productif de voir dans ce projet une potentialité en germe, parmi bien d'autres, dans la société contemporaine, et de préférer l'actualisation de cette potentialité à celle des autres, tout en étant conscient que cette préférence ne tombe pas du ciel, mais est le fruit d'une histoire individuelle et collective. En fait, de même que prendre conscience des contraintes physiques et naturelles qui pèsent sur nos faits et gestes en forgeant des lois qui visent à rendre compte de ces contraintes permet de nous en dégager partiellement, d'agir comme si nous pouvions nous en affranchir, prendre conscience des contraintes sociales qui pèsent sur nos conceptions et sur nos constructions théoriques, sur les lois que nous forgeons, peut permettre de nous en dégager partiellement. Bien loin d'aller à l'encontre de la science, la sociologie de la connaissance scientifique la seconde dans ce qu'elle a de plus libérateur. Mais elle n'aborde pas la physique comme le fait un physicien, ce qui suffit à la disqualifier dans l'esprit de Sokal.
Le refus obsessionnel de Sokal et Bricmont d'accorder la moindre vérité à toute approche de la réalité différente de la leur surprend de la part d'auteurs qui affirment ne rejeter " nullement l'ouverture aux autres cultures ": mais peut-être tous comptes faits sont-ils eux-mêmes adeptes des logiques paraconsistantes, et ils n'invoquent sans y adhérer le principe de non-contradiction que de manière opportuniste, parce que, pour des raisons obscures, ils ont un compte à régler avec les Zunis. En tout cas, on cherche en vain, dans Impostures intellectuelles, à quelle autre culture ils sont ouverts. Outre celle des Zunis, la seule dont ils parlent, c'est celle des Indiens (des Indes), et là encore, ils ne le font pas en termes favorables : quand un ministre indien utilise les idées traditionnelles védiques comme prétexte pour faire raser un bidonville à travers lequel sa voiture ne pouvait pas passer, ils considèrent comme allant de soi que cette exploitation pratique suffit à discréditer la compréhension du monde que traduisent ces idées (38) ; mais par contre, s'agissant de la science, ils prennent bien soin de distinguer " la science, comme institution sociale " (mauvais), la science, " base théorique de la technologie " (pas bon), la science, " démarche intellectuelle visant à une compréhension rationnelle du monde ", et la science " ensemble donné de connaissances " (bon) (39) : en somme, la mauvaise science appliquée des autres et la bonne science pure qu'ils croient pratiquer eux, donnant l'impression ici qu'ils estiment que la seconde n'est en rien dépendante de la première. "
Mais où serait la science de la nature sans industrie ni commerce ? Son but, comme ses matériaux, cette " pure " science de la nature les tient, en premier lieu, du commerce, de l'industrie et de l'activité concrète des hommes. " (40) Cette question de Marx, Sokal et Bricmont la connaissent sans doute, mais ils n'en ont cure ; la pureté inattaquable de leur science relève pour eux de l'acte de foi, et toute leur rationalité s'évapore dès lors qu'elle pourrait tenter de s'appliquer aux fondements de cette bonne science pure, dès lors qu'elle voudrait les interroger. Ainsi après avoir constaté que Feyerabend partage probablement " la vision scientifique du monde " commentent-ils : " Et s'il partage ces idées, c'est sans doute parce qu'il a de bonnes raisons de le faire. Pourquoi ne pas y réfléchir et tenter de les expliciter plutôt que de se contenter de répéter qu'elles ne sont pas justifiables par quelques règles universelles de la méthode ? " (41) Oui, en effet, pourquoi essayer de mettre en question rationnellement nos préjugés, alors qu'il serait tellement plus simple de les justifier ?
Ce discours n'est pas tellement éloigné de celui des adversaires des philosophes des Lumières, lesquels adversaires étaient eux aussi capables de faire preuve ponctuellement de rationalité, mais considéraient que celle-ci n'avait pas à s'attaquer aux questions de dogme, ou alors, seulement pour en prendre la défense. Diderot pouvait ainsi fustiger le " semi-scepticisme " comme " la marque d'un esprit faible : il décèle un raisonneur pusillanime qui se laisse effrayer par les conséquences ; un superstitieux qui croit honorer son Dieu par les entraves où il met sa raison ; une espèce d'incrédule qui craint de se démasquer à lui-même ; car si la vérité n'a rien à perdre à l'examen, comme en est convaincu le semi-sceptique, que pense-t-il au fond de son âme de ces notions privilégiées qu'il appréhende de sonder [...] ? " (42) De même, que pensent Sokal et Bricmont, au fond de leur âme, de cette " Raison " qu'ils appréhendent de sonder ? Je fais, quant à moi, fondamentalement confiance à la raison ; c'est pourquoi je demande le droit, n'en déplaise à Sokal et Bricmont, d'appliquer une analyse rationnelle à la rationalité et à la science elles-mêmes, persuadé qu'elles pourront n'en sortir que grandies. Le seul motif pour lequel, me semble-t-il, Sokal et Bricmont pourraient en douter, c'est qu'ils ne les croient de part en part mystificatrices. Les philosophes des Lumières ont travaillé à dissiper les ténèbres qui obscurcissaient leur siècle, veiller à ce que leurs Lumières restent bien en place là-bas, plus de deux cents ans en arrière, ce n'est pas assez prolonger leur oeuvre, c'est même la trahir si cela doit nous empêcher d'allumer de nouvelles Lumières qui dissipent les zones d'ombre qu'elles laissent ici et maintenant.
a écrit :Outre celle des Zunis, la seule dont ils parlent, c'est celle des Indiens (des Indes), et là encore, ils ne le font pas en termes favorables : quand un ministre indien utilise les idées traditionnelles védiques comme prétexte pour faire raser un bidonville à travers lequel sa voiture ne pouvait pas passer, ils considèrent comme allant de soi que cette exploitation pratique suffit à discréditer la compréhension du monde que traduisent ces idées (38) ; mais par contre, s'agissant de la science, ils prennent bien soin de distinguer " la science, comme institution sociale " (mauvais), la science, " base théorique de la technologie " (pas bon), la science, " démarche intellectuelle visant à une compréhension rationnelle du monde ", et la science " ensemble donné de connaissances " (bon) (39) : en somme, la mauvaise science appliquée des autres et la bonne science pure qu'ils croient pratiquer eux, donnant l'impression ici qu'ils estiment que la seconde n'est en rien dépendante de la première. "
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